Louis-Ferdinand Céline... Le sombre génie
" C'est rare un style... Un style il y en a un, deux ou trois par génération. Il y a des milliers d'écrivains, se sont des pauvres cafouilleux, des aptères. Ils rampent dans les phrases. Ils répètent ce que les autres disent et n'affirment rien. C'est inintéressant. '
Louis Ferdinand Céline.
Dans le grand publique, quand on vous dit "Céline", les gens répondent le plus souvent : "l'écrivain antisémite" ou "le salaud"... Tant il est vrai que le personnage est indissociable de son œuvre. Une œuvre impure. Car l'oeuvre de Céline est impure. Fondamentalement impure. Il l'a voulu ainsi. Mais un génie peut-il être un salaud ?
Qu'on le veuille ou non, le génie de Louis-Ferdinand Céline est inséparable des accusations d'antisémitisme et de soutien au nazisme. Mais qui est le vrai Céline ?
Nous sommes en 1932. Un inconnu débarque dans le paysage littéraire avec un ouvrage inclassable : "Voyage au bout de la nuit". Rien dans l'histoire de la littérature ne semble pouvoir être comparé à la déflagration causé par ce récit-roman, sorte d'opéra bruyant et violent. Si inclassable, que Gallimard refuse le manuscrit et que le prix Goncourt l'écartera de sa liste.
Tout est installé dans ce siècle. On se dit au début des années 30, qu'il est entendu par tous que les grands écrivains sont connus. Et lui, il débarque et délivre en 15 jours le chef d'œuvre du siècle. "Voyage au bout de la nuit" dénonce comme jamais l'absurdité de la guerre. La criminelle bêtise du colonialisme. L'abrutissement par l'industrialisation. La misère des banlieues. La pitoyable solitude des hommes. D'emblée avec son incipit en cinq mots : "Ca a débuté comme ça..." , ce roman nous embarque comme en galère dans la nuit de Bardamu, engagé volontaire, vite blessé, vite déçu. Le voyage s'achève après 18 ans d'errance, quand la nuit a rendu raison à la mort.
" On est puceau de l'horreur comme on l'est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette horreur en quittant la place Clichy ?... Qui aurait pu prévoir avant d'entrer dans la guerre, ce que contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ?"
Au siècle de l'horreur absolue, surgit une voix à la mesure de cette horreur. Et cette voix c'est l'écriture de Céline. Le monde déchiquette des humains, lui il va utiliser la langue, son génie littéraire, pour déchiqueter le monde. Il conçoit l'écriture comme une sorte de défécation acide qui va radiographier le mensonge.
L'HERITAGE :
D'abord Céline ne s'appelle pas Céline, mais Destouches. Céline était le prénom de sa grand-mère. Son enfance est celle d'un fils unique élevé passage Choiseul à Paris. Sa mère tient commerce de dentelles anciennes. Son père est commis aux écritures dans une compagnie d'assurance. Céline est à la fois prolétaire, parce qu'on a des moyens de prolétaire. Il est bourgeois de par la condition parentale. Mais aussi avec des prétentions aristocratiques. Son père signe parfois avec une particule..."Monsieur Des touches". de fait, il est à cheval sur trois milieux sociaux. C'est un milieu qui est assez facilement antisémite à l'époque. D'abord il nait en 1894, l'année même du début de l'affaire Dreyfus. Toute son enfance sera bercée par les propos de son père, qui est lui, antisémite, lecteur de Drumont, anti-Dreyfus évidemment. Il y a à cette époque une sorte de tradition antisémite dans les milieux bourgeois et aristocratiques. Un ressentiment d'essence chrétienne dans l'aristocratie et une défiance économique et sociale dans la bourgeoisie. Un antisémitisme qui au fond, se transmet de générations en générations, sans que cela ne fasse forcément appel à la conscience. Une sorte de d'antisémitisme épidermique, irraisonné, culturel, auquel n'échappe pas le jeune Céline.
LA GUERRE :
Comme Bardamu, le jeune louis s'engage à 19 ans dans les cuirassiers. Aout 1914 la guerre éclate. Volontaire pour une mission, le maréchal des logis Destouches est blessé au bras et à la tête. Ce qui lui vaudra de faire la couverture de "L'illustré national", d'être décoré de la médaille militaire, de la croix de guerre, puis d'être réformé. Il dira : " Si vous voulez me comprendre, n'oubliez jamais que j'ai été fait en 14/18...". C'est fondamental !...Cela explique en partie son pacifisme, une partie de son antisémitisme des années trente, son noir pessimisme...
LE STYLE :
Avec "Voyage..." Céline fait surgir le langage parlé dans le langage écrit. Dans la perception négative du personnage et de l'écrivain, cette agression faite à la langue pèse lourd. Il repense la langue de ce monde. Le style de ce monde. C'est un style qui pour lui est mort. La mort est à l'œuvre dans la trame même de la langue. Du langage. Il va donc considérer qu'il doit pratiquer une sorte d'électrochoc. C'est ce qu'il va appeler : " Ma grande attaque contre le verbe. " Le style de Céline peut apparaitre donc pour du langage parlé. Mais en fait, il ne fait que s'inspirer du langage parlé pour donner cette vitesse, cette immédiateté inégalable à ses textes. Il déstructure le langage parlé pour ensuite l'adapter à la très grande précision de son écriture. Un travail de fou. Un vrai travail d'écrivain.
En fait il est angoissé par la mort. Relativement banal somme toute. Mais il est surtout convaincu que le bavardage sert à masquer cette fatalité.. Il comprend très vite que le 20ème siècle est un siècle d'horreur absolue. Pas parce qu'on y invente la massacre, le crime ou la guerre, ça c'est vieux comme le monde, mais parce qu'on y invente le "blabla", terme très connu aujourd'hui et inventé par Céline. Le "blabla" c'est à dire la propagande. La mort se déguise derrière la propagande...
UN PARCOURS ATYPIQUE :
Au moment de la publication de "voyage..." , le docteur Destouches exerce dans un dispensaire de banlieue, un rôle de médecin des pauvres qu'il n'a cessé de revendiquer. Avant d'obtenir son diplôme, il avait fait quelques détours...Gérant de plantation au Cameroun. Conférencier contre la tuberculose pour la fondation Rockefeller...Puis marié, étudiant tardif et père de famille. Sa thèse autant littéraire que scientifique, il la consacre à un médecin hongrois, Semmelweis. Un siècle auparavant ce précurseur avait découvert qu'il suffisait aux accoucheurs de se laver les mains, pour faire chuter la mortalité par fièvre puerpérale des femmes en couches. Persécuté par ses pairs, qui refusaient de croire en sa découverte, il meurt après s'être inoculé l'infection par maladresse. Ce n'est pas un hasard s'il fait sa thèse sur un hygiéniste. C'est le mythe de la pureté, de la propreté, de la souillure...
Céline dit : "mon destin est comparable à celui de Semmelweis". Un grand homme en but à la haine de ses collègues. Il met en parallèle sont rapport aux autres écrivains. On peut aussi faire un autre parallèle étonnant, en avançant que de lui même, il va d'une certaine manière, parce qu'humainement il est maladroit et qu'il à besoin de se mettre en transe, s'inoculer la fièvre antisémite...
"MORT A CREDIT"... LA RUPTURE. :
Son second roman, " Mort à crédit ", débarque au printemps 1936, en même temps que le front populaire. Quatre années de travail intensif. Des dizaines de milliers de pages, pour un ouvrage dont il attend tout. Oui mais voilà, "Mort à crédit" est rejeté sans recours. On y dénonce la noirceur, la violence, la désespérance, certains passages pornographique... Le style surtout !...C'est un échec. Cet échec, cette frustration, cette atteinte à l'égo, lui si épris de sur-reconnaissance, comme il se doit d'ailleurs pour un génie qui ne s'ignore pas, accréditera l'idée chez Céline d'une conspiration Judéo-mondiale et qui constituerait dans son esprit, la matrice justifiant à l'avance tous ses excès.
"Mort à crédit" nous plonge dans la jeunesse de Bardamu, redevenu Ferdinand, confronté à la découverte de l'exploitation, du sexe, de la révolte, de la mort. C'est en écho l'enfance du fils Destouches, qui s'étiole passage Choiseul... En beaucoup plus sombre...
Céline n'est pas un écrivain d'imagination. C'est un écrivain qui est toujours parti d'une réalité qu'il avait vécue. Le plus souvent en noircissant le tableau à l'excès. Céline tire tout vers le noir, le sordide, parce qu'il a l'impression que comme ça, et c'est son but, il va pouvoir créer plus d'émotions. "Mort à crédit" est le livre où il se détache de toutes les obligations de l'écriture. Du point de vue du style, c'est l'explosion. Une sorte de vaporisation du français, de la langue. C'est une déstructuration du langage parlé, pour en restituer la substance dans le langage écrit. Déjà très présent dans "voyage..." , ce travail est poussé à l'extrême dans "Mort à crédit".
"Les bains de mer c'était du courage. C'est la crête fumante redressée, bétonnée de cent mille galets, grondante qui s'écrase et me happe. Transi, raclé, l'enfant vacille et succombe. Un univers en cailloux me baratine tous les os parmi les flocons, la mousse. C'est la tête qui branle d'abord, qui porte, bascule, pilonne au fond des graviers. Chaque seconde est la dernière..."
LE GRAND ECART :
Les premiers écrits de Céline accréditaient l'idée d'un homme proche du peuple et défendant ses intérêts. La bourgeoisie, par simple filiation, se croyait elle aussi propriétaire d'un morceau de l'écrivain. Au rituel anniversaire organisé pour la mort de Zola, Céline avait renvoyé dos à dos les sociétés bourgeoises et marxistes. Aucune des deux selon lui, ne résisterait à deux mois de vérité...
La rupture définitive viendra après un court séjour en URSS, d'où il ramène un texte de 27 pages, "Mea culpa". A travers une sarcastique dénonciation du régime communiste, Céline affiche pour la première fois la couleur... :
" Se montrer aux cotés du peuple, par les temps qui courent, c'est prendre une assurance nougat. Pourvu qu'on se sente un peu juif, ça devient une assurance vie..."
A y regarder de près, le Céline antisémite s'était débusqué avec "L'église.". Une pièce de théâtre passée inaperçue, publiée en 1933, un an après "Voyage...".
Dans les années trente, beaucoup plus que dans la décennie précédente, les propos se radicalisent. Des artistes commencent à s'engager politiquement. Plutôt à l'extrême gauche, mais aussi à l'extrême droite. Céline lui, tombe très facilement dans le "Pécher d'espérance". En imaginant qu'en désignant un bouc émissaire, on comprend nos malheurs et que du coup on les évite. Et le malheur... C'est le juif.
" BAGATELLES POUR UN MASSACRE " :
Dans ce domaine le pire est à venir... Un pamphlet antisémite d'une rare violence : "Bagatelles pour un massacre". 380 pages d'affres anti-juive, comme le genre n'en avait jamais connu. Le masque de Céline est définitivement tombé...
Il se disait pacifiste parce qu'il voulait éviter une guerre où les bons p'tits français, les franchouillards aryens, serviraient de chair à canon pour le seul intérêt des juifs. C'était en gros ce que la propagande nazi mettait en avant.
Critiques littéraires, lecteurs, journalistes politiques toutes tendances confondues, réservent un accueil enthousiaste à "Bagatelles pour un massacre"... Faisant mine d'ignorer la part d'abjection dissimulée sous le pacifisme de son auteur...
" La guerre pour la bourgeoisie c'était déjà bien fumier, mais la guerre maintenant pour les juifs... J'peux pas trouver d'adjectifs vraiment assez glaireux, assez myriakilogrammiques en chiasse, de carie de charogne verdoyeuse pour vous représenter ce que cela signifie. Une guerre pour la joie des juifs !...C'est vraiment bouffer leur gangrène !...J'peux pas imaginer une humiliation qui soit pire que d'se faire crever pour les yourtes. Je ne vois rien de plus ignoble, de plus infâmant. C'est pas la question que d'mourir, c'est la question d'être le plus bas. Le plus en retard. Le plus con têtard qui n'aura jamais foutriqué sous la calotte de tous les cieux. Que veulent-ils les juifs ? Qu'on aille se faire buter pour eux. Qu'se soit nous qu'on r'prenne leurs crosses, qu'on aille faire les guignols devant les mitrailleuses d'Hitler."
Incontestablement, "Bagatelles..." contient une dimension délirante et burlesque. Elle n'échappe pas à Hergé, le père de tintin, peut-être aussi pour des raisons idéologiques. Dans "Le crabe aux pinces d'or", il lui emprunte une bonne part des injures proférées par le capitaine Haddock.
A regarder de près, "Bagatelles..." est d'autant plus provoquant, qu'il n'appartient à aucun genre défini. C'est bête, mais génial. C'est bien le problème avec Céline. Il raconte dans ses pamphlets bien souvent n'importe quoi, mais il le fait avec une telle jubilation, une telle invention du langage, qu'il y a un effet comique redoutable. Un rire toujours plus graveleux, plus répétitif. Et puis il n'y a plus que le rire. Et il devient immonde. Quand le rire endosse le costume de l'injustice, il est immonde.
CES BONS ALLEMANDS :
Les Allemands sont à Paris... "Bagatelles...", suivi de '" L'école des cadavres", un autre pamphlet tout aussi virulent, consacre Céline chantre de l'antisémitisme. Il vit à Montmartre la bohème d'un écrivain reconnu, meneur facétieux d'une petite cour. Il écrit quelques lettres à des journaux collabos, qui ont été publiées. Toutes ces lettres revendiquent un racisme toujours plus fort . Plus inscrit.
Puis il publie "Les beaux draps"... Juifs, francs maçons et pour coller au moment, Anglais, Gaullistes et Américains, sont les cibles de cet ouvrage. Le pamphlet étrille au passage le gouvernement de Vichy, qui saute sur l'occasion pour le faire interdire. Quant à l'occupant... Il est bien poli, bien convenable, voire même un peu boy-scout. C'est bien regrettable qu'on ne les aime pas les allemands...
De fait, il adhère à une hypothèse de collaboration extrême. Il reproche aux français d'être encore enjuivés en 41. Il est donc sur des positions assez proches de celles des nazis. Mais à titre personnel, il ne marche pas au pas. Il n'a jamais fait partie d'aucune association politique ou autre. Il est vrai, qu'il s'est singularisé par un individualisme forcené et durable.
LA DEBACLE ET LE PARDON :
Juin 1944, Céline ne peut plus ignorer que la guerre est perdue pour le Reich et qu'il va devoir rendre des comptes. Nanti de faux papiers, avec Lucette sa femme, le chat Bébert dans une musette et dans une autre le manuscrit de " Guignol's band", il s'enfuit en Allemagne pour débarquer à Sigmaringen. Etrange château, ou avec la clique Pétain/Laval, c'est réfugiée la crème de la collaboration. Tout est en place pour alimenter sa future chronique de l'apocalypse nazie.
Le seul qui ait restitué cette ambiance si particulière de Sigmaringen, c'est Céline. Malgré toutes ses outrances. Malgré tout le travail de l'écrivain, du romancier. Il est plus juste que les historiens eux-mêmes.
Si Céline, Lucette et Bébert sont partis pour l'Allemagne, c'est surtout avec l'espoir de gagner le Danemark, pour récupérer de l'or mis à l'abri par une amie danseuse. A Copenhague, Céline récupère son magot, tandis qu'à Paris un juge d'instruction lance un mandat d'arrêt contre lui. La justice danoise refuse de le livrer. Il sera condamné par contumace à un an de prison et 50.000 francs d'amende. Frappé d'indignité nationale, la moitié de ses biens est confisquée. Un an après sa condamnation, il est amnistié par le tribunal militaire de Paris, au titre de combattant blessé de la grande guerre. Le temps était à l’apaisement et à l'oubli...
N'étant pas condamné, puisque l'on ne pouvait l'être des intentions (il n'y avait pas de lois sur les discriminations), Céline peut reprendre le cours de sa vie.
NI REGRETS NI REMORDS :
Le voici à Meudon. A l'exception des pamphlets dont il interdit la réédition, ses ouvrages sont republiés par Gallimard, son nouvel éditeur, sans recevoir l'accueil espéré. Il écrit sa fameuse trilogie allemande : " D'un château l'autre" - " Nord" - " Rigodon".
Dans le pavillon de Meudon, Céline tient salon avec les vedettes de l'époque... Michel Simon, Arletty, Marcel Aymé, Roger Nimier...
Céline a finalement décidé d'assumer et son génie et son ignominie, sans jamais accepter de se renier. Chez lui nul remords ni contrition... Comme si son œuvre le garantissait de l'oubli. Finalement le personnage est imperméable à l'histoire, au risque d'en revendiquer le versant le plus obscur.
Louis-Ferdinand Céline décède le 1er juillet 1961 à Meudon.
39 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON