« Lucrèce Borgia » Telle une tragédie grecque au Théâtre 14

Au théâtre 14 est repris depuis le 19 mai "Lucrèce Borgia", spectacle créé en 2014 par Henri Lazarini et Frédérique Lazarini sa fille, fondatrice de la Compagnie "Minuit Zéro Une" et qui joue, ici, le rôle-titre.
Des mises en scène très gothiques du drame ont été réalisées récemment, comme celle de Denis Podalydès au Français avec Guillaume Gallienne en travesti puis remplacé par Elsa Lepoivre et celle de David Bobée avec Béatrice Dalle qui a fasciné le public devant le décor particulièrement envoûtant du Château de Grignan.
Les Lazarini proposent ici une version plus modeste, d’une esthétique plutôt minimaliste et dépouillée par l'absence de décor, juste des fauteuils, mettant ainsi en valeur l'ampleur lyrique du texte hugolien. La pièce de Victor Hugo, en trois actes, écrite en 1833, relève du pur mélodrame avec ses sentiments exacerbés, ses situations dramatiques, ses émotions poussées au paroxysme.
Dans leur subtile mise en scène, les personnages évoluent sur fond d'un simple écran rouge et noir, habillés eux-mêmes de rouge et surtout de noir pour mieux marquer la dichotomie des pulsions qui animent la pièce : l’Amour dévorant et la Mort qui, telle une ogresse dévastatrice, va tout submerger.
Dans une lumière crépusculaire, le rideau se lève sur des hommes qui portent des masques macabres. Ils avancent alignés vers les spectateurs, accompagnés par une musique lancinante (John Miller), créant une atmosphère lugubre, avant d’arracher leur masque pour que commence la tragédie à visages découverts.
Le groupe de jeunes nobles tout de noir vêtus évoque les affaires de la famille Borgia.
Gennaro (Hugo Givort), élevé par un pêcheur quelque part sur l’Adriatique, devenu à vingt ans un capitaine plein d’ardeur, est séduit par Lucrèce, qu'il a rencontrée, masquée, lors d'un bal dans la cité des Doges. Lucrèce, en retour, troublée par les lettres qu'il lui lit, lui témoigne un amour débordant.
Les compagnons de Gennaro lui révèlent l'identité de la femme qu'ils humilient en criant leurs noms et leurs parents assassinés sous les ordres de la duchesse. Devant l'atrocité des crimes et une telle démonstration de cruauté, le coeur de Gennaro s'emplit de haine. Vilipendée, bafouée, Lucrèce n'aura plus qu'une envie, leur faire payer l'outrage infligé.
Son obsession de châtiment deviendra terrifiante lorsqu'elle apprendra par le duc d'Este qu'un individu a arraché le B de BORGIA gravé sur les armoiries de leur palais résidentiel, laissant visible aux yeux de tout Ferrare le mot avilissant de "ORGIA " et renvoyant ainsi une image dévalorisante de sa personne ! "Or, je vous le déclare, monsieur, je veux que le crime d’aujourd’hui soit recherché et notablement puni... !".
Le Duc Alphonse d’Este, quatrième mari de Lucrèce (les trois précédents ont été assassinés) interprété par Emmanuel Dechartre, ceint d'une toge au profond velouté noir, sobre et fin manipulateur, condamne à mort Gennaro pour crime de lèse-majesté et l’empoisonne avec le célèbre poison Borgia.
Par un subit volte-face, Lucrèce veut l'épargner et implore Gennaro de boire le non moins célèbre contre-poison Borgia. C’est que Lucrèce est une mère sublimée d’amour, écartelée par un secret non avouable : Gennaro est un Borgia, fruit de son amour incestueux avec Jean, l’un de ses frères.
Flamboyante et de rouge vêtue, Frédérique Lazarini est Lucrèce Borgia. Elle alterne avec une conviction survoltée des phases d'une violence impitoyable, des moments d’exubérante animosité avec des phases de tendresse et de faiblesse aussi délicates qu’un cœur aimant et souffrant peut exprimer.
Aidée par l'ambigu et machiavélique Gubetta, dans les oripeaux d'une mendiante, mi-diseuse de mésaventure, mi-confidente, joué par un délirant Didier Lesour, elle ira jusqu'au bout pour éliminer les nobliaux qui l'ont humiliée, au cours d'une dîner funèbre chez la Princesse Négroni, réduite, ici, à l' étrange apparition surréaliste d'une femme masquée enfermée dans une cage.
On assiste alors à une interminable beuverie de six gaillards vénitiens s'empoisonnant lentement sans le savoir au vin de Syracuse, au son des chants mortuaires de moines pénitents. Scène qui se révèle longue et assez plate, les jeunes gens dont la distribution est inégale se contentant de se lancer les bouteilles et de les rattraper en vociférant.
Hormis ce bémol, c'est le texte monstre et furieux de Hugo qu'on entend, théâtre des passions exaltées et contradictoires où le bien et le mal se percutent, où le grotesque et le sublime se côtoient. A la fois, déchaînée par l'envie de vengeance et transcendée par l'amour maternel, Lucrèce, schizophrène dans ses délires, attise la pitié. Dans le malheur, cette âme difforme retrouve une réelle et lumineuse beauté.
La tragédie grecque n’est pas loin : la pureté du sentiment qu’éprouve Lucrèce la contraint à se taire et cause fatalement sa perte et celle de l’être chéri. Elle est désormais revêtue du noir de la Mort. Venise avait permis à une mère de retrouver son fils. Ferrare en sera leur tombeau.
photos 1, 2 & 3 © LOT
photo 4 © Theothea.com
LUCRECE BORGIA - **.. Cat’s / Theothea.com - de Victor Hugo - mise en scène Henri Lazarini & Frédérique Lazarini - avec Frédérique Lazarini, Emmanuel Dechartre, Didier Lesour, Marc-Henri Lamande, Hugo Givort, Louis Ferrand, Clément Héroguer, Pierre-Thomas Jourdan, Adrien Vergnes, Kelvin Le Doze - Théâtre 14
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