« Maestro » : où est la musique ?
« Le musicien est peut-être le plus modeste des animaux, mais il en est le plus fier. C'est lui qui inventa l'art sublime d'abîmer la poésie. » - Erik Satie (avertissement : nombreux divulgâchages)
Leonard Bernstein est l’interprète le plus représenté dans ma collection de disques avec plus de 200 CDs de ses enregistrements. Les gros coffrets Sony parus dans les années 2010 regroupant la totalité de son legs pour le label constituaient une aubaine et m’ont permis de découvrir un grand nombre d’œuvres du patrimoine dans des versions toujours engagées et ce malgré un son parfois un peu étouffé mais toujours organique et vif. Le visionnage de ses « Young People’s Concerts » et de ses conférences à Harvard a aussi été extrêmement éclairant, tout comme, dans un autre esprit, la lecture des références de Nikolaus Harnoncourt (dont le point de vue sur « Le Discours Musical » fournit une excellente clé d’entrée pour orienter l’audition lorsqu’on débute dans l’écoute de la musique classique). Quand « Maestro », le film de Bradley Cooper sur la vie de Bernstein sorti ce 20 décembre sur une plateforme en ligne dont je tairai le nom en raison de sa propension assez malsaine à homogénéiser le rendu de ses productions a été annoncé, j’ai été tout de suite très intéressé. Les premières images auguraient d’une photographie somptueuse et d’une reconstitution soignée. Produit notamment par Steven Spielberg et Martin Scorsese, ça sentait bon.
Et donc, je l’ai très vite visionné. Par-là, je ne veux pas dire que je l’ai regardé en accéléré, je veux dire que je l’ai regardé le soir même de sa publication. Et je suis resté un peu perplexe. Voilà un film qui parle de Leonard Bernstein, un homme passionné de musique, qui a fait de la musique son métier, qui a respiré par la musique toute sa vie ; et qui réussit l’exploit de ne quasiment rien dire à propos de ce qui remuait cet homme. Le film traite principalement de sa vie polyamoureuse et de son mariage tumultueux et heureux avec l’actrice Felicia Montealegre. Il essaie de faire dire par le personnage de l’épouse ce que l’homme lui-même ne formulait pas, et dans l’ensemble, cette tentative de médiation échoue. La seule séquence musicale étendue du film met en scène une interprétation des 7 dernières minutes de la Symphonie « Résurrection » de Gustav Mahler, sans que jamais le film n’ait exposé le lien intense que Bernstein ressentait avec Mahler, lien qu’il a analysé lui-même dans l’essai filmé « The Little Drummer Boy ». Le film peut se passer de donner une explication détaillée, mais ne pas exposer simplement cette relation de vivant à mort, cette identification essentielle de l’un à l’autre, heurte la compréhension du personnage Bernstein. (Et bien que la séquence ait le mérite de mettre en avant l’œuvre magnifique de Mahler, on peut aussi arguer que le réalisateur ne se concentre que sur la dernière partie extatique sans permettre au spectateur de la mériter - elle vaut par elle-même certes, mais d’autant plus quand elle est précédée des soixante-dix minutes précédentes, qui en font tout le prix.)
L’optique romantique du film aurait pourtant pu accueillir cette mystique fondatrice en son sein. Dans l’entretien qu’il a accordé en novembre 1989 à Jonathan Cott, Bernstein dit : « Je jurerais que Felicia est très souvent avec moi… bien que pas que sous sa propre forme. Je reçois très souvent la visite d’une phalène ou d’un papillon blanc. Avec une fréquence très surprenante. Et je sais que c’est Felicia. Je me rappelle qu’après sa mort son cercueil était dans notre salon à East Hampton et il n’y avait que quelques personnes – la famille, le rabbin et un prêtre, parce qu’elle avait été élevée au couvent au Chili. Le Requiem de Mozart passait sur la platine. Tout le monde était absolument silencieux. Et voilà que ce papillon blanc est apparu Dieu sait d’où – il est sorti de sous le cercueil et s’est mis à se poser successivement sur tous ceux qui étaient présents – les enfants, le rabbin, le prêtre, son beau-frère et deux de ses sœurs, sur moi… et il a disparu… alors que toutes les issues étaient fermées. Et ça m’est aussi arrivé quand j’étais assis dans le jardin… Un papillon blanc. » (« Dîner avec Lenny », Éditions Courtes et Longues, page 73) Ce papillon blanc aurait fait un merveilleux fil conducteur pour l’ensemble du film, représentant à la fois l’épouse perdue et la musique avec lyrisme et sans détachement. Malheureusement, ce choix n’a pas été fait. On a plutôt dans l’optique pessimiste habituelle noué le drame du couple Bernstein/Montealegre au drame du couple Orphée/Eurydice, fondamental dans la symbolique occidentale autour de la musique, et on lui a donné une portée moderne en le passant au filtre de la bisexualité incontrôlable de Bernstein. Ses dernières années sont expédiées rapidement, et la terrible prémonition de Felicia dans une scène de dispute intense se trouve réalisée sans donner au spectateur le frisson qu’elle devrait. Et la musique réduite au rôle d’accompagnatrice, alors que Bernstein a donné parmi ses plus beaux concerts dans sa dernière décennie.
Pour tous ceux qui l’aiment, la musique n’est pas seulement une accompagnatrice, elle est tout autant une compagne, une épouse, une âme sœur. La musique n’est pas autre chose qu’une vibration de l’air transformée. Qui la transforme, on ne le sait pas vraiment. Nous manufacturons des instruments pour la révéler, nous les accordons, les entretenons. Une simple corde tendue peut suffire à produire un son chaleureux et à créer de la beauté. Mais le sens, l’émotion, comme l’affirmait Bernstein lui-même dans un de ses concerts destinés aux jeunes, ne s’installe que lorsqu’il y a relation entre deux sons produits en succession. Il ne s’affirme que dans le discours, dans l’entrechoc, dans l’interaction, dans la confrontation. Cependant, Bernstein lui-même avait du mal à aller jusqu’au bout de son discours, et afin de légitimer son goût pour la musique tonale, en passait par nombre d’arguments recherchés dans ses conférences à Harvard pour élever Stravinski au détriment de Schoenberg, et sans citer à un quelconque moment que Stravinski lui-même avait écrit des œuvres parsemées de techniques sérielles ou dodécaphoniques, où la relation entre deux sons existe aussi, avec encore plus d’humour, de violence et de tristesse que chez Mahler ou Haydn. Dans l’histoire connue du développement de la musique occidentale entre l’établissement des premiers neumes et l’affirmation de la Seconde École de Vienne, il n’y a eu que deux chocs majeurs, deux extrêmes d’approche, représentés par Monteverdi et par Schoenberg. Avec le recul, les chocs esthétiques ont abondé, mais les chocs sonores ont été rares. Beaucoup de beauté, beaucoup de laideur. Énormément d’espérance, et un débouché prévisible sur l’absurdité la plus profonde. Le murmure du Moyen-Âge détruit par les bombes. Si la musique est une vibration de l’air, alors de l’air pollué résulte une musique charbon. On peut l’aimer aussi.
Mais revenons au film : formellement, les choix de réalisation sont aux standards des dernières productions américaines. Les différentes périodes dépeintes dans le film sont identifiées par les formats et les couleurs utilisés. Ainsi, les scènes qui se déroulent dans les années 80 et 90 sont en couleurs et en 16:9 (format large). Celles qui se déroulent dans les années 40 et 50 sont en noir et blanc et en 1:33 (format carré). Dans l’entre-deux, elles sont en couleurs et en 1:33 (format carré). Cette idée est faussement ingénieuse car elle tend à inscrire le personnage non dans le flux libre de sa propre existence mais dans celui des évolutions techniques qui ont jalonné l’histoire des médias (du spectacle, dirait Debord). Pour mieux la qualifier, elle est incongrue, pas parce que l’œuvre s’inscrirait dans le genre de la biographie filmée, mais parce qu’elle porte atteinte à l’intégrité et aux valeurs de son sujet en l’enfermant dans des représentations stéréotypées, dans lesquelles on voudrait donc également contraindre le spectateur. Bradley Cooper en tant qu’interprète, malgré son évident investissement, n’a pas non plus la folie nécessaire pour faire éclater le cadre, ce cadre que Bernstein par activisme politique et par malice poétique s’évertuait à faire vaciller.
Enfin, le Bernstein pédagogue n’y est pas non plus suffisamment loué. Pendant les « Young People’s Concerts », son anglais était si clair qu’on pouvait le comprendre sans le moindre sous-titre, même quand il traitait de sujets obscurs comme des modes doriens, lydiens ou mixolydiens. Son amour de la musique irradiait l’écran. Malheureusement, « Maestro » effleure seulement cet aspect du chef. En deux heures, Bradley Cooper n’a pas le temps de tout, et c’est normal. Mais je suis convaincu que dans le cas de Bernstein, à l’inverse de celui moins « high-brow » de Brian Wilson (magnifiquement illustré dans l’excellent « Love & Mercy » réalisé par Bill Pohlad), le musicien explique plus l’homme que l’amant, le père ou le mari ne le fait. Du musicien découlent l’amant, le père et le mari. Du musicien qui aime le chant, la fluidité des notes, la joie des accords, la joie de transmettre, de passer. Du musicien qui sait derrière le son l’omniprésence d’une éternité d’évènements dont nos sens sont privés. Qui sait l’évidence : notre constitution est incomplète. Si peu nous parvient. Alors le peu dont nous sommes étourdis, il nous faut l’enseigner.
Les papillons blancs sont fiers de voler.
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