Mazarine Pingeot et la culture du secret
« J'étais le secret, mais je connaissais l'histoire de mes parents. La seule chose que je ne pouvais pas vraiment faire, c'était dire la vérité sur mon identité, même si je pouvais raconter des choses en taisant les noms (…). Lorsqu'on est structurée par le secret, le fait de dire, c'est comme si tout votre statut d'existence s'évanouit, se dissout. C'est par le secret que tout était justifié, le fait d'habiter dans cet endroit caché, de ne pas porter un nom, toute mon existence se justifiait à l'aune du secret. » (Mazarine Pingeot, le 17 octobre 2024 sur France Inter).
L'écrivaine Mazarine Pingeot fête son 50e anniversaire ce mercredi 18 décembre 2024. En fait, elle pourrait fêter son 30e anniversaire seulement, parce qu'il y a un peu plus de trente ans, le 10 novembre 1994, elle est née aux yeux du grand public. En effet, le numéro de "Paris Match" publié à cette date venait de sortir des photos vaguement volées et plus ou moins consenties de Mazarine Pingeot avec son père... le Président de la République François Mitterrand.
En fait, dès le 12 septembre 1994, François Mitterrand avait évoqué l'existence de cette fille tant cachée lors d'une interview spéciale accordée à Jean-Pierre Elkabbach pour France 2 : depuis vingt ans, toute la classe politico-médiatique connaissait l'existence de Mazarine, mais personne ne le disait publiquement, mais les rumeurs sortant, à cette question, François Mitterrand a eu la meilleure réponse possible : oui, il disait avoir une fille de presque 20 ans, belle, intelligente, qui venait d'intégrer Normale Sup., quoi demander de plus pour un père aimant et heureux ?! De quoi couper l'herbe sous les pieds de tous les détracteurs potentiels, présents... et futurs !
Et il avait raison, nous étions dans les années 1990, pas dans les années 1970, à une époque, comme celle de la candidature de Jacques Chaban-Delmas, où le simple fait d'être divorcé constituait un réel handicap électoral (surtout quand son électorat était parmi les conservateurs). François Mitterrand venait, en quelques phrases, d'annoncer officiellement, de confirmer l'existence de Mazarine, de révéler un secret qui était quasi-constitutif de la vie de Mazarine, et de montrer qu'il était en adéquation avec la société, beaucoup plus tolérante sur les affaires de mœurs quand l'amour l'emporte.
Mazarine était le fruit d'un amour intense de François Mitterrand avec Anne Pingeot. Celle-ci a récemment accepté de publier le millier de lettres enflammées du futur Président de la République (1 218 lettres écrites entre 1962 et 1995 ont été publiées en 2016 aux éd. Gallimard). Une véritable compartimentalisation de l'amour. D'ailleurs, il racontait souvent à ses amis hommes, notamment son vieil ami Roland Dumas, qui vient de mourir plus que centenaire, qu'un homme devait avoir plusieurs femmes : une pour aimer, une pour se cultiver, une pour la mère de ses enfants, etc. !...
Exemple de lettre de François à Anne : « Non, je ne veux pas attendre ce soir, mon Anne, pour te dire, te redire quel bonheur c'est de t'aimer. Si l'on pouvait offrir la joie comme les iris ou une brassée d'œillets simples, je t'en enverrais un énorme bouquet. Il m'en resterait encore assez pour m'émerveiller de ces quatre jours que je viens de vivre, unis à toi, pleins de toi. Non, je ne peux pas attendre ce soir pour te dire quel bonheur c'est que de t'aimer. ». Ou encore : « Mais je peux parler pour moi et te dire que je t'aime. Voilà le grand mot est lâché. Je t'aime. Comment ? Je sais que tu ajouteras que je t'aime mal ou pas du tout. C'est ton affaire. Mais je t'aime, même mal, même pas du tout, mais je t'aime quand même. ».
Allez, encore deux autres extraits : « Avant de dormir j'ai pensé à cette joie secrète, profonde, aussi inquiétante qu'un ciel d'un bleu trop pur sur la Méditerranée : Anne existe. ». Et (pour le jeu de mots littéraire) : « Et surtout comment faire, comment faire pour ne pas poursuivre en moi-même la musique interrompue, et pour ne pas écrire ma partition avant de la déposer du côté de chez Anne ? Comment résister à la force heureuse de ces trois jours que je viens de vivre et qui n'étaient pas de folie mais de grâce ? À moins que la folie ne soit cette grâce suprême qui prête à chaque geste, à chaque mot, à chaque heure partagée cette résonance qui va si profondément en moi, et y demeure. ».
La seule, réelle, critique à formuler contre François Mitterrand, à ce sujet (j'en ai plein d'autres politiques !!), ce n'est pas sur le registre moral (à chacun ses mœurs et sa vie affective et je me garderais bien de commenter celle des autres), mais sur le registre financier : non seulement cette seconde famille a été nourrie aux frais de la République, et donc du contribuable, pendant au moins les quatorze ans de Présidence du patriarche, mais ce dernier a mobilisé de nombreux gendarmes pour effectuer en permanence des écoutes téléphoniques sur près de 2 000 personnes pour éviter la révélation de ce secret. Registre financier mais aussi éthique puisque par ces écoutes téléphones, 2 000 personnes ont vu leur vie personnelle violées par les gendarmes du Président (parmi lesquels des ministres, des journalistes, des acteurs, des écrivains, etc.). Il était là le scandale, et c'est sûr qu'aujourd'hui, ce serait beaucoup plus difficile d'avoir un tel comportement d'impunité judiciaire, même à l'Élysée.
La principale personne à plaindre était bien sûr la femme officielle, Danielle Mitterrand, qui a dû prendre beaucoup sur elle mais surtout, qui s'est rangée à une raison affective d'une grande lucidité (mais finalement très rare dans sa position) : Mazarine, née de cet amour extraconjugal, n'y pouvait rien et méritait d'être accueillie et aimée dans sa famille. Danielle a ainsi encouragé ses deux fils (Gilbert et Jean-Christophe) à accueillir avec bienveillance leur demi-sœur. Cela s'est montré de manière éclatante (et pourtant pas si évidente) lors de l'enterrement de François Mitterrand à Jarnac, peu de temps plus tard, le 11 janvier 1996, où les deux familles, l'officielle et la cachée, se côtoyaient sous le feu des photographes au premier rang dans une douleur commune à l'église Saint-Pierre (pendant qu'une messe était dite à Notre-Dame de Paris en présence de dizaines de chefs d'État et de gouvernement pour un dernier hommage). C'était la première fois que la fratrie se rencontrait.
On peut dire qu'avec le recul, il aurait été assez stupide de garder un secret que le visage même de Mazarine Pingeot aurait révélé, tant elle ressemble, surtout aujourd'hui, avec l'âge venant, étonnamment à son père. La bouche, les joues, les yeux, le nez...
Invitée de la matinale de France Inter le 17 octobre 2024, pour présenter son dernier livre "11 quai Branly" (éd. Flammarion), l'adresse de l'appartement très luxueux où elle logeait pendant son enfance (entre ses 9 et 16 ans), Mazarine Pingeot expliquait à quel point ce secret avait traumatisé son enfance. Cela la heurtait profondément lorsqu'elle révélait à des amis et des proches qui était son père qui était alors Président de la République : « On parlait tout le temps du Président, mais, moi, je connaissais une autre personne, j'étais contrainte et réduite au silence à propos du Président. Les hommes et femmes politiques sont souvent attaqués et ces attaques finissent toujours par concerner la personne, et, pour un enfant, cette confusion est très étrange. ».
D'autant plus que, pour préserver le secret, François Mitterrand cloisonnait les relations, si bien que Mazarine n'a jamais été au contact avec des interlocuteurs politiques ou diplomatiques de son père, au contraire de sa famille officielle : « Je ne le voyais jamais en représentation, dans ses fonctions. Là où je le voyais, c'était dans le lieu de l'intime, du père, je n'avais pas accès aux lieux du Président. ». Son père l'a d'ailleurs officiellement reconnu le 25 janvier 1984 (ce que je trouve tardif, elle avait déjà 9 ans), dans le domicile de Robert Badinter et l'acte notarié a été écrit à la machine de la "main" d'Élisabeth Badinter.
La révélation de son visage à tous les Français en 1994 a été également très durement vécue par Mazarine qui est passée d'un coup de l'ombre à la lumière : « Ça a été d'une grande violence pour moi, mais ça ne pouvait sans doute pas se passer autrement, la violence du secret répondait à celle de l'immense publicité. Mais voir son visage partout, quand on a été invisible, rend compliqué le fait de s'approprier sa propre image quand on pensait qu'elle n'existait pas. ». Depuis le 8 novembre 2016, elle s'appelle d'ailleurs officiellement Mazarine Mitterrand Pingeot.
J'ai évoqué son dernier livre, il s'agit en effet de son dix-neuvième ouvrage, essai ou roman, et cette boulimie d'écriture a sans doute un rapport avec son père qui n'aurait pas dédaigné une carrière littéraire s'il avait renoncé à sa carrière politique.
Agrégée de philosophie en 1997, Mazarine Pingeot a soutenu une thèse en philosophie et enseigne la philosophie dans l'enseignement supérieur, actuellement à Science Po Bordeaux. Mais son activité d'enseignante lui laisse le temps aussi d'écrire des livres et aussi des scénarios, voire d'assurer des chroniques dans des médias.
L'existence de Mazarine Pingeot m'a un peu fasciné, et j'avais donc un préjugé favorable sur la personne, même si je ne dois pas avoir du tout ses opinions politiques (elle a soutenu la candidature de Vincent Peillon en janvier 2017, sans doute par corporatisme philosophique, mais elle ne fera pas de politique car elle n'a pas l'âme militante, elle doute trop). J'ai donc assez stupidement, je l'avoue, acheté à la fin des années 1990 son premier livre, sorti en 1998 chez Julliard, et c'est vrai que rien que son titre m'avait mis la puce l'oreille : "Premier roman". Le titre est bien le livre : quelle prétention d'écrire un livre appelé "premier roman", comme si c'était d'abord un roman (en fait, un vague récit), et comme si c'était un premier, c'est-à-dire le premier d'une série.
Elle a quand même eu 60 000 exemplaires vendus, ce qui est déjà beaucoup (peut-être des "comme-moi"), et je dois dire que j'ai été très déçu, son nom, sa parenté, malheureusement, ont dû l'aider à démarrer cette carrière littéraire. Je l'écris avec un peu de regret car je n'aime pas réduire une personne à ce qu'elle ne contrôle pas, en particulier à sa famille, à son nom, etc. Pourtant, quelle prétention dans ce pseudo-roman et surtout, quel ennui ! La vie de quelques jeunes bobos qui n'ont aucun problème pour vivre sans emploi rémunéré, intellectuels, dans des appartements dorés, parisiens à outrance, un récit qui n'a aucun intérêt ni littéraire ni sociologique.
Échantillon du livre : « Perdre son temps dans une ville est le meilleur moyen de la pénétrer de l'intérieur, de la connaître dans son intimité, de la laisser se dévoiler, d'adapter son propre rythme à celui des rues, sans rien lui imposer et sans rien lui voler. ».
Comme je lis souvent par auteur, je sais, c'est parfois injuste, j'avoue que je n'ai donc pas poursuivi avec elle, avec ses autres livres, dont certains ont obtenu encore plus de succès, comme "Bouche cousue" sorti en février 2005 (chez Julliard), un récit autobiographique qui s'est vendu à 200 000 exemplaires (c'est énorme).
Quelques extraits de ce récit autobiographique : « Certains ont peur de moi, mon secret les repousse, ils ne le connaissent pas, ont seulement quelques doutes, mais un secret se voit, il a un visage triste, une moue fermée, un regard éteint. Un secret porte le noir, émet des ondes radioactives, sans doute parce qu'on ne l'approche pas, même si on en brûle. ». Deuxième : « La mémoire, ce sont les livres qui l'ont. Il (mon père) collectionnait les éditions anciennes ou originales pour y sentir la présence des premiers lecteurs, des premières émotions, des premières lectures, peut-être même le toucher de l'auteur. Il me suffit d'y voir la marque de papa, de sentir sous la caresse du papier ce qu'il avait pu éprouver, en son temps. ».
Troisième : « La mort de papa, nous nous y attendions tous... Je le voyais tous les jours malade, mais à aucun moment je ne me suis véritablement dit qu'il allait mourir. Ce sursis pouvait durer éternellement ; je le voyais souffrir, et se désespérer de souffrir, devenant irritable, plus lointain. La maladie lui était une humiliation. Il n'a jamais réussi à l'accepter. Pour la première fois, il affrontait plus fort que lui. ». Quatrième extrait : « Je n'ai jamais pensé pouvoir lui reprocher quoi que ce soit. Aimer, paraît-il, c'est aussi accepter les faiblesses de l'autre. Je ne me suis jamais octroyé le droit de reconnaître des faiblesses à mon père. Sa seule faute en vérité est de n'être plus là. ».
Il est sûr qu'en vingt-cinq ans, on peut s'améliorer, avoir plus de maturité, etc., je n'en doute pas, mais il me faudrait quand même un prescripteur pour que je remette mon nez dans ses ouvrages, un ami, ou un prescripteur officiel (critique littéraire, journaliste, écrivain, etc.) dont je saurais la sûreté du jugement.
Je propose toutefois une vidéo où elle parlait de philosophie, en février 2024, pour présenter son avant-dernier ouvrage, un essai philosophique, "Vivre sans : une philosophie du manque" sorti en 2024 (éd. Climats). On comprend assez vite que Mazarine Pingeot a un bon talent de transmission, de pédagogie, à défaut peut-être d'être une écrivaine exceptionnelle.
Extrait de livre : « Dans la promotion du "sans", il y a une tentative de donner du sens, de faire montre au consommateur qu'en choisissant l'ascèse ( tout en consommant, bien sûr), il s'achète une éthique, il se purifie, il refuse le monde de l'excès et du gâchis. C'est bien cela qui est vendu dans le "sans", et pas seulement de l'absence : on vend une philosophie intégrée. ». Autre extrait : « Il faudrait alors sortir le "sans" de sa logique marchande, et même du schème de décroissance, pour qu'il désigne à nouveau cet excès vers le rien qui troue l'immanence du monde. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (15 décembre 2024)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
François Mitterrand.
Frédéric Mitterrand.
Roger Hanin.
Jean-Pierre Elkabbach.
Mazarine Pingeot.
Danielle Mitterrand.
Jacques Chirac.
Bernadette Chirac.
Brigitte Macron.
Anne-Aymone Giscard d'Estaing.
Carla Bruni.
Ségolène Royal.
Valérie Trierweiler.
"Merci pour le moment".
Julie Gayet.
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