Mes 10 films de l’année 2008, et vous ?
1 Speed Racer d’Andy & Larry Wachowski (E.U.)
2 Hunger de Steve McQueen (G.B.)
3 L’Echange de Clint Eastwood (E.U.)
4 Two Lovers de James Gray (E.U.)
5 Valse avec Bachir d’Ari Folman (Isr.)
6 Gomorra de Matteo Garrone (It.)
7 Mesrine, L’Instinct de mort de Jean-François Richet (Fr.)
8 There will be blood de Paul Thomas Anderson (E.U.)
9 Be Happy de Mike Leigh (G.B.)
10 Wonderful Town d’Aditya Assarat (Thaï.)
Accrochez vos ceintures, Speed Racer - qui vient de sortir en DVD - est une voiture-balai filant à 600 km/h et faisant feu de tout bois. Ce Grand 8 filmique, élevant les montagnes russes au rang d’art majeur (la mère du héros voit moins son fils comme un pilote standard que comme un artiste de la piste), remixe à tout-va : vroum badaboum ! Certes, par moments, on frôle l’indigestion chromatique (tons sursaturés, voire fluo ou phosphorescents) mais, en même temps, tout est tellement assumé, jusqu’à une certaine idiotie (les séquences plutôt débiles du duo gamin-chimpanzé sous acide rappellent le fun et l’esprit provoc d’un Rodriguez), qu’on ressort emballé de ce gros bonbon rutilant. Ce film survitaminé, c’est comme si on rentrait tout de go dans une confiserie géante ou un Las Vegas délirant d’autos tamponneuses. Trip hallucinogène et psychédélique, d’entrée de jeu Speed Racer annonce la couleur : nous en mettre plein la vue, provoquer la jouissance de et par l’œil : il s’agit de faire de l’écran de cinéma un art des surfaces ouvrant un champ d’expérimentations sensorielles pour le regardeur. Tout fait signe parce que tout est hyper-codifié à l’extrême : logos, marques, chiffres, blasons, pictogrammes, panneaux signalétiques, drapeaux à damiers, néons, aplats de couleurs, trames et pixels apparents : l’ensemble est ramené à la platitude de l’image et à la frontalité d’apparat pour peut-être mieux nous inviter, via les lignes de fuite des circuits automobiles qui créent l’illusion de profondeur, à gratter la surface de l’image et à découvrir ce qui se trame derrière. Oui, voilà bien, même s’il vient 50 ans après - les Warhol, Rosenquist et autres Lichtenstein ont commencé dans les sixties -, un véritable monument pop. Selon moi, rarement un film de cinéma, à l’exception des Demoiselles de Rochefort de Demy, de Dick Tracy de Warren Beatty ou des films estampillés Movida d’Almodovar, n’a eu une telle intelligence à se déplacer dans le langage du Pop Art. Non seulement il en retient les codes graphiques, à savoir la forme (on est dans le recyclage à toute berzingue), mais également le fond : un certain désenchantement quant à la nature humaine (les patrons et sponsors, Royalton & autres industries, sont des ripoux), une attraction-répulsion pour la société de consommation et pour l’Amérique comme miroir aux alouettes et un goût fort prononcé pour le morbide. Eh oui, chez un Warhol par exemple, derrière les couleurs acidulées de ses sérigraphies-drapeaux, que de destins brisés (Monroe, Dean, Presley), de crashs, de chaises électriques et de vanités. Il faut savoir gratter la surface de l’image artificielle pour s’apercevoir que celle-ci n’est pas aussi rose bonbon qu’elle en a l’air - n’en déplaise aux détracteurs du Pop Art qui n’en retiennent, paresseusement, que l’aspect décoratif et l’impact publicitaire de son « marketing culturel ». En outre, en soulevant l’image dérivée d’image de Speed Racer, on restera ému par l’histoire de ce film mortifère, hanté par les voitures-fantômes parce que reposant ad vitam aeternam sur un vide, une absence, un grand frère (Rex/Racer X) tant aimé et trop tôt disparu. Le petit Speedy ne cesse de courir après son frère mort, allant même jusqu’à écrire en gros R.E.X. en remplissant les cases d’un QCM. Il y est donc question du double, du dédoublement de la personnalité, de la répétition du même (on est bien toujours dans un esprit pop) et de « l’attaque des clones ». Comme dans V pour Vendetta, production des Wachowki, on passe de l’image double à la double image et on ne distingue plus vraiment la copie de l’original (Racer X en remplaçant de Rex, Trixie en remplaçante de Tajeo). On est dans la doublure, l’ersatz, l’artefact. Au passage, via ce jeu de dupes et cet amour des feintes autour d’un défunt, on retrouve aussi le tropisme de la trilogie Matrix : comment savoir si la réalité n’est pas une vaste illusion ? Oui, Speed Racer, si l’on y regarde de plus près, est bien un film schizophrène, ambivalent : via ces travestissements (dont le twist final), il y a bien du Andy Wachowski, euh... pardon, Warhol à fond la caisse là-dedans. Et dans ce parcours de deux frères unis dans une quête artistique (la course automobile passe pour un art dans Speed Racer), il est difficile de ne pas y voir un auto-portrait à peine masqué des Wachowski. Objet filmique passionnant à suivre, ce film prototype est un film fascinant qui, sous ses faux airs de « film de famille », sait nous sortir des sentiers battus - casque bas !
2 - Hunger, filmer jusqu’à l’os
Selon moi, c’est un film admirable, tant sur le fond que sur la forme, parce que c’est un film-miroir, nous renvoyant à nous-mêmes et à l’expérience de notre propre corps - matière organique appelée à connaître une entropie inéluctable. De nos jours, c’est tellement rare un film dont on sent dès les premières images qu’il y a un œil et une pensée derrière, et non pas simplement un tâcheron, ou un simple professionnel de la profession, qui se bornerait à n’appréhender l’outil cinéma qu’en termes de « capacité » alors qu’il me semble préférable, puisque qu’il s’agit bien d’un art, de l’envisager en termes de dignité. « Etre digne de diriger un tournage » affirmait Tarkovski, cité par Antoine de Baecque (in Tarkovski, collection « Auteurs », éd. Cahiers). A travers Hunger, film de résistance quant au formatage ambiant généralisé, on devine constamment une intransigeance du regard qui témoigne de « l’esthétique éthique » d’un cinéaste-plasticien qui cherche, semble-t-il, à filmer comme un acte de foi - ce qui fut, on le sait, la grande ambition d’Andrei Tarkovski. Pourquoi Hunger est-il si puissant ? Parce qu’on rentre, dès les premières scènes (admirable l’écran de neige qui vient moucheter une paluche de geôlier rougie par le sang), dans un film à nul autre pareil. A l’heure où l’on est gavé d’images télé, webistiques et autres absolument abrutissantes, on a envie, face à ce film unique, de fermer les yeux, de se laver la rétine de toute la médiocrité visuelle ambiante qui ne cesse de nous asphyxier, via cuts et flashs trépidants, et ainsi de pouvoir revenir à un état de « virginité visuelle » régénératrice. Alors bien sûr, il faut s’accrocher et accepter s’approcher d’une horreur à la violence glaçante. Ce film, interdit aux moins de 12 ans, n’est pas commode. Le film, tel un Kubrick, avance par blocs. Il est sans gras, afin d’atteindre l’os de corps mis à nu. Film tendu comme un arc, ce n’est pas un film confortable où l’on pourrait s’endormir, à moins d’avoir le cerveau définitivement inscrit aux abonnés absents. Que nous montre-t-on ? Avant la descente aux enfers de Bobby Sands, décidé à jouer sa dernière carte avec une grève de la faim (hunger strike), on a tout d’abord le récit de deux prisonniers, Davey Gillen et Gerry Campbell, qui sont plongés en 1981 dans le quotidien de la prison de Maze, Quartier H, véritable enfer carcéral. On y baigne dans la merde, tant les prisonniers que les spectateurs : sueur, sang, phalanges tuméfiées de gardiens de prison parfois abattus d’une balle dans la tête, corps christiques souillés et cadavériques, montée au calvaire, asticots qui grouillent par terre, murs couverts d’excréments, de pisse et on en passe. Rien ne nous est épargné, mais sans idéologie, discours ni baratin - un bon dessin valant mieux qu’un long discours, ce qu’un plasticien sait très bien. Viser une expressivité d’images « tactiles » qui vienne toucher l’œil et l’esprit, voilà ce qu’atteint McQueen avec Hunger. Ainsi, on évite le biopic facile. Hormis quelques cartons explicatifs et un plan-séquence d’une vingtaine de minutes entre Bobby Sands et le père Dominic Moran (où, par un jeu de ping-pong verbal relevant de la partie d’échecs philosophique, tout nous est quasiment dit du contexte historique de l’Angleterre de Thatcher et de ses environs), on n’a pas à se taper des kilomètres de mots et d’images se contentant de faire d’un film historique un récit anecdotique et illustratif. Bref, ce n’est pas un Billy Elliot sur l’IRA, plein de bons sentiments mielleux, tant mieux. Bref, Hunger ou de la puissance de feu pénétrante d’un chef-d’œuvre hors norme.
3 - L’Echange ou l’art de la tangente
L’Echange est un film poignant sans jamais prendre le spectateur en otage. Heureusement, avec ce « prince du clair-obscur » qu’est Clint Eastwood, on est constamment sur la corde raide, on pourrait vite basculer dans la sensiblerie mais on s’arrête à temps, il s’agit de trouver le bon dosage et de ne pas trop en dire. C’est ça, entre autres, la force du cinéma d’Eastwood, faire planer l’ombre du doute. Le film finit d’ailleurs sur le mot-clé « espoir », il n’a pas véritablement de point final - le tout étant affaire de croyance. Ce cinéaste, qui aime filmer en « lumière noire » des intérieurs sous-exposés, des visages mangés par les ombres et, par contraste, des extérieurs très éclairés, cultive une nouvelle fois dans cet Echange l’art de l’ambiguïté, on retrouve alors une (en)quête sans fin lorgnant du côté de l’illusion des perceptions et un univers où tout est relatif - on ne saura jamais exactement la vérité. Eastwood, avec Minuit dans le jardin du bien et du mal, nous avait déjà prévenus, via Jim Williams/Kevin Spacey : « Mon vieux, la vérité, comme l’art, est dans le regard de celui qui la contemple. Croyez ce que vous déciderez et je croirai ce que je sais. » C’est un propos que Christine Collins, dans son combat pour la vérité, pourrait faire sien. Ne pas prendre ce que l’on nous dit - ou montre - pour argent comptant. Puisque l’on est de plain pied dans la Cité des Anges, au royaume des faux-semblants et des morts, Eastwood truffe son histoire d’agents troubles et d’images doubles, via « faux enfant », mensonges d’état, jeux de transparence et glaces sans tain. L’individu qui se dresse seul contre les institutions psychorigides, c’est la liberté de parole de Collins contre les ténèbres des préjugés, c’est la lutte de David contre Goliath. Mais, au vu du récit initial, on n’est pas très surpris de suivre cette piste-là. Par contre, le plus surprenant dans ce film foisonnant, c’est sa façon d’échanger les genres, de glisser du mélo au film politique puis au thriller. Au jeu des vases communicants, cet Echange rappelle, selon moi, son meilleur film, à savoir Chasseur blanc, cœur noir, qui montrait la passion exclusive d’un réalisateur excentrique (un certain John Wilson) pour la chasse à l’éléphant, au risque de menacer d’emporter le film à faire dans son sillage. On a alors l’impression d’un autoportrait masqué du Maître, à la fois là et ailleurs. Et cet Echange, film hybride qui glisse entre les genres, est à son image. Mystérieux, donc passionnant. La virée du film dans le trip crépusculaire est radicale, cf. les scènes sanglantes de l’ogre Northcott tuant des enfants innocents dans une misérable cabane de l’Illinois, équipée de tranchoirs, haches et autres coutelas. Voilà bien du Eastwood par excellence, montrer la noirceur abyssale de l’humain, scruter la bête en l’homme : les scènes de violence de ce film sont dures, la boucherie orchestrée par le serial killer fait froid dans le dos et, de même, son exécution par pendaison, filmée avec crudité, est effrayante, comme si, au passage, même si l’on sait ce tueur pédophile monstrueux, le cinéaste voulait également montrer aux partisans de la peine capitale le théâtre de la cruauté de cette mise à mort. Bref, avec le space cowboy Eastwood, ne jamais se contenter des apparences. Il ne faut pas se fier à l’esthétique rétro du film, au climat chaud du ranch isolé, à la lumière mordorée, à la poussière de blé dans les champs et aux chères petites têtes blondes qui évoquent un cliché style Norman Rockwell, Eastwood sait également nous plonger dans le gore, aux confins du fantastique le plus poisseux. Dans ce cauchemar ensoleillé, le Mal rôde profondément, comme un puits sans fond, et le sale air de la peur aussi. Bienvenue au pays de l’enfance volée. Film doux, dur et dingue, L’Echange est un film tangent étonnant, à voir et revoir avec les yeux plissés, façon Clint, pour peut-être mieux cerner son secret et sa sagesse.
4 - Two Lovers, un film sur un fil
Parfois, il arrive qu’on n’aime un film que pour un détail ou pour deux ou trois plans. C’est le cas avec Two Lovers, signé Gray. La dernière séquence de son 4ième opus est magistrale : alors que le sentimental Leonard vient de quitter le giron familial en faisant à la va-vite son baluchon et qu’il s’apprête à retrouver la complexe Michelle/Gwyneth Paltrow, la femme qu’il aime éperdument, celle-ci lui annonce qu’elle ne part pas avec lui, lui préférant l’autre, à savoir son amant parvenu (Elias Koteas). Le regard absent, Leonard voit alors le sol s’effondrer sous ses pieds, il est à deux doigts de se jeter à l’eau dans une plage de solitude mais la vue de gants noirs offerts par la simple, mais non banale, Sandra/Vinessa Shaw le fait revenir dans le cocon familial fêtant le jour de l’An. Ici, arrive alors LA scène sublime : Gray coupe plus ou moins le son in (à vérifier, « l’émotion grand écran » emportant tout sur son passage telle une lame de fond), Leonard rentre dans l’appart de ses parents, bourré de monde, mais c’est LUI qu’on suit. Ce qui compte à cet instant-là, climax émotionnel et clé de cette Love Affair, c’est Elle & Lui. Il s’assoit discrètement, sa brave mère (Isabella Rossellini), quelque peu ogresse mais pleine de compassion maternelle, lui sourit ; notre brave Leonard s’approche alors de Sandra qui lui sourit aussi, il lui offre la bague de fiançailles, destinée au départ à l’autre fille, puis ils s’embrassent. Fondu au noir. Séquence émotion. Finale bouleversant, proche des lamentos poignants d’un fado, et qui entraîne que l’on revoit tout le film à l’aune de cette ultime touche opératique. Car, in fine, on ne sait plus très bien si le personnage féminin principal est Sandra ou Michelle. Cette géniale incertitude, qui nous fait osciller également sur le fait de savoir si Joaquin contrôle ou subit son destin, rend bouleversante la composition de Joaquin Phoenix. En pleine empathie avec lui, son Leonard Kraditor, maniaco-dépressif et dépressif bipolaire patenté, traduit de manière poignante profondeur blessée, amertume et ambivalence des sentiments devant la vie - to be or not to be. Bref, cette fin - pathétique - permet de revoir l’ensemble du film à la hausse. On déroule alors dans sa tête tout le ruban filmique, on se replonge dans la séquence d’ouverture, celle où l’on voit le spectral Leonard se jeter dans l’Hudson River, et le « corps flottant » de cet homme aux épaules rentrées, le poids du monde sur les épaules, n’est vraiment pas prêt de s’effacer de notre rétine. En bref, je n’aime pas tout dans ce film, je le trouve même par moments un peu facile (on retrouvait récemment ce thème de l’indécision amoureuse dans La Frontière de l’aube et Vicky Cristina Barcelona) mais, n’en déplaise aux cyniques qui n’y capteront que naïveté sentimentale et aux apôtres de la postmodernité qui n’y verront que classicisme démodé, ce Two Lovers contient, à mes yeux, de par son finale, la plus belle séquence de cinéma de l’année 2008. Un peu comme un tableau qui ne tiendrait que parce que le peintre a mis au bon endroit la tache de couleur qui envoûte et fait sens, ce Two lovers tient largement la route de par une ultime séquence ô combien poignante.
5 - Valse avec Bachir ou l’humain, ni plus ni moins
Valse avec Bachir, très bon film d’animation. Entre docu-fiction et métaphore de la guerre imparable. Ecrin d’images superbes, voire subliminales, pour rappeler l’absurdité de la guerre, sans aucun pathos tire-larmes nous plombant le regard. Qu’y voit-on ? Des hommes constamment sur le qui-vive, devenus des chiens hurlant à la mort, ou sa variante « L’homme est un loup pour l’homme » : ce film sur la guerre, davantage que de guerre, montre cela : l’horreur... l’horreur... l’horreur, comme dirait Kurtz dans Apocalypse Now. Fascination-répulsion pour Eros/Thanatos, entre pulsions érotiques de vie (l’urgence de vivre sa vie) et pulsions de mort, goût du rouge sang qui dégouline sur fond de patchouli, de surf, de trip psychédélique et de rock’n’roll cathartique. Et cette horreur, tout d’abord filtrée par la médiation des formes stylisées et des couleurs en camaïeu du dessin, on la prend en pleine face, à l’instar du diaporama brut de décoffrage final du kaléidoscopique Redacted, via notamment la fin de Valse avec Bachir, plus vraie que nature, avec le basculement dans des images du réel, de type documentaire, pour nous rappeler l’évidence : ce film, en apparence de fiction (images très travaillées, cadres au cordeau, trait pur, musique d’outre-tombe superbe, personnages romanesques, hagards, perdus dans les limbes de l’oubli ou du mensonge par omission), est bien nourri d’une tragique réalité : le conflit israélo-arabe. Dans les territoires de Cisjordanie et de Gaza, l’armée israélienne poursuit sa politique d’occupation, et bientôt, en septembre 82, c’est le massacre punitif des camps palestiniens de Sabra et Chatila, via l’assassinat de centaines de civils dans les camps du Liban par les milices libanaises de droite, sous l’œil (plus ou moins) complice des soldats israéliens, assoiffés de vengeance : de chaque côté, soyons francs, il n’y avait pas de fumée sans feu. Film coup de poing, sortez vos mouchoirs - le film finit, ad nauseam, sur des monceaux de cadavres et sur une image vraie d’un enfant enseveli sous les décombres -, et comme Fabrice à Waterloo dans La Chartreuse de Parme, le réalisateur israélien Folman, volontairement, par honnêteté intellectuelle, ne sait plus très bien faire la part des choses de cette putain de guerre, entre réel et fiction, entre Histoire et reconstruction de la mémoire, sur fond de perte de l’innocence - l’auteur ne cesse de courir, en se plongeant dans ses strates de souvenirs, après son jeune âge et le vert paradis des amours enfantines. Voilà un film fort de par sa valeur de témoignage et d’interrogation sur le devoir de mémoire. Et sa force vient à coup sûr de ses « artifices » et de ses chromos, nourris de l’enfance (de l’art). Eh oui, plutôt que de miser sur un scoop éventuel (on n’y apprend rien qu’on ne sache déjà) et sur l’énième cinéma-vérité qui peut conduire, on le sait, à un assèchement et à un appauvrissement du récit ou à une idéologie un peu putassière, Ari Folman, en artiste malicieux aguerri, décide de passer par l’artifice - théâtre d’ombres, allégorie de la caverne, symbolisme, dessin animé... - pour nous raconter sa vérité du champ de bataille et de ses dommages collatéraux, ou des vérités à des temps donnés, entre passé et passif et en sachant très bien, à la manière de Proust, que « le passé, c’est encore le présent. » Cocteau disait : " La peinture est un mensonge qui nous permet de saisir la vérité ". Avec Valse avec Bachir, l’art cinématographique est un mensonge (assumé, il affirme son imagerie par son genre même) qui nous permet de saisir la vérité sans grand V pontifiant et ciné-réalité soporifique : l’atrocité d’une guerre (Israël-Palestine), véritable merdier, qui ne dit pas toujours son nom et qui s’avère, de par sa traînée de poudre sans fin, d’une force d’impact traumatisante pour l’humanité tout entière, un calvaire pour le corps et l’esprit. C’est un film « rentré », de l’intérieur d’une conscience en alerte rouge. Une œuvre humaniste et humaine (l’humain, ni plus ni moins, jusqu’à l’os), mélangeant grande Histoire et petite histoire sur fond de beauté fractale, de nuit étoilée, de paradis perdu, d’icônes et de mythologies personnelles - on pense à Apocalypse Now, à La Liste de Schindler (le basculement ultime dans le réel), à Full Metal Jacket (les snipers en embuscade dans la ville en ruines), à Persepolis et surtout à Maus d’Art Spiegelman, c’est dire sa puissance dramaturgique, bref c’est un film qui joue dans la cour des grands, et qui choisit d’être pudique et parabolique plutôt que pyrotechnique à tous crins.
6 - Gomorra +... Wall-E : même combat !
Ma grand-mère bretonne me disait toujours quand elle me voyait descendre les poubelles estivales aux ordures - « Vincent, on a des poubelles bien pleines, c’est le signe que notre porte-monnaie se porte bien. » Eh bien, c’est à elle que j’ai pensé quand j’ai vu deux films récents - Gomorra et Wall-E - traitant, entre autres, des ordures ménagères en (corne d’) abondance. Dans ces deux films « prospectifs » assez sombres sur l’évolution du monde humain, le père Noël est une ordure : on consomme trop. Dans Wall-E, les hommes-poupons bouffent trop, la Terre se fait déborder par ses poubelles. Notre petit robot compresseur est chargé de nettoyer la Planète bleue couverte d’ordures. Cette animation SF se penche avec clairvoyance sur les dangers de la surconsommation planétaire - obésité, trop-plein, pollution, solitude, égoïsme, repli communautaire. D’un côté, on a sous les yeux un no man’s land fait de pyramides de détritus, on y voit Wall-E, droïde compact fait de chenillettes et d’un ventre-benne, réaliser des gestes automatiques, à savoir compiler des objets pour en faire des gratte-ciel, des totems et autres stèles de déchets, et de l’autre, on voit un monde d’anticipation aux allures de contre-utopie, un univers d’images dérivées d’images, à savoir une plateforme stellaire garnie d’hommes-mollusques, totalement assistés par des écrans d’ordi, postés sur des fauteuils flottants et défilant sur des espèces de tapis de caisse high-tech. L’homme devient sa propre marchandise. Au secours, la coupe est pleine, n’en jetez plus ! Gomorra, lui, s’imprègne magnifiquement de l’affaire napolitaine de la « crise des déchets » qui a duré quelques mois - janvier, mai 2008... - et dont la sortie de crise, en juillet dernier (le 18), avait été annoncée en grande pompe, au cours d’un conseil des ministres à Naples, par un chef du gouvernement italien transformé soudain en Super Monsieur Propre : « Naples et sa région sont redevenues des endroits propres. » Alléluia ! Dans ce film, où l’on voit bien que l’esthétique sans éthique n’est que cosmétique, la Camorra s’occupe des déchets (toxiques) des industriels à bas prix mais celle-ci balance leurs rebuts n’importe où. On creuse les terrains des paysans, soudoyés, pour y cacher cette merde... qui vaut de l’or. Et non seulement la mafia napolitaine les ensevelit dans des décharges sauvages mais elle les brûle aussi, ce qui dégage de la dioxine qui contamine les terres. Le ver est dans le fruit, les hommes sont des body snatchers - l’un des salauds du film, un gangster en col blanc (Franco, « gérant » les ordures), déclarant même à un moment : « Grâce à des gens comme moi, ce pays de merde est dans l’Europe. » De plus en plus, on le sait bien, Naples (et ses environs) est appelé « le trou du cul de l’Italie. » Tout est bon pour actionner la planche à billets. Implacablement, Gomorra dresse le portrait désenchanté d’une société gangrenée à tous les étages, tout est bon pour alimenter le marché (noir ?) d’une multinationale tentaculaire (drogue, prostitution, trafic d’armes, contrefaçons, travaux publics, enfouissement de déchets toxiques...) et cette contre-société, qui ignore la morale et la loi, fait littéralement froid dans le dos. On sent que cette « terre de feu » en puissance qu’est l’Italie du Sud, peut bientôt se transformer en gouffre cauchemardesque car c’est déjà... la guerre. En fait, Wall-E et Gomorra montrent les dangers du consumérisme moderne, un monde où l’homme est broyé par les systèmes-addictions qu’il a lui-même mis en place et où le pouvoir politique est à la botte du capitalisme financier. Avec ces deux films - citoyens, n’ayons pas peur des mots -, il s’agit de mises en garde quant au devenir d’une humanité qui, si elle s’entête à placer le capital économique avant l’humain, court droit vers le chaos.
7 - There will be blood, une marée noire sanglante...
Film tendu, âpre et majestueux que ce There will be blood (Il y aura du sang) signé Paul Thomas Anderson (PTA) et adapté du roman Oil ! (1927) d’Upton Sinclair. J’ai bien accroché avec ce film-fleuve se déroulant en Californie de 1898 à 1927, sur fond de rêve américain, et nous dressant un tableau tout en clair-obscur et sans concession du capitalisme frénétique yankee - vous savez, celui obéissant au fameux mot d’ordre « travailler plus pour gagner plus » jusqu’à en oublier le facteur humain. C’est la conquête de l’Ouest à l’ère de son expansion capitalistique tous azimuts, c’est donc une contrée carrément à l’Ouest qui nous est montrée sur un écran Cinémascope brut de décoffrage : les femmes en sont quasiment absentes, les hommes y règnent en maîtres acerbes, en bâtisseurs avides cherchant à dompter coûte que coûte Dame Nature. Ce décor planté et filmé au cordeau (la ville naissante dans un paysage désertique) m’a fait un peu penser à Il était une fois dans l’Ouest de Leone mais surtout à... Tintin en Amérique (1947) ! Eh oui, souvenez-vous de la fameuse planche 29 nous montrant un petit coin tranquille soudain envahi par des businessmen américains assoiffés de pétrole et de pognon à gogo(s). En quelques cases, on voit une ville entière se construire sous nos yeux. Dans le PTA, ça se passe au tout début du XXème siècle, au temps des cow-boys à l’âge de l’ère industrielle de l’Oncle Sam, mais ça pourrait se passer hic et nunc, dans une certaine Amérique consumériste et va-en-guerre actuelle ou bien dans une certaine France bling-bling d’aujourd’hui ayant cette fâcheuse tendance à placer le capital économique avant le capital humain, d’où des dommages collatéraux sociétaux laissant une traînée de poudre derrière eux. On connaît la chanson, hélas. Rien que pour cette leçon de vie, certes pas bien nouvelle, sur les dégâts d’un capitalisme aveuglé par le profit et la course aux billets verts (et qu’importe l’argent sale), ce film spirituel, sans être moralisateur à tire-larigot pour autant, vaut largement le détour. Il ne manque ni de souffle ni de regard sur la société occidentale d’hier et d’aujourd’hui. Dans ce décorum misant sur la banalité du mal, on a affaire à Daniel Plainview, un simple prospecteur de pétrole (joué remarquablement par le charismatique Daniel Day-Lewis) qui, petit à petit, va construire un mini-empire pétrolifère en faisant feu de tout bois et en se transformant progressivement en rapace misanthrope avide d’or noir. C’est une machine ayant pour seul carburant le white-spirit et l’esprit de compétition, il s’agit de doubler l’autre, dans tous les sens du terme. C’est un profiteur XXL, mais pas un jouisseur : il ne sait pas jouir de la vie, c’est même un handicapé de la vie. Plainview est un homme sans grande visée philosophique ou existentielle. Il fuit résolument la compagnie des hommes (il n’a pas de vie sentimentale, de femme ou d’amant), d’ailleurs, dans la bouche d’ombre de la nuit, il n’hésite pas à déclarer : « Je hais la plupart des gens, alors je veux juste gagner suffisamment d’argent pour les éloigner tous ». Et c’est d’ailleurs ce qu’il parvient à faire, implacablement. A la fin, dans son antre fantomatique aux perspectives fuyantes, rappelant aussi bien le milliardaire excentrique Howard Hughes retranché dans sa tour d’ivoire (Aviator) que la prison dorée (Xanadu) de Citizen Kane, notre magnat du pétrole est devenu un vieil Oncle Picsou solitaire proche d’une Tatie Danielle cultivant la haine de soi et des autres. Il est dans la jouissance du Mal, n’hésitant pas à renier son fils (le seul lien qui pendant le film en fait de temps en temps un semblant d’humain, doué de sentiments) ou à dézinguer, à coups de quilles mortels, le jeune prêtre, prophète de pacotille, manipulateur devenu manipulé. On est dans ce finale (la vie comme une piste de jeu avec, à la clé, un winner et un loser) quasiment dans le tragi-comique, guère éloigné d’un certain burlesque d’antan se régalant dans le jeu de massacre tonitruant. D’ailleurs, le génial Daniel Day-Lewis, avec ses cheveux noirs frisés et sa moustache, n’est pas sans rappeler par moments la « soupe à la grimace » de Charlot. En quelques instants, le film oscille entre tragédie et farce cartoonesque : ainsi, la dualité du personnage principal - Daniel Plainview, un vrai pourri mais pas totalement antipathique à 200% - n’en est encore que plus manifeste, chapeau. Oui, voilà bien un film très intéressant à suivre car ces différents niveaux de lectures en font un bloc filmique mystérieux qui, tel un navire pétrolier sillonnant une mer d’huile, glisse quelque peu entre les doigts englués ad nauseam dans l’eau trouble.
8 - Mesrine, l’instinct de mort ou l’instinct de cinéma
Hénaurme film que ce Mesrine, l’instinct de mort, signé Richet. Mine de rien, ce cinéaste réussit là où beaucoup d’autres frenchies échouent piteusement : faire un film noir qui lorgne du côté des grands Américains (Siegel, Penn, Peckinpah, Cimino, De Palma) sans tomber dans le travail de copiste, voire de bon élève appliqué, ou dans l’exercice de style plutôt vain. A dire vrai, on n’est pas ici dans un sous-Besson, on est, et c’est ça qui est très précieux selon moi, dans l’instinct de cinéma, en aucun cas dans la naphtaline ou dans la boutique d’antiquaire surannée. En France, à part Richet, je ne vois qu’Aja, et un Gans peut-être, pour parvenir actuellement à être dans un cinéma de genre qui tienne bien la route par rapport aux grands frères étatsuniens formés à une école de cinéma hollywoodienne ô combien efficace, combinant fond et forme avec une maestria évidente. La question est : que faire avec sa culture ciné US ? Dupliquer à l’identique, au risque de faire forcément moins bien (on préfère en général l’original à la copie), ou bien recycler en faisant feu de tout bois tout en n’oubliant pas d’où l’on vient ? Richet, qui a grandi dans un HLM de la banlieue parisienne (Meaux) et qui a certainement dû voir à la téloche giscardienne les polars désenchantés de Melville, va dans cette direction-là et il a bien raison. De l’homme au Stetson, il retient les teintes froides, gris-bleu métallique, à vous glacer le sang, et les blocs humains d’opacité pure - par exemple, Gérard Depardieu, alias Guido, est impressionnant en gros parrain du Milieu, proche de l’OAS, naviguant en eaux troubles -, et des Américains, je dirais que Richet retient leur sens des grands espaces, leur puissance d’accélération fascinante et les chemins de traverse du Nouvel Hollywood : le goût pour les marginaux, pour les frontières floues du bien et du mal, pour une méfiance à l’égard de toutes les formes d’autorité et pour le rapport frontal au sexe et à la violence. Ici, il nous embarque dans une course en avant rocambolesque, et c’est peu dire que les 1h53 de son film passent à une vitesse vertigineuse, via splitscreen depalmesques tendus et montagnes russes sur fond de guerre d’Algérie traumatisante, d’enlèvements, de cavales et de courses-poursuites jusqu’au Texas et au Canada ! Tout marche là-dedans, voire roule à fond la caisse, et ça fait plaisir à voir, aussi bien les moments de romance au charme exotique que les instants de bravoure de Mesrine et toute la séquence tonitruante style film de prison. Ce Scarface à la française, enfant des fifties et des sixties, est comme Tony Montana à la recherche du quart d’heure, et plus, de célébrité warholienne : « Si tu vis dans l’ombre, tu n’approcheras jamais le soleil » (Mesrine). L’ennemi public n°1 se voit bientôt en personnage de ciné grand public et ça prend : Jacques Mesrine (1936-1979) ou l’histoire d’un mec qui fait de sa vie un film, entre Audiard et Scorsese, et cette mise en abyme de son propre personnage, entre réalité et fiction, est certainement ce qu’il y a de plus troublant dans le bonhomme. Surarmé, surpuissant, surmédiatisé, Richet montre bien l’aspect bigger than life terriblement séduisant de ce criminel ultra-célèbre des années 70, qui se sait en sursis et en survie. Pas particulièrement politisé, il adore se faire mousser, il surfe allègrement sur la vague et, en 69, à sa sortie d’avion sur le tarmac canadien, alors qu’il est accusé de meurtre et de kidnapping, il fanfaronne tel un cabot devant les journalistes en déclarant à la façon du Général de Gaulle un « Vive le Québec libre ! » tombant comme un cheveu sur la soupe. On hallucine ! Ce mec-là est un hold-up à lui tout seul. Il ose, il tente des coups et ça passe. Plus besoin de braquages spectaculaires, il se la joue superstar en « ennemi public n°1 », recherché par toutes les polices de France et de Navarre et pas peu fier d’avoir bientôt à affronter une unité de police spécialement créée pour lui, à savoir la « cellule anti-Mesrine ». En résumé, la force de Richet, c’est, malgré une reconstitution minutieuse de la France vintage d’autrefois (hauts képis des flics, Renault 16, moustaches et brushing d’antan), de ne pas chercher à « faire vrai », à l’instar des biopics actuels plombés par un mimétisme à la sauce Grévin (du genre Piaf, Sagan, Coluche et consorts), mais davantage à « faire corps » avec son sujet principal, Jacques Mesrine. Le côté kaléidoscopique de ce film-puzzle qu’est L’instinct de mort vient admirablement épouser l’aspect paradoxal de Mesrine, aussi bien vénéré en icône de contre-pouvoir (jusqu’au-boutisme et haine du système et de la société d’un hors-la-loi romantique) que détesté (tueur égocentrique, machiavélique, raciste, colérique aux actes de violence parfois répugnants). Au final, ce film de Richet est vraiment sympathique en diable, bref du cinéma grand public n°1 pour un ennemi public n°1 : bingo !
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