En ce début d’année 2010, voici venu le temps des listes, pratique qui peut paraître scolaire, académique, mais qui a aussi le mérite de faire entrer du jeu dans l’approche de l’objet - ici le cinéma - qu’on cherche à traiter (ainsi on se souvient des pratiques ludiques de la playlist chez Borges, Prévert ou Pérec) et qui permet de dresser un bilan, de prendre du recul par rapport à une passion pour voir ce qu’il en ressort, ce qui émerge, sur des années, après des heures et des heures de visionnage et des kilomètres de rubans filmiques venus titiller notre nerf optique. En ce moment (novembre 2009-février 2010), Umberto Eco, grand universitaire adepte de l’encyclopédisme et du collectionnisme, expose au Louvre, avec Mille e tre, le « vertige de la liste » via la présentation d’une série d’œuvres graphiques de plasticiens cherchant, ou plutôt feignant, à mettre de l’ordre autour d’eux (Delacroix, Claude Closky, Louise Bourgeois, etc.). Comme le rappelle Eco, « Une liste, c’est l’énumération de choses essentielles ou futiles, c’est l’arrangement aléatoire ou structuré d’éléments cohérents ou disparates, c’est un classement toujours provisoire, c’est l’organisation incongrue ou harmonieuse d’objets réels, virtuels, imaginaires ou symboliques, c’est l’entassement volontaire ou hasardeux d’ensembles homogènes, c’est l’accumulation de définitions nécessaires ou chimériques, c’est l’aboutissement dialectique du dialogue utopique entre le rêve et la raison. C’est le vertige qui nous prend devant l’agencement impossible du monde, etc., un processus utilisé par les artistes. » Classer, classifier, ordonner, étiqueter, énumérer, compiler, sampler, il s’agit de mettre de l’ordre dans le monde, de dégager du sens du chaos. C’est encore Eco qui distingue les listes fermées des listes ouvertes qui se terminent par un « etc. ».
Certes, ici, au vu des nombreux films qu’il était tentant de retenir, on était tenté de faire une liste ouverte en multipliant les « etc. » et les appendices afin d’enfiler les films comme des perles, mais histoire de ne pas trop succomber au vertige de la liste, voici, à mes yeux, dix films marquants des années 2000, à savoir un Top Ten des Années 2000, donc une « liste fermée » permettant de revenir sur le 7e art en tant que caisse de résonance ouverte à des questions essentielles liées à Dieu, la mort, le temps, le sexe, l’amour, la nature. Questionnements qui, comme on le dirait dans l’introduction d’une mauvaise copie de philo, travaillent les hommes depuis « la nuit des temps ». Du cinéma des années 2000, je retiens de nombreuses déconstructions du récit, jouant sur la confusion des genres et des temporalités - Mulholland Drive (2001) de Lynch en étant certainement le parangon. Déconstruction narrative, allant jusqu’à couper des longs métrages en deux (Tropical Malady, Boulevard de la mort) ou jusqu’à éclater le film en un tout kaléidoscopique multipliant les différents registres d’images (Redacted de De Palma, Valse avec Bachir de Folman, entre la fiction et le documentaire), et autres pratiques postmodernes autoréflexives allant jusqu’à dupliquer d’anciens films afin de créer un « film de seconde main » jouissif (tout Tarantino et Loin du paradis) ; des années deux mille je retiens également des films qui, sans virer dans la culpabilité écologique ou l’hygiénisme chlorophylle pesants, viennent camper dans la nature ou la jungle urbaine, à l’affût d’épiphanies de monstres, de syndromes post-11 Septembre et surtout de l’Autre, apparitions miraculeuses qui permettent de quitter les sentiers battus d’un certain rationalisme occidental afin de pénétrer des chemins de traverse peut-être plus propices à une meilleure connaissance de la nature humaine et du ciel étoilé au-dessus de nos têtes (The Host, Cloverfield, Grizzly Man, Le Nouveau Monde, Tropical Malady, Lady Chatterley, etc.).
Et vous, chers lecteurs, quels sont vos dix films marquants des années 2000 ?
1. Le Nouveau Monde (2005) de Terrence Malick
2. In the Mood for Love (2000) de Wong Kar-wai
3. Elephant(2003) de Gus Van Sant
4. A History of violence (2005) de David Cronenberg
5. Loin du paradis (2003) de Todd Haynes
6. The Host (2006) de Bong Joon-ho
7. La Nuit nous appartient (2007) de James Gray
8. Lady Chatterley (2006) de Pascale Ferran
9. Mystic River (2003) de Clint Eastwood
10. Le Village (2004) de M. Night Shyamalan
1. Le Nouveau Monde (2005) de Terrence Malick
Malick est un cinéaste rare : quatre films (La Ballade sauvage, 1973 ; Les Moissons du ciel, 1978 ; La Ligne rouge, 1998 ; Le Nouveau Monde, 2005) en une quarantaine de printemps. Ce cinéaste, qui joue facilement l’Arlésienne (il refuse le jeu des médias et il n’existe quasiment aucune photo de lui), préparerait depuis quelque temps un certain, et incertain, Tree of Life. Son New World, revisité tout récemment par Cameron avec Avatar (un Pocahontas dans le cyberespace), est considéré par un certain nombre de spectateurs, dont je fais partie, comme « un sommet de beauté poétique et de profondeur métaphysique ». Comment écrire sur ce long poème visuel qu’est Le Nouveau Monde, relevant de l’indicible et, comme dirait Kubrick (un autre cinéaste-démiurge), d’une « expérience non-verbale » ? Disons simplement qu’il fait partie des films rares qui vous grandissent, vous enrichissent spirituellement et vous aident à vivre, tout simplement. Face à ce long trip « chamanique », signé par un ex-philosophe de formation, comment expliquer les larmes qui me sont venues pendant et après la projection ? Ce film-fleuve m’a subjugué. Tout en connaissant le statut culte de Terrence Malick, « le Dernier des Mohicans » à Hollywood, je me souviens que je partais au départ, en salle de projection en 2005, pour voir un grand spectacle à l’américaine sur la découverte des Indiens par les Anglais et je découvrais, au final, la poésie magistrale de sons et d’images traités en volutes envoûtantes, un véritable film d’auteur. Une vision du monde, en osmose avec le cosmos. Ce qui m’a le plus impressionné dans Le Nouveau Monde ? Que Malick ne donne visuellement et philosophiquement pas plus d’importance à une gueule de star (Colin Farrell, Christian Bale) qu’à un figurant (Indien ou autres), à une branche d’arbre qu’au frémissement du vent dans les hautes herbes ou au battement d’ailes d’un oiseau dans le ciel. Une telle liberté de regard, je n’ai jamais vu cela au cinéma, hormis chez Tarkovski. Voilà, je garde ce film au plus profond de moi car c’est un cinéma « hanté », « habité », qui me nourrit au centuple - offrant un curieux mixte entre désenchantement du réel (course au Néant) et béatitude proche du Nirvana. Bref, une leçon de cinéma doublée d’une leçon de vie, que demander de plus au 7e art ?
2. In the Mood for Love (2000) de Wong Kar-wai
Tel un parfum envoûtant, In the Mood for Love reste longtemps en tête après l’avoir vu. Pour la beauté de ses images stylisées, pour ses acteurs magiques (Maggie Cheung et Tony Leung), pour sa bande-son ensorcelante et son histoire d’amour impossible, sur fond de solitudes urbaines, de rêveries dépressives et de temps suspendus. Hong Kong, 1962, apprenant que leurs conjoints respectifs ont une liaison, Mme Chan et M. Chow commencent à se tourner autour, passant peu à peu de la confidence au jeu de la séduction. Bientôt, les premiers pas hésitants laissent place aux mains qui s’effleurent. Robes fleuries multiples, travellings caressants, horloges obsédantes, volutes de fumée, chambre d’hôtel 2046, gouttes de pluie dans les phares des voitures, secret enfoui dans les ruines d’Angkor, tout concourt à « sensualiser » à l’extrême les plans et à faire chavirer nos cœurs. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts, le style glamour d’In the Mood for Love a été tellement pillé par la pub et la fortune critique de ce film a été si grande (reconnaissance internationale et succès public à la clé) qu’il est de bon ton, de la part d’un certain snobisme cinéphilique, de dénigrer ce film, de l’accuser d’être trop esthétisant et de lui préférer, forcément, les films d’avant, plus « confidentiels » (Nos années sauvages, Happy Together) donc soi-disant plus authentiques. Or, depuis In the Mood for Love, Wong Kar-wai n’a pas galvaudé son talent. Ce conteur graphique ne s’est pas répété tant que ça : il a produit une variante à In the Mood for Love, encore plus sophistiquée (le superbe 2046, 2004), quelques courts métrages plus ou moins inspirés (Eros, 2005, Chacun son cinéma, 2007), puis un film tourné aux USA, intéressant mais en deçà de ses capacités, My Blueberry Nights, 2007 - surtout qu’au passage, pour ce film, il a dû se passer de son chef-op attitré, Christopher Doyle. Mais bon, ce Wong Kar-wai, avec ses deux chefs-d’œuvre des années 2000 (In the Mood for Love et 2046), a placé la barre tellement haute qu’il n’est pas non plus aisé pour lui, j’imagine, de revenir à chaque fois avec la même grâce cinématographique. Néanmoins, et je suis sûr que je ne suis pas le seul, je ne désespère pas de retrouver à l’avenir, au sein de ses prochaines productions audiovisuelles (The Lady from Shanghai, The Grand Master), sa poésie du collage et sa capacité magistrale à fusionner fond & forme pour le plus grand plaisir de l’œil et l’esprit.
3. Elephant (2003)de Gus Van Sant
Alors que Luc Besson à Cannes, en 2000, était passé à côté du superbe In The Mood for Love (qu’« un » prix d’interprétation pour Tony Leung) au profit du lacrymal Dancer in the Dark de Lars von Trier (Palme d’or), Patrice Chéreau, lui, en 2003, ne s’y est pas trompé en offrant cette prestigieuse récompense à cette véritable leçon de cinéma qu’est Elephant, film reprenant la fusillade sanglante du lycée Columbine - revisitée également, on s’en souvient, mais sur un mode documentaire par Michael Moore via Bowling for Columbine. Appartenant à la trilogie lancinante de l’errance (avec Gerry et Last Days), Elephant n’est pas un docu-fiction cherchant à expliquer de A à Z la tuerie perpétuée par deux adolescents en 1999 : « Pour Elephant, il y a toujours la question du ‘pourquoi’, ‘comment cela a-t-il pu arriver ?’ (…). Toutefois, nous ne voulions pas expliquer quoi que ce soit. Le public doit se demander comment de telles choses peuvent se produire. » (Van Sant). Eloigné d’un certain surlignage qui a souvent tendance à plomber le cinéma moralisateur d’Haneke, Gus Van Sant fait baigner son film dans une atmosphère poétique, et ce flottement narratif - des travellings sans fin hantant passerelles et couloirs de lycée sur du Beethoven - n’en rend que plus violent encore le finale meurtrier (en partie hors-champ) ; cette violence froide et mécanique tirant à coup sûr sa puissance de déflagration de plans tracés au cordeau d’un cinéaste topographe et formaliste qui filme sec, sans gras. Son film ne dure qu’1H20. Bien sûr, le réalisateur ne manque pas de faire allusion à ce qui est très certainement la cause de ce massacre fomenté par deux ados livrés à eux-mêmes (blessures narcissiques et absence d’empathie envers l’autre du fait d’une confusion entre réel et jeu vidéo), mais ce qui est le plus fort ici est certainement la rencontre incongrue entre l’innocence d’un côté (le ciel bleu azur, la blondeur angélique, les premiers baisers, les potins des lycéens, les parties de foot en plein air) et la sauvagerie décérébrée de l’autre. Ainsi, je ne suis pas prêt d’oublier le plan (en travelling) où se rencontrent très brièvement l’ange blond du film (la beauté diaphane d’Elias rappelle le Tadzio de Mort à Venise) et les deux ados tueurs en treillis militaire. A la question « Qu’est-ce que vous foutez ? », Elias s’entend répondre le robotique et programmatique message - « Tire-toi et reviens pas. Il va y avoir du grabuge. » Fondu au noir.
4. A History of violence (2005) de David Cronenberg
Quand A History of violence de Cronenberg est sorti en 2005, je n’ai pas tout de suite été convaincu puis, les années passant, c’est un film auquel on repense souvent, tant il est étrange et pénétrant. Cronenberg, via A History of violence, torpille l’American way of life de l’intérieur, montrant à quel point la pseudo-normalité d’une bourgade paisible, à tendance paranoïaque prononcée (port d’armes autorisé), peut vite virer au rouge sang : l’History of violence, c’est celle de l’Amérique, revisitée par Scorsese (Gangs of New York), et c’est aussi l’histoire du passé violent de Tom Stall/Viggo Mortensen, un père de famille qui, parce qu’il a abattu deux malfrats terrorisant les clients de son restaurant, devient un super-héros local mais, bientôt, son aura médiatique est contrebalancée par le retour de sa violence d’antan, comme s’il ne pouvait échapper à son destin. Dirty Harris, un bandit à ses trousses, parviendra même, avec ses questions (« Comment se fait-il qu’il soit si doué pour tuer son prochain ? »), à faire douter la propre femme de Tom Stall, mi-apeurée, mi-fascinée par la nouvelle identité de son homme - « Dis-moi la vérité, qui es-tu ? », s’interroge Edie/Maria Bello. Et nous aussi. Avec A History of violence et Les Promesses de l’ombre, Cronenberg, maître de « l’horreur intérieure », poursuit son questionnement sur la dualité de la nature humaine, son animalité, son ambivalence à l’égard du bien et du mal. On plonge dans les eaux troubles de la psyché humaine. Certains fans de ce cinéaste, alias le « Roi de l’Horreur Vénérienne », s’avouent déçus depuis sa facture classique apparue avec Spider et A History of Violence, leur préférant ses films foutraques du début (The Brood, Shivers, Rabid) et en venant à confondre trop paresseusement, me semble-t-il, classicisme et académisme. Pourtant, en y regardant de plus près, le cinéma de Cronenberg poursuit sa mue avec malice, ne changeant point d’obsessions (la tempête sous un crâne, les mutations du corps) mais d’apparence et de genre. Dans A History of Violence, il suffit de se rappeler avec quelle insistance sa caméra-scalpel s’attarde étrangement sur le visage ravagé de Carl Fogarty/Ed Harris pour voir à quel point, derrière l’apparence lisse d’un cadrage léché, se cache encore chez lui, et plus que jamais, la « beauté du chaos », née de la rencontre incongrue entre une belle image à la Hopper et un gore obsédant façon Francis Bacon.
5. Loin du paradis (2003)de Todd Haynes
Loin du paradis fait partie des films qui me sont chers, bien sûr pour son amplitude mélodramatique (un amour impossible sur fond de lutte des classes et de couleurs de peau), mais davantage encore pour sa démarche artistique : Tood Haynes fait ici un film directement inspiré d’un long métrage des années 50 réalisé par Douglas Sirk, Tout ce que le ciel permet. On dirait qu’il nous pose la question : que faire avec sa culture cinématographique quand on veut réaliser SON film ? Le film-sample, à la Tarantino, n’est-il que pur jeu formaliste où débouche-t-il sur autre chose (une réflexion sur le cinéma et le temps) ? Loin du paradis, c’est l’histoire de Cathy Whitaker/Julianne Moore, une femme blanche de l’american dream des 50’s qui tombe amoureuse d’un jardinier noir, pendant que son notable de mari, lui, combat ses penchants homosexuels. Ceux qui accuseraient ce film de n’être que poncif ne le verraient, me semble-t-il, que par le petit bout de la lorgnette, d’une part parce que certains clichés ont la vie dure (comment ne pas voir que ce film parle encore de la société actuelle, de son racisme ordinaire et de certaines orientations sexuelles tabous), et d’autre part parce que, comme le disait Hitchcock, « il vaut mieux partir d’un cliché que d’y arriver ». Ce film (plagiat revendiqué !) est un cliché qui s’assume comme tel, allant jusqu’à revendiquer ses emprunts. Bien sûr que les images léchées, combinant tons pastel, paroles fleur bleue et robes-bonbonnières, sont des clichés ambulants et des chromos croisés ailleurs (notamment chez Sirk et Norman Rockwell), et pour cause il s’agit de parler de l’Amérique proprette et protectionniste des fifties ! Bien sûr que le thème est archi-vu (c’est celui de l’amour impossible), mais, encore une fois, il s’agit d’en passer ici par le voile des apparences et des artifices afin de faire jaillir la puissance des diktats sociaux et, a contrario, celle des sentiments buissonniers. J’admire ce film car, tout en étant un film citationnel qui multiplie les références hollywoodiennes (les cinéphiles fétichistes se régalent avec Loin du paradis comme avec le remake plan par plan de Psycho,1998, par Gus Van Sant), il parvient cependant à émouvoir jusqu’aux larmes. Remake conceptuel mettant à plat la machine cinéma et grand film sentimental : à part Haynes, je n’en vois qu’un récemment qui a pu réussir cet étonnant collage, c’est Tarantino avec Jackie Brown, 1997.
6. The Host (2006) de Bong Joon-ho
Comment qualifier ce film coréen complètement barré et en même temps hautement maîtrisé (sa beauté plastique est sidérante et son monstre une vraie proposition d’artiste contemporain) : film de monstre burlesque ? Film monstrueux ? Film-mutant survitaminé ? On ne sait pas trop sur quel pied (ou queue !) danser avec ce film pétaradant à souhait qui avance par moments tel un bolide – à l’image de son héros pachydermique qui hante toute l’intrigue – puis, soudain, il (le film + le monstre) ralentit en plongeant dans des stases spatio-temporelles bien calmes, à l’instar des eaux noires et étales de la rivière Han (Séoul) où apparaît, pour la toute première fois, le monstre, suspendu gracieusement, telle une chrysalide en apparence inoffensive, à un pont high-tech dernier cri. Cette bête-là, venue des profondeurs sud-coréennes ou amerloques, est parfois belle, élancée (surtout lorsqu’elle fait de majestueux plongeons – dont un magnifique retourné ! – de la berge à la rivière), mais, assez souvent, elle devient débile, voire grotesque, notamment lorsqu’elle déboule, tel un chien fou en rut, sur le bord de la rivière et qu’elle provoque à la fois fascination et effroi dans la population locale. Question attraction-répulsion à l’égard de l’Autre, on pense naturellement à La Guerre des Mondes sauf que, dans ce Spielberg crépusculaire, les Tripodes, terrifiants engins de guerre disciplinés, ont un projet évident : exterminer la race humaine et… Tom Cruise ! Dans The Host et c’est ça le tour de force de ce film-monstre, la grosse bestiole bébête et gluante, plus modeste, n’a pas vraiment de projet clair, elle est en roue libre, fidèle à sa nature primitive de gros mollusque glouton - elle ne pense qu’à bouffer ! Ses orifices musculeux et sexués ingurgitent ou rejettent non stop humains, ossements, cannettes et autres. Bref, c’est un gros tube digestif ambulant. A l’image des tentacules visqueux de cette grosse masse balourde (une sorte de Godzilla au pays du matin calme), le film se fait mouvant… comme s’il glissait sur une grenouille, il « déborde » de son cadre narratif et c’est cette indétermination même quant à sa nature, quant à son genre (film d’horreur ? réflexion politique ? comédie grand-guignolesque ? fable écolo ? mélodrame familial ?), qui le rend si monstrueux et si fascinant.
7. La Nuit nous appartient(2007)de James Gray
Gray, le noir lui appartient. D’emblée, au détour d’un plan du générique, le titre du film, We Own the night (devise de la police criminelle new-yorkaise) se présente à nous en venant frapper les écussons des uniformes de la brigade du NYPD. Ce We own the night annonce la (non)couleur : un noir bien serré nommé désir. La grande classe d’un noir allant du deuil à l’élégance. Il s’agit d’un film clair-obscur, hanté par la Grande Faucheuse, avec des figures archétypales s’enfonçant, la peur au ventre (notamment celle des flics), dans la nuit noire non pas monochrome mais vampirique. Entre noir clair (la nuit des flics) et noir foncé (celle des bas-fonds des night-clubs), sachant qu’« il n’existe pas un noir mais des noirs » (Yves Saint Laurent). D’aucuns diront que c’est un scénario prévisible, ce qui est vrai sauf que Gray, et c’est ça ce qui le sauve amplement, se situe très loin d’un certain cinéma hollywoodien ultra-formaté, fait de violence esthétisante gratuite et de second degré rasoir. Certes, il y a des clichés, mais on n’en reste pas là car il y a à l’œuvre le brio d’un Gray qui sait faire fructifier le cinéma de ses aînés (Visconti, Coppola, Friedkin) sans être pour autant dans le copier-coller ou dans un scolaire à la manière de. Malicieusement, Gray entre dans un système codé (le polar noir) pour poser son récit puis, après, quitter les poncifs du genre - exit les sirènes hurlantes d’une mise en scène pompière - afin de nous amener vers un ailleurs ; selon moi, on a une plongée dans l’histoire contemporaine américaine mâtinée d’une façon de voir les choses plus européenne. Ses mises au noir restent longtemps en mémoire : on retiendra surtout, au détour de quelques plans, des aplats noirs qui, tels des abîmes de films de vampires, viennent manger ces êtres-pour-la-mort. Lorsque Bobby/J. Phoenix) et sa bombe portoricaine (E. Mendes) quittent le couloir de la fête policière sur fond d’ambiance mortifère, on voit leurs silhouettes s’enfoncer dans la nuit noire, et peut-être dans leur part d’ombre. Et autre aplat noir de jais qui dit le travail de la mort, c’est celui où l’on voit Bobby, seul, s’enfoncer dans l’ombre dévorante d’un couloir, juste avant de découvrir le laboratoire de l’antre des malfrats russes où se prépare la coke ; on est avec lui, les nerfs à vif, dans cette jungle de pièces glauques et sombres comme un caveau. Oui, ce James Gray est bien un film de vampires avant d’être un polar.
8. Lady Chatterley (2006)de Pascale Ferran
Je me souviens encore de mon coup de cœur 2006 pour Lady Chatterley. Lady Ferran, j’avais l’impression que cette cinéaste, dix ans après L’Age des possibles, venait de réaliser plus qu’un film, on aurait dit, via un je-ne-sais-quoi d’ineffable de saisi entre deux êtres et qu’on appelle l’amour, une captation de la vie : elle montre tout cela sur la toile et bien plus encore. Pourtant, son film, dans sa trame, est fort simple : c’est une histoire d’amour entre deux amants (une lady, Constance/Marina Hands, et un garde-forestier solitaire, Parkin) que tout oppose : leurs classes sociales, leurs mots et leurs mondes. On est en apparence dans un mélo lambda voire dans une bluette érotico-kitsch style Harlequin et consorts mais, ce qui est bouleversant dans ce film, c’est que Ferran, sous couvert d’un classicisme apparent de la mise en scène (en osmose avec le côté corseté de l’Angleterre puritaine fin 19e/début 20e s), parvient à montrer une modernité du sentiment qui chamboule tout sur son passage. On assiste, sous nos yeux, à la transformation d’une femme : il s’agit du portrait d’une lady très 19e, puisd’une femme affranchie, très 20e, qui se libère peu à peu des convenances sociales pour vivre un amour grandeur nature avec un garde-chasse au milieu de la forêt. Cette Chatterley fait alors penser à une sorte d’Emma Bovary Old England. Mais restons-en là au niveau des références littéraires car ce film a aussi une amplitude cinématographique. On est parfois tout proche d’une ode panthéiste façon Malick. Ces deux amants-là, Constance et Parkin, inventent un nouveau langage, un Nouveau Monde, forcément scandaleux puisqu’inintelligible par le reste du monde. Dans ce trip filmique mêlant corps et flore à fleur de peau, Ferran fait vibrer et durer ses plans, comme si on était au plus près de la présence du monde : capter la naissance d’une femme-fleur, la lumière entre les feuilles, le miroitement de l’eau, les gouttes de pluie zébrant les corps des amoureux, l’odeur de l’humus, voire de l’humain trop humain. Bientôt, les corps exultent mais, chose admirable, malgré un côté « entomologiste » d’une caméra naturaliste, on n’est jamais dans le voyeurisme, c’est cela qui est superbe : les corps s’empoignent, se mélangent, le dialogue physique (au départ maladroit) s’affine mais ce traitement sans pruderie du filmage n’enlève rien au mystère de ce couple, à son intimité et à sa quintessence.
9. Mystic River (2003) de Clint Eastwood
Difficile d’en choisir un parmi la cohorte de bons, ou grands, films réalisés par Eastwood dans les années 2000 (Space Cowboys, Créance de sang, Million Dollar Baby, Mémoires de nos pères, Lettres d’Iwo Jima, L’Echange, Gran Torino) ; les plus faibles étant sûrement Créance de sang, « petit » thriller basique, et Mémoires de nos pères dont la construction en flash-back peut finir par lasser. Mystic River, on s’en souvient, c’est l’histoire d’une rivière maléfique, lorsqu’un passé poisseux remonte à la surface et qu’il est la conséquence de dommages collatéraux tragiques dans le présent. Difficile d’oublier le cri de douleur de Sean Penn//Jimmy lorsqu’il apprend la mort de sa fille. Difficile d’oublier la bouche d’ombre, et d’égout, qui attire, irrésistiblement, l’enfant violé devenu adulte (Tim Robbins/Dave) dans un trou noir. Vraiment impossible d’oublier le casting de rêve (Tim Robbins, Sean Penn, Kevin Bacon, Laurence Fishburne, Laura Linney), le noir crépusculaire de Tom Stern, la musique mélancolique de Lennie Niehaus et la formidable histoire du film, adaptée de Dennis Lehane. Disons que l’on entre dans un Eastwood avec la certitude d’être entre de bonnes mains : il y a chez lui un tel sens du scope, de l’espace et du mythe qu’on ne voit actuellement qu’un Carpenter, sur le sol américain, pouvant réaliser avec lui sur ce terrain-là. Celui des grands conteurs américains (de Faulkner à Ellroy via Huston). Dans Mystic River, le classicisme de la forme s’allie à une modernité du propos. Sous couvert de nous présenter un psychopathe en puissance, le cinéaste fait aussi un état des lieux d’une certaine adolescence américaine décérébrée, confondant le réel avec un jeu vidéo - à la sortie du film, des liens seront d’ailleurs établis avec d’autres fictions hantées par une jeunesse perdue dans l’incommunicabilité meurtrière (Bowling for Columbine, Elephant). Bref, celui que l’on prenait à tort pour un réac dans les seventies (on le confondait avec Dirty Harry) s’avère être, avec le temps, un formidable sismographe de l’âme humaine, désirant coûte que coûte comprendre celle-ci mais sans jamais l’enfermer dans une case ; Eastwood brosse le portrait de l’homme sous tous ses angles, ou presque, car ce grand humaniste n’exclut point en nous une part d’ombre définitivement mystérieuse. Avec le temps, les films de ce déjà « grand classique » s’avèrent être des romenquêtes, évoluant majestueusement entre la tranche de gâteau et la caméra-vérité.
10. Le Village (2004) de M. Night Shyamalan
C’est surtout avec Le Village que je me suis mis à apprécier le cinéma de l’Indien de Hollywood. Avant, son histoire post mortem de Sixième sens, son film référentiel aux comic books (Incassable) et son récit d’extraterrestres dans les blés (Signes) m’avaient séduit mais pas au point de me convaincre totalement. Et après, ses deux films suivants (La Jeune fille de l’eau, Phénomènes) m’ont quelque peu déçu. Avec Le Village, par contre, je suis entré complètement dedans ; disons que Shy, emberlificoteur narratif de génie et digne héritier du cinéma fantastique de Spielberg, m’a ici complètement bluffé. Sa mise en scène, d’un grand raffinement (science du surcadrage, moirures des plans, fluidité du filmage), est au service d’une histoire qui part du local (une petite communauté en vase clos imaginée dans les bois de la Pennsylvanie, 1897) pour atteindre le symbole et l’universel. A travers cette société contrite qui vit dans la crainte de créatures maléfiques, on peut y voir un écho, et ce n’est point un scoop (la plupart des commentateurs à l’époque de la sortie du film l’avaient vu), à l’Amérique post-11 Septembre paranoïaque et hyper-protectionniste, en proie au « mensonge » de la guerre en Irak (cf. les nombreux fakes de G.W. Bush pour légitimer l’intervention musclée des marines contre Saddam Hussein). Dans la lignée d’autres films post-11 Septembre (V pour Vendetta, Inside Man), et en beaucoup plus fin que l’illustratif World Trade Center signé Stone, Shyamalan fait de son Village une parabole sur l’Oncle Sam d’aujourd’hui, à tel point obnubilé par sa peur de l’Autre (l’étranger, l’inconnu) qu’il en vient à ignorer l’ennemi de l’intérieur. D’une manière détournée, Shy brosse le portrait d’un village de la fin du XIXe siècle pour nous parler de nos peurs d’aujourd’hui, portes ouvertes au communautarisme et à la xénophobie. Mais, au-delà de ce sous-texte politique foisonnant, Le Village est également un spectacle de cinéma très prenant. On n’est jamais très loin de King Kong (une tribu vénérant un monstre à la fois effrayant et protecteur), d’un cauchemar filmique imparable jouant sur nos peurs primales (peur du noir, des sous-bois, du chaos de la nature), et on est surtout dans le film d’un cinéaste-artiste qui sait, avec trois fois rien (telle l’apparition d’un rouge vermillon s’étalant sur la frontalité de l’écran), combiner avec magie entertainment et film d’art à la beauté ensorcelante.