‘Meurtres de la Princesse juive’, ou le choc des altérités des années 80

Meurtres de la Princesse Juive : un titre bien
provocateur. Qu’est-ce que ça évoque pour vous ?
Surgissent peut-être, pêle-mêle, images de couteau, de sang,
de couronne, de Salomé dansant pour avoir la tête de l’infortuné Jean-Baptiste...
En fait, une Princesse juive, c’est aussi une JAP, acronyme
pour Jewish American Princess, un stéréotype US datant des années 60-70 dont
les valeurs morales essentielles reposent dans le shopping, la manucure, la
chirurgie esthétique, et éventuellement la psychanalyse.
Cette enfant gâtée de la société de consommation, ancêtre de
Paris Hilton, est une des nombreuses clés de la vision d’Armando Llamas sur les
années 80, développée dans sa pièce très riche jouée en ce moment au Théâtre de
la Tempête à la Cartoucherie.
Les destins d’une foultitude de personnages (35 au total,
chacun remarquablement doté d’un caractère propre et marquant) s’y croisent et
s’y décroisent au gré des errances de tous, çà et là, sur une planète - terrain
de jeu, du terminal international d’Abu Dhabi à un petit troquet du dixième
arrondissement, en passant par le Pakistan, Budapest et Hiroshima.
Chacun, à l’instar de ces princesses juives, incarne un
stéréotype qui, mis en présence de l’Autre par la grâce des voyages
intercontinentaux qui se généralisent, va tenter d’entrer en rapport avec Lui,
pour le plus souvent aboutir à un lamentable naufrage personnel. Viendra alors
l’inévitable, fuite exclue : le rapport tant désiré de fraternité devient
conflit, l’échange tourne au contrôle, et il ne s’agit plus alors pour ces
infortunés que de choisir leur camp : souffrir ou faire souffrir, tuer ou
être tué. Et de tenter pour trouver son bonheur d’en prendre son parti,
masochiste ou sadique selon qu’on s’est retrouvé proie ou prédateur.
Tous, personnages et spectateurs, pourront utiliser leur
propre grille d’analyse sur chaque situation. Des schémas émergent bien de
l’affrontement général, mais à première vue, dans la mêlée, bien malin ou chanceux
celui qui pourra en tirer une leçon de conduite et s’en tirer à bon compte. Des
princesses de toutes les religions - divines comme commerciales - élevées dans un
féminisme des années 70 castrateur se répandent sur la planète et y déversent
leur égoïsme, des american psychos - suisses pour l’occasion - bien propres sur
eux dépècent des routards en quête d’expérience, des maris musulmans battent
leur épouse hindoue, des femmes françaises exhalent la haine et la rancœur au
fond de leur banlieue... La fraternité ne semble pouvoir provenir que de contacts
où l’on se côtoie sans se voir et se croise sans se toucher.
Et pourtant, les moments de communion, produits par
l’inattendu, et souvent éphémères, sont là en contrepoint pour illuminer
l’ensemble et lui donner toute sa valeur.
Quatorze tableaux, des scènes en anglais, mais aussi en
ourdou, hongrois, serbo-croate, une dizaine de lieux, plus de deux heures de
pièce... Comme on peut l’imaginer, un monde si foisonnant et si complexe présente
une multitude de défis à la mise en scène. Philippe Adrien, Guillaume Marquet
et Alix Poisson les relèvent brillamment.
Grâce à l’alternance de techniques toutes maîtrisées :
danse, percussions (qui rythment impeccablement la plupart des tableaux et
transitions), chant, vidéo, à des décors un peu criards mais efficaces et
représentatifs de ces années-là, et surtout à l’énergie d’une troupe qui
transmet sa joie d’être sur scène et sublime le tout, le spectateur goûte avec
plaisir à la plupart des saynètes.
On se souviendra avec bonheur par exemple de la béatitude
imbécile du travailleur humanitaire au Pakistan, des états d’âme de la femme de
Marne-La-Vallée, de l’explosion subite et contagieuse d’amour dans le bistrot
parisien, ou de la scène de ménage à Hiroshima... Tous ou presque seront
crédibles jusque dans leurs excès.
Les émotions variées et contradictoires se succèdent ainsi jusqu’au final. Rire, émotion, poésie, angoisse, amour, nostalgie habillent heureusement la salle à l’unisson. Nous en sortirons avec la joie d’avoir voyagé dans tant d’endroits différents, et rencontré tant de personnages colorés : gentils ou méchants, beaux ou laids, mais qui ne laissent pas indifférent !
‘Meurtres de la Princesse Juive’, d’Armando Llamas, mise en scène Philippe Adrien en collaboration avec Guillaume Marquet et Alix Poisson, avec Naidra Ayadi, Jean-Pierre Becker, Dominik Bernard, Elise Bertero, Sarajeanne Drillaud, Nathan Gabily, Benjamin Guillard, Audrey Lamy, Matthieu Marie, Guillaume Marquet, Solveig Maupu, Alix Poisson, Alexandrine Serre, jusqu’au 8 avril 2007 au théâtre de la Tempête (Cartoucherie de Vincennes)
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