Michel Petrucciani : Little Big Man
Le documentaire français Michel Petrucciani – Body & Soul (2011) de Michael Radford commence très bien, on entend les premières notes au piano du superbe morceau (mon préféré !) September Second (1991), composé par le célèbre pianiste de jazz himself. On ne pouvait mieux commencer pour entrer dans la danse de cette musique envoûtante, aérienne et gracieuse, respirant la joie de vivre même si traversée, par instants, par quelques accents de mélancolie. Que dire qui n’ait été dit sur le légendaire jazzman Michel Petrucciani (1962-1999), mort à l’âge de 36 ans seulement ? Le film entremêle habilement, sur un mode hagiographique, la vie et l’œuvre ; on finit carrément sur le petit Michel en train de jouer fin 1998 – c’est son ultime concert – au Vatican devant... le pape Jean-Paul II. La messe est dite ! En même temps, ce doc nuance l'éloge, il n’oublie tout de même pas de mentionner que ce gamin d’Orange (Sud de
Avouons-le, il est difficile de dresser le portait d’un tel phénomène sans être profondément fasciné, et ému, par la trajectoire fulgurante du personnage. Musicien handicapé atteint dès la naissance d’ostéogenèse imparfaite, appelée aussi la « maladie des os de verre » qui limite la croissance, ce little big man, bien plus petit que le piano, a su en quelques années se hisser au niveau des plus grands et devenir l’un des plus grands pianistes de jazz de son temps. Certains puristes ont fait la fine bouche devant son immense talent car ce petit géant du jazz n’hésitait pas, il est vrai, à fusionner fulgurances façon Satie avec un jazz bien plus commercial, lui ayant d’ailleurs fait gagner fissa les faveurs du grand public. Il n’empêche qu’il existe un son Michel Petrucciani comme il existe un son Thelonious Monk, un son Herbie Hancock ou un son Chick Corea, ce qui est le plus important. Comme le précise l’un des intervenants du film : mettez l’un de ces quatre musiciens au piano et l’on entendra aussitôt leur son, unique, alors que, pour les autres, on n’entendra qu’un piano.
« Ce jour-là, je vois à la télé une émission avec Duke Ellington. Et mon cœur… Vous savez… Waouh ! Après, j’ai voulu un piano, à 4 ans. » On peut aussi citer une autre de ses confidences, qui n’est pas dans le film mais que l’on doit à Pascal Anquetil, « Je me souviens, à l’âge de huit ans, avoir dit à mon père en pleurant : je n’arrête pas d’entendre de la musique en moi. Comme une radio sans fin. Je vivais alors un vrai cauchemar. Mon père m’a simplement dit : " C’est bien. Profite de ce don. " ». « Petruche », la musique, il l’avait dans le sang. Pétri de jazz dès son plus jeune âge, grâce à un père (Tony, Sicilien d’origine) guitariste de jazz renommé, il ne peut être scolarisé du fait de sa maladie (à la moindre pression ses os se cassent), aussi quotidiennement il consacre sept heures à la musique ; il bénéficiera notamment des cours de piano de Raymonde Jacquemart. Résultat : à 3 ans il chante les standards du jazz (Wes Montgomery, Miles Davis, Django Reinhardt, Art Tatum, Bill Evans…) ; à 7 ans il joue du piano et, à 13, il accompagne Clark Terry, rien que ça. Au départ, le trompettiste américain, en voyant ce gamin arriver, ne le prend pas au sérieux, il se met à jouer des notes fantaisistes, Michel attaque aussitôt un blues, Terry est alors rapidement abasourdi. Un témoin souligne : « A l’âge de 13 ans, il jouait comme un vieil homme noir perdu dans un piano bar quelque part à Mexico… ». La classe.
Ce qui est frappant, chez Petrucciani, c’est sa force de volonté. Une fois qu’il a pris une décision, rien ne l’arrête, que ce soit par rapport au regard porté sur sa propre maladie (il déteste jouer le rôle de bête de cirque et fuit la compassion), par rapport aux femmes (malgré son « anormalité », il enchaînera les conquêtes, un Picasso n’a qu’à bien se tenir !) et surtout par rapport au cheminement qu’il veut faire prendre à sa musique. Sa maladie, il fait avec, se sachant hors normes. Petruche décide, à la façon d’une rock star, de brûler la chandelle par les deux bouts. Animé par un profond et impressionnant optimisme, il ne veut surtout pas perdre son temps, décidant de tout vivre intensément : « J’aimerais bien vous dire : oui, je souffre énormément. J’ai beaucoup de problèmes. Je suis petit, je suis handicapé, je bande pas. Mais non. Tout va très bien. J’ai une vie tout à fait normale, avec des enfants, avec une femme. Voilà, c’est tout. » Adepte des coups d’accélérateur et des volte-face existentielles et géographiques, il sait ce qu’il veut. Lorsque ses parents lui achètent un piano, il s’agit d’un jouet pour nain ! Il le casse illico presto, affirmant ainsi sa volonté inébranlable d’en avoir un vrai ; Son père Tony se débrouillera pour récupérer un piano abandonné dans une base militaire désaffectée. Et, alors qu’il aurait pu vivre toute sa vie à Montélimar, où il bénéficiait d’une énorme quantité d’amour, Michel choisit de conquérir
En même temps qu’il suit la carrière de l’artiste (de ses débuts à Montélimar jusqu’à son dernier concert en 1998 via son envol audacieux pour Big Apple, son épanouissement sous le soleil de Californie avec le saxophoniste Charles Lloyd, ses sept enregistrements (1986-1994) pour Blue Note puis ses va-et-vient de star entre New York et Paris*), le film met surtout l’accent sur le son Michel Petrucciani et l’homme. A la fois leçon de musique et de vie, ce doc s’avère vraiment passionnant, du 4 sur 5 pour moi. Jazzy à souhait, son montage alerte, enchaînant images d’archives, documents personnels et films amateurs (on y voit souvent un Petrucciani aimant faire le pitre !), suit harmonieusement les lignes mélodiques rapides du jazzman français. Par contre, le film présente un défaut : ses intervenants parlent mais leur identité n’est pas précisée, leurs noms ne sont pas mentionnés à l’image, je trouve ça dommage, on ignore ainsi la relation de proximité ou non de l’interviewé avec le musicien. Question musique, on est servi. On parle ici en termes de toucher, de feeling, de dynamique, d’énergie. Sa main droite, très solide, est décrite tel un… oiseau chanteur. En fait, ses mains puissantes aux longs doigts avaient une vigueur inépuisable, ce qui lui permettait de tenir des lignes mélodiques très longtemps, donnant ainsi l’impression que sa musique était facile et évidente alors qu’elle était le fruit d’un immense travail. Dernier point, ce doc humaniste, qui montre comment un petit homme de 99 cm a pu surmonter la fatalité de sa maladie pour devenir un géant du jazz, donne, à n’en pas douter, de l’espoir aux personnes handicapées et rappelle aux autres - les valides - d’éviter de se plaindre pour un rien. Le mot de la fin à son fils Alexandre, atteint du même mal : « Je crois que le message que mon père voulait faire passer est celui du courage et de l’espoir. Tout est possible si l’on se donne les moyens et l’être humain n’a pas de limites. Peu importe qu’il soit né grand, petit, beau ou laid. Tout ce qu’il désire peut être acquis par la volonté et le travail. Michel en est l’exemple parfait. » Dont acte.
* En 1994, Michel Petrucciani remporte une Victoire de
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