Au corps réel, surchargé d’étoffes et de bijoux, de la femme berbère ou kabyle, le regard occidental, colonial, substitua le fantasme d’un corps odorant et barbare dénudé, paré d’argent, d’or et de pierreries. Voyageurs et artistes se trouvèrent pris dans l’inextricable contradiction entre un ordre ancien qui dissimulait le corps tout en affichant de multiples codes et leur propre désir, en quête d’accessibilité.
Dans Les Coquelicots, le peintre Léon Comerre
met en scène une jeune danseuse au corps ferme et voluptueux, vêtue d’un haut
doré que ne renierait pas une adolescente contemporaine, et d’une jupe, ou
plutôt d’une étoffe lamée, chamarrée, savamment drapée sur ses hanches
généreuses, le triangle des hanches et du pubis marqué par le croisement de
bandes de tissus. La bijouterie berbère intervient par touches sur ce corps
luxurieux : bracelet cylindrique argenté au bras droit, bracelets dorés niellés
au bras et au poignet gauches. Jumelles des seins pressés par l’étoffe, des
fibules rondes ferment la croisée de la jupe. Conséquents, les fameux
coquelicots, également au nombre de deux, ornent l’épaisse chevelure de jais,
en harmonie avec la bouche petite, écarlate et pleine. La jeune femme tient un
tambourin à la main droite. La musique et la danse - vraisemblablement du
ventre - ne vont pas tarder à se déchaîner...
Comme
l’illustre cette toile, les peintres orientalistes furent séduits par la
"barbare" joaillerie berbère. Ils y lurent une invitation au voyage
baudelairienne, loin des femmes occidentales corsetées vêtues de pauvres
couleurs ; ils y virent des parures destinées à un corps libéré, dénudé ou pour
le moins révélé.
De nos
jours, encore, la massive beauté de ces bijoux attire et fascine par
son exotisme, sa pesanteur, son évocation rêvée d’un monde voluptueux,
barbare, pris dans un jeu ambigu de contrainte, de liberté, de sensualité et de
soumission.
On pouvait
fantasmer les khalkhals, bracelets de
cheville ouvragés, au pied de quelque femme à demi nue, dans sa native
sensualité. Massives ailes de papillon en argent doré, aux motifs émaillés
rouges et bleus, porteuses du sur-symbole de deux chaînettes, ou sobres plaques
ciselées portées sur un frustre bracelet de cheville arrondi, ces chevillères
évoquent cependant le fardeau, la servilité.
Lorsque Jacques Majorelle peint une femme berbère, dans un
camaïeu de rouge et de brun, il révèle sa vêture intime, issue des âges
antiques, deux pièces de tissus réunies par les fibules. Ses larges épaules
découvertes, elle croise ses fortes mains sur sa poitrine. Au regard d’imaginer
la fibule dégrafée par une main experte et le suggéré révélé. La jeune femme,
quant à elle apparaît triste, maussade. C’était le cas, le plus souvent, des
femmes de ces régions lorsqu’elles posaient pour le peintre ou le photographe
occidental.
Un réel patrimonial et tribal
Dans la vraie
vie, les femmes porteuses de ces pesants bijoux ne s’exhibaient certes pas dans
des tenues légères ou tant soit peu dénudées. Peu de leur corps se révélait
lorsqu’une danse collective les appelait à se rassembler et à évoluer sous les
regards de leur tribu assemblée. Un nombre infinitésimal d’entre elles avait
accès à un somptueux patio.
La femme
berbère traditionnelle portait en fait une double et lourde charge de
vêtements, de parures. Ces dernières manifestaient, non sa personnalité et sa
beauté, mais son appartenance à sa tribu, son rang, celui de sa maison, de son
mari, dans la société. Elles symbolisaient également son statut, son honneur. Y
répondaient l’autre marque, celle des tatouages. La femme était avant tout
représentation. Qu’elle soit répudiée, et les bijoux, ainsi que sa valeur
sociale lui étaient retirés.
Hors la
cérémonie du mariage, le bijou berbère n’avait pas fonction d’apparat. Vaquant
à ses multiples occupations enveloppée d’étoffes superposées, la tête et le
buste couverts de bijoux souvent moulés, bras et chevilles enlacés d’argent, la
femme du peuple, la paysanne, portait le poids du patrimoine familial, valeurs
accumulées au fil des années prospères, monnayables si besoin était.
Au fil du
temps, de ce temps de travail, d’enfantement et de peine - et non de luxure et
de loisirs - les bijoux marquaient l’usure, le passage du temps. Pas après pas,
peine après peine, l’argent des lourdes khalkhals s’usait, leurs décors, leurs
motifs s’effaçaient. Le corps contraint imposait ainsi sa marque au métal plus
ou moins précieux suivant les fortunes locales.
Une nudité symbolisée par la parure
La femme berbère était, en fait, le sujet (ou l’objet) d’un
double jeu paradoxal : à toutes et tous pesamment dissimulée, elle portait sur
elle les attributs de son appartenance, de sa sexualité, de sa nudité. Ce qui
devait demeurer caché s’exhibait suivant les codes en vigueur. A l’exact
opposé, en quelque sorte, du désir occidental qui, une fois suscité, appelle au
dénudement, au dénuement, à la parure et aux senteurs apposées sur la peau nue.
De fait, encloses dans de multiples parures de chevelure,
boîtes porte-amulettes ou boîtes mammaires, les senteurs paraient également le
corps de la femme, en attente de la danse, de l’échauffement du corps - non
dénudé - qui, alors, dispenserait parfum et rêverie.
Comme
l’ont déterminé Francis Ramirez et Christian Rolot (1), la nudité s’exprimait
dans cet amoncellement, ce recouvrement : "triangles pubiens des fibules,
vulves quasi-figuratives, ardillons s’accouplant aux anneaux des agrafes".
Dans les vallées du Draa ou du Todhra, la symbolique sexuelle se sur-affirmait,
les jeunes femmes portant tout à la fois des fibules triangulaires, surmontées
du "coït métallique de la pointe et du cercle", auxquelles étaient
suspendues de troublantes boîtes mammaires porteuses de parfums, dont le poids
tendait le tissu sur la poitrine. Là se manifestaient sensualité, sexualité et
l’indispensable fertilité, fondement de la place de la femme dans son
environnement social. Un voyageur, égaré en ces lieux après un harassant
périple, n’eût trouvé là qu’un sobre substitut au rêve de la voluptueuse
hétaïre.
La femme berbère
peu à peu s’allège
Pour un Occidental en quête de confort, de sensualité et de
superflu, le bijou féminin est avant tout objet de désir et d’affirmation
personnelle, même s’il est porteur d’ostentation patrimoniale et de réussite
sociale.
Dans la
société berbère traditionnelle, la femme n’a pas réellement voix au chapitre.
Il est hors de question qu’elle aille effectuer son choix, négocier avec les
bijoutiers harassés. C’est son mari qui va effectuer les emplettes à l’issue de
longues palabres. Elle
avance prise dans la triple étreinte de la tradition, de la tribu, de la
manifestation extérieure d’un honneur collectif, familial et personnel.
Cet étau
se desserre peu à peu. Vers 1910, au Maroc, les khelkals disparaissent des
chevilles citadines. Ceci dit, le bijou berbère peut également se faire léger, aérien, à travers les petites
fibules papilloniformes des vallées du Draa et du Tondra ou les croix de
Goulimine ou boghdadiyas, croix du Sud à l’exécution parfaite. Cette
accumulation métallique se fait souvent bruissement, frémissement, tintinnabulement, nourrissant à nouveau l’imaginaire de luxe, calme et volupté
occidental.
Du Maroc à
la Grande Kabylie
algérienne, la tradition d’une bijouterie massive règne jusqu’au XXe siècle,
le bijou kabyle recourant plus volontiers aux décors émaillés et aux cabochons
de corail.
Ouled-Naïls, courtisanes entre rêve et réalité
Au pied des Aurès, aux portes du Sahara, naît le
mythe-réalité Ouled-Naïl. D’après la douteuse légende coloniale, ces femmes menaient
une fructueuse vie de danseuse et prostituée, avant de s’en retourner chercher
un époux dans leur tribu. Ce qui laisse pour le moins sceptique. Quoi qu’il en
soit, leur patronyme fut progressivement attribué à l’ensemble des courtisanes
de la région, assurant souvent le soutien financier de leurs familles.
La séduction des femmes naïlates tient à leur tenue
chamarrée, au ruissellement des pièces d’or, d’argent sur leur visage et leur
poitrine, à leur authentique art de la danse. Là encore, la beauté repose sur
l’accumulation, l’édification de chevelures élaborées, figées. Ces filles, ces
femmes accroissent leur parure à mesure que leur commerce charnel et pécuniaire
s’accroît, accumulant pièces, colliers de corail, bracelets à motifs en relief,
ceintures d’argent moulé, ornant leurs diadèmes de plumes d’autruche supposées
prophylactiques. Les plus jeunes n’arborent que de modestes colliers de pièces
et de simples bracelets.
En pleine possession de ses richesses, l’Ouled-Naïl
apparaît comme un être hiératique, avec sa coiffure "à l’assyrienne",
ses diadèmes et sa riche parure. Personnage dédié au rêve, au désir et au
plaisir, associant rituel fascinant et don de soi, elle est affranchie de la
conjugalité et des travaux domestiques. Dans une vie incertaine, exposée à la
convoitise, au vol et pire, la danseuse naïlate porte sur elle l’ensemble de
ses biens. Ses bras sont porteurs de bracelets hérissés de pointes, destinés à
protéger, à frapper, autant qu’à orner. Dans un monde colonisé qui s’appauvrit,
elle est la dernière à arborer et enrichir la parure traditionnelle.
Dans Au soleil, Guy de Maupassant, érotomane fasciné, fait revivre à nos
sens, à nos yeux, la troublante apparition des Ouled-Naïls. Il y voit un rituel
antéislamique plutôt qu’un folklore convenu : "Leur danse est une marche
douce que rythme un coup de talon faisant sonner les anneaux de ses pieds. A
chacun de ces coups, le corps entier fléchit dans une sorte de boiterie
méthodique : et leurs mains, élevées et tendues à la hauteur de l’œil, se
retournent doucement à chaque retour du sautillement, avec une vive
trépidation, une secousse rigide des doigts.La face un peu tournée, rigide, impassible, figée, demeure étonnamment
immobile, une face de sphinx, tandis que le regard oblique reste tendu sur les
ondulations de la main, comme fasciné par ce mouvement doux. Elles vont ainsi
l’une vers l’autre. Quand elles se rencontrent, leurs mains se touchent ; elles
semblent frémir ; leurs tailles se renversent, laissant traîner un grand voile
de dentelle, qui va de la coiffure aux pieds. Elles se frôlent, cambrées en
arrière, comme pâmées dans un joli mouvement de colombes amoureuses. Le grand
voile bat comme une aile.Puis,
redressées soudain, redevenues impassibles, elles se séparent ; et chacune
continue jusqu’à la ligne des spectateurs son glissement lent et boitillant.
Toutes ne sont point jolies ; mais toutes sont singulièrement étranges."
En totale
rupture avec l’image des femmes arabes furtives, dépendantes, soumises, les
Ouled-Naïls auraient pu être créées pour le bonheur du voyageur occidental.
Mais décidément, leur corps n’est point révélé ! Les peintres, dont Etienne
"Nasreddine" Dinet, établi à Bou Saâda, et les photographes, dont
l’Algérois Jean Geiser, se chargeront de combler cette agaçante lacune, et
d’exposer enfin l’image du corps féminin exotique, nubile, de préférence,
dénudé, paré.
Le lien illusoire
Pendant
plus d’un siècle, l’Occidental habité par la mythique du harem se heurte
douloureusement à la réalité de la femme berbère, dont le corps se dissimule au
regard. Le désir fantasmé de la nudité, l’étreinte seulement accessible dans la
fumée des bordels coloniaux, lient seuls l’homme d’Occident à la femme du
Maghreb, réellement et fondamentalement inaccessible.
Comme
souvent, entre notre regard désirant et la réalité, existe un gouffre que nous
ne pourrons jamais totalement combler. Cela ne nous
empêche nullement de goûter et d’admirer la beauté, la pesanteur, la fluide
présence des fibules ajourées, ornées de motifs émaillés de l’Anti-Atlas, des
bracelets ornés de clous à tête perlée de Goulimine, des somptueuses fibules de
Tiznit ou des anneaux de cheville estampés des Aït Jelidassen, du bracelet
Ikafen ou de la chevillère akhelkhal des Aurès... Ils demeurent témoignages
séduisants d’un ordre qui tout en parant et dissimulant expose bien des désirs
et des enjeux cachés.
Thierry
Follain
*
Sur les bijoux berbères et marocains :
(1) Bijoux du Maroc, la beauté du diable - Francis Ramirez et
Christian Rolot (ACR)
Une approche subtile et multiple des bijoux berbères et de leurs
enjeux culturels, sensuels et sociaux.
(2) Abzim, parures et bijoux des femmes d’Algérie - Wassyla Tamzali (Dessain et Tolra / Entreprise algérienne de presse)
A travers une écriture vivante,
l’auteur redonne vie et sens aux bijoux, éclaire leur histoire et leur
contexte.
(3)Bijoux du Maroc - Jacques et Marie-Rose Ravaté (Edisud/Le
Fennec)
Une approche thématique experte, basée sur les diverses influences
régionales.
* Sur les Orientalistes :
Les Orientalistes - Lynne Thorton (ACR)
Superbe, expert, mais... cher.
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Très bel article votre mirage berbère. Il est bien dommage que ces corps sensuels massifs fermes et voluptueux, tellement féminins et magnifiquement parés ne sucitent plus les désirs des hommes d’aujourd’hui...hélas !
Finalement l’oeil occidental ne voit d’abord que du cul partout.
Allez : révisez-moi ces "berbères ou kabyles", ces femmes berbères qui n’ont pas voix au chapitre, ces vulves qui traînent partout, ces pubis en goguette et les ouled naîls que vous "berbérisez" au pied des Aurès. Profitez-en pour revoir la géographie du pays.
Et épargnez-moi vos références récursives occidentalo-occidentales pour me prouver que vous savez de quoi vous parlez.
Je suis un peu surpris par votre article. Mon grand-père est berbère et j’ai connu mon arrière grand-mère. Je peux vous dire que dans sa vie quotidienne elle ne portait pas particulièrement de bijoux ou peut-être lors de fêtes .
Faire un "trip" sur l’exostisme orientale avec des références constantes à l’érotisme et plus, c’est du néo-colonialisme. Le tout sur couvert de bijoux, de références littérraires. et picturales
Vous avez une vision dans le genre de celle des américains qui nous voient tous une baguette à la main et un béret sur la tête . Il faudrait nuancer et argumenter.
Merci pour votre témoignage. J’entends bien que les femmes berbères ne portaient pas en permanence leurs bijoux, qui constituaient un patrimoine. Le thème principal de l’article est la différence entre ce que cette bijouterie féminine représentait pour le peuple berbère et ce que les occidentaux ont voulu y voir : les éléments d’un érotisme facile et débridé. Je souhaitais également attirer l’attention sur cette bijouterie berbère séduisante, aux multiples déclinaisons.
Rappellons à notre cher auteur que la réalité coloniale de la femme berbere parée ou non de ses lourdes parures se confinait exclusivement aux bordels et quartiers reservées.
Les bijoux dont vous parlez etaient bien souvent le produit d’un dur labeur financé par les soldes des petits français en mal de vulves.
Ah oui encore une chose, le tableau du début d’article represente une turque ou une esclave ottomanisée et non une berbere. et ce que vous avez pris pour des fibules n’ets qu’une boucle de ceinture.
Les Ouled Naïl ne sont pas berbères et ils ne vivent pas au pied des Aures. On peut, en chipotant un peu, trouver que les pieds des Aures sont grands...
Les femmes berbères ne sont pas les femmes soumises que vous décrivez. Chez les berbères, la femme n’a jamais été effacée : La Kahina, la société touareg...
Les bijoux ne sont JAMAIS portés en permanence et toutes les femmes n’en ont pas. Le Khelkhal est un anneau qui se porte à la cheville. L’étymologie du mot est arabe.
La femme berbère a toujours bénéficié d’une grande liberté notamment dans les moeurs sexuelles loin de la pudibonderie et des bondieuseries orientales. Les berbères ont gardé leur fonds païen qui surnage sur le rituel musulman.
Je n’ai pas besoin des références que vous citez : je suis berbère, mes parents sont berbères et je ne suis pas kabyle.
On ne dit pas berbère OU kabyle comme si les termes étaient synonymes. Les kabyles sont berbères mais les berbères ne sont pas forcément kabyles.
C’est aussi simple que ça. Je ne vais pas faire plus confiance à vos références qu’à mon vécu.