Moby Dick en nouvelle traduction
Hermann Melville était Américain, romancier du XIXe siècle, orphelin de père, puis marin - dans cet ordre. Comme Américain, il échappe au misérabilisme comme à l’exaltation, fort à la mode en Europe ; romancier non romantique, il vit un siècle optimiste dans une nation optimiste, proche encore de la nature sauvage mais industrieuse ; père disparu, mère exclusive, il s’évade en littérature avant que la psychanalyse n’existe, métamorphosant ses désirs et conflits par l’imagination ; marin à dix-neuf ans avant de tenter d’instruire les enfants anglais, il récidive sur un baleinier à vingt-trois ans qu’il quitte avec un compagnon pour vivre quelque temps parmi les cannibales des Marquises avant de regagner, par divers bateaux, Boston. Il se met à écrire, décrit un au-delà des apparences, il sublime la nature au point de rendre métaphysiques certains de ses êtres. Moby Dick, le monstrueux cachalot blanc, est de ceux-là. Publié en 1851, sa récente réédition en Pléiade se fait sous une nouvelle traduction agréable due à Philippe Jaworski.
Les blancs du siècle industriel rêvaient de se rendre maîtres et possesseurs de la Nature, d’en dompter les lois et les êtres vivants. Le monstre blanc des mers est la version inversée de cet optimisme, le diable en personne qui se rit des prétentions des hommes. Si les demi-sauvages, comme le harponneur Quiqueg, compagnon tatoué et chéri du bateau, ne se posent pas de question, exerçant leur habileté ici et maintenant avec un fatalisme des fins admirable, les prétendus civilisés comme Achab le capitaine ou Starbuck le second apparaissent comme déformés par leurs prétentions.
Achab devient fou de ressentiment après avoir perdu sa jambe contre le cachalot. Monomaniaque, il perdra toute raison (donc toute humanité) en poursuivant jusqu’à la mort son combat avec le condensé (démoniaque selon la Bible) des forces de la Nature, combat perdu par avance puisque le démon l’a conquis tout entier en le consumant de haine.
Starbuck reste ce velléitaire adepte du principe de précaution au point d’en devenir superstitieux, incapable de l’acte de volonté qui eût sauvé l’équipage, sa mission commerciale et le bateau ; trop civil (craignant tout conflit), trop bien-pensant (donc trop peu intelligent), trop tiède en sa foi (mais courageux par fatalisme), il laisse faire, et se trouve entraîné malgré lui dans le destin général.
Nourri aux mythes bibliques, tétés dès l’enfance auprès d’une mère calviniste d’origine hollandaise, Hermann Melville voit le monde en noir et blanc. Ce « fanatisme » (qui subsiste quelque peu chez les Américains d’aujourd’hui, tout comme chez les reconvertis du communisme européen) se heurte à la bête réalité de la nature, sous la forme de la mer et du cachalot blanc. Ce surnom de Moby Dick, donné à la bête par les marins, est une directe référence biblique ; si Dick est Richard, prénom royal souvent donné aux puissants et devenu l’argot pour la trique virile, Moby vient en anglais de « mob », la cohue, qui rappelle le tohu et bohu, le chaos primordial, la matière démoniaque animée sans la raison de Dieu.
Le récit fait directement référence à Jonas, avalé par la baleine parce qu’il a désobéi à Dieu. « Va à Ninive, demande Dieu à Jonas, et prêche la vérité qui est ta vocation. » Comme certains intellos de nos jours qui se plient à la bien-pensance et au « ne pas faire de vagues », Jonas « effrayé par l’hostilité qu’il allait soulever, trahit sa mission » (p.69) et courut se cacher pour se faire oublier. Mais Dieu le poursuivit jusqu’à ce que, abandonné de tous, Jonas finît dans le ventre d’un Léviathan sorti des mers et y demeurât trois jours. En cette geôle vivante, il revint sur lui-même, vit sa faute et implora Dieu. Le poisson le recracha sous astreinte du commandement de Dieu : « prêcher la Vérité à la face du Mensonge ! Voilà quel était cet ordre ! » (p.70) Avis aux intellos...
Les contradictions de l’esprit occidental engendrent de tragiques conflits, qui ne se résorbent que dans la catastrophe. Rien d’étonnant à ce qu’après une longue quête, entrecoupée de digressions sur les baleines, leur description, leurs mœurs, leur pêche (toute cette Raison encyclopédique qui est la fierté et l’arrogance des mâles, blancs, prométhéens sûrs d’eux-mêmes et dominateurs), s’engage une lutte cosmique entre la Bête et les hommes. Elle se déroule en trois chapitres, trois jours comme les trois coups du destin ou trois mouvements comme le lancer du harpon. Orgueil et démesure : Achab veut défier Dieu, il rencontre le démon, qui l’emporte au fond des flots. Seul reste, sur la mer apaisée, l’innocent Ismaël, dont le nom signifie « Dieu a entendu ma demande ». Tout un symbole ! Ismaël, fils chassé d’Abraham, est le double de l’auteur, observateur et témoin, accroché (ô dérision) au cercueil scellé que Quiqueg, cet ami prévoyant, s’était fait faire quelque temps auparavant, lors d’une prophétique langueur.
Saint Melville a peut-être écrit là son Apocalypse.
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