Moi, l’ouragan el Nino
Saint-Cyprien, le 13 août 1998. Journée d’azur et d’or sur le Quercy blanc. Je ne sais pas si c’est un beau jour pour mourir, mais c’est aujourd’hui que ça va se passer. Dans la fraîcheur de la bastide, le fusil de chasse armé à la main, je jette un dernier coup d’œil à ma guitare et à mes tableaux. Mon regard accroche cette toile représentant Montcuq, que j’avais peinte en 1993. Mourir près de Montcuq… quelle dérision, jusqu’au bout de la désabusion. En imagination, je revois Les Blés jaunes de mon cher Van Gogh. Je ferme doucement la porte pour ne pas réveiller Zinou. Adieu, ma tendre femme. Dans la cour, je caresse une ultime fois la tête de mes chiens. Ils voudraient m’accompagner pour cette promenade dont ils ne savent pas qu’elle est l’ultime. Je leur ordonne de rester dans la cour. Cette balade, je la ferai seul. D’un pas ferme je m’engage sur ce sentier qui mène vers l’infini. Vincent, je te rejoins, j’arrive.
Tandis que je chemine, ma vie pour rien resurgit dans ma mémoire. Mon enfance en Nouvelle-Calédonie. Mes études d’ethnologie, d’archéologie et de philologie latine à la Sorbonne, et, déjà, cette passion pour la musique et la peinture. Et cette foutue envie d’être reconnu, riche, célèbre, adulé et, en même temps, ce sens de l’humour, de la dérision et cette mélancolie lucide qui me faisait détester la moitié m’as-tu-vu de moi-même. Ce tour du monde en cargo à la fin de mes études, ces quelques fouilles archéologiques en Mélanésie. J’aurais pu être une sorte d’Indiana Jones. Mais non, impossible : des chorus de jazz me trottaient dans la tête et fourmillaient au bout de mes doigts. La musique m’appelait.
Paris, 1959. J’ai 25 ans et je veux me tailler une part de lion dans le gâteau de la vie. Je fréquente les boîtes de jazz de Saint-Germain-des-Prés. Très vite, je deviens le contrebassiste des Dixie Cats. On enregistre deux 45 tours qui ne se vendent pas. L’année d’après je suis le bassiste des Gottamou. Le 45 tours qu’on sort ne marche pas non plus, mais je me suis fait une petite réputation de musicien. Ce n’est encore pas la gloire, mais c’est déjà ça. La chance vient à moi quand Nancy Holloway, une chanteuse de jazz black, me repère au Mars Club et m’engage comme musicos. En même temps, j’essaie de vendre mes chansons aux maisons de disques, mais ça n’intéresse personne jusqu’à ce que Barclay finisse par me signer. Mon premier 45 tours, avec Pour oublier qu’on s’est aimés en face A, sort en 1963 (Nicoletta reprendra cette chanson et en fera un tube en 1965). Succès très mitigé en France, mais ça marche assez bien ailleurs. Des années plus tard, Pedro Almodovar reprendra d’ailleurs la face B en italien, Un ano de amor, dans la BO de Talons aiguilles. Ça me fait une belle jambe, maintenant.
Le fusil cassé à la saignée du bras, je m’allume une clope sous l’azur du Quercy. L’or des blés m’attend, là-bas, un peu plus loin.
Après le premier 45 tours, j’ai vécu deux ans de galère : brouille avec Barclay, groupes qui splittent, projets qui avortent. Heureusement, être musicos pour Nancy me permettait d’assurer la tambouille et les canons. C’est d’ailleurs grâce à elle - ou à cause d’elle ? - que ma vie va enfin basculer. A l’époque, elle faisait l’ambiance musicale pour les rupins de Saint-Trop. Un jour, elle était surbookée ou je ne sais plus quoi, et elle m’a demandé de la remplacer au pied levé. Au cours de la fiesta bien arrosée, on a joué Big Nick, de James Booker, un instrumental de jazz. Pour me marrer, j’ai mis des paroles dessus, et c’est devenu Les Cornichons qui a fait un tabac - tout comme Mirza, l’histoire d’un clébard en fuite que j’avais écrite pour m’amuser - dans les soirées branchées de la Côte d’Azur.
Du coup, de retour à Paris, j’ai proposé à Barclay d’enregistrer ces deux titres... plus deux autres. On a donc sorti un 45 tours avec Mirza et Les Cornichons, deux chansons qui ont immédiatement eu un succès monstrueux. La part histrionique, déconneuse et avide de gloire de moi-même était satisfaite : d’un seul coup d’un seul, j’étais devenu une star de la chanson drôle et déjantée. L’autre part de moi, la sombre, lucide et mélancolique, préférait nettement les deux autres titres, Il me faudra Natacha et surtout Ma vie pour rien, qui étaient beaucoup moins drôles et même pas marrantes du tout, mais pas du goût du grand public. Alors j’ai décidé de faire l’amuseur public et les tubes se sont enchaînés : Oh hé hein bon, Alexandre, Madame Robert, Je veux être un Noir, Le Téléfon, Mao et moa, Mon copain Bismarck, Mamadou mé mé, Je vends des robes, Justine... Je faisais le guignol en concert ou sur les plateaux télé et le pognon rentrait à flots. Je roulais en Rolls avec chauffeur, en Bentley ou en Maserati, je menais la grande vie sex, drugs & rock’n’roll. Je m’étourdissais pour oublier que je me haïssais de n’être plus qu’un pitre flambeur et dragueur.
Le vol d’un faucon pèlerin zèbre l’azur du Quercy. Je le suis un moment des yeux en tirant sur ma clope. Je repense à ce très beau bouquin de Viviane Forrester, Van Gogh ou l’enterrement dans les blés. Un chevreuil surgit furtivement à l’orée d’un bosquet puis disparaît, avalé par les arbres. Vincent, j’arrive.
A la fin des seventies, j’en ai eu marre. J’ai envoyé foutre le show-biz parisien (sous mes airs de petit rigolo, j’ai toujours eu un sale caractère de rebelle indépendant) et je me suis barré en Italie pour essayer de me refaire une santé spirituelle. Mais mes démons histrioniques ne m’ont pas lâché : je suis devenu une star ritale avec mon émission Io, Agata e tu en continuant à jouer les amuseurs publics. Echec total. Je rentre alors en France, décide d’arrêter ma carrière de chanteur rigolo, et je m’installe dans le Quercy pour me lancer dans l’élevage de chevaux, assouvissant ainsi un vieux rêve de gentleman farmer.
Je pensais en avoir fini à tout jamais avec la musique quand j’ai rencontré Micky Finn, un guitariste Irlandais qui m’a redonné le goût de la guitare et de la composition. Délaissant la chansonnette et le ryth’m & blues qui avaient fait mon succès, je suis passé au rock progressif. Avec Micky, on a monté un groupe, les Leggs, on a bossé comme des malades et il en est sorti un album, Métronomie, le premier dont j’étais fier, le premier qui me ressemblait, ou plus exactement le premier où mon côté sombre et romantique s’exprimait sans concessions, Mirza, Téléfon ni Cornichons. Le 33 tours n’a pas eu un grand succès, mais le 45 tours qui en était extrait comprenait un énorme tube, La Maison près de la fontaine. Ma carrière était relancée, et mon image de petit rigolo sérieusement remise en question, à ma très grande satisfaction, mais je restais prudemment à l’égard du show-biz. Zinou avait donné naissance à nos deux garçons, Pierre et Arthur. Dans la grange, la Rolls, la Bentley et la Maserati de mes folles années se couvraient de feuilles mortes, de poussière et de fientes.
J’ai continué à sortir des albums rock expérimentaux qui ne marchaient pas très bien : Nino and Leggs, Nino and Radiah (dont est extrait le méga-tube de l’été 1975 Le Sud - un million d’exemplaires vendus - qui m’a permis d’acheter cette bastide que je viens de quitter à tout jamais), Suite en œuf, Véritables variétés verdâtres… Après quoi j’étais délié de mon contrat avec Barclay et j’ai pu enregistrer exactement ce que je voulais, sans plus faire aucune concession... et sans rencontrer le succès, il faut bien le reconnaître.
Mais je m’en foutais désormais, je réenregistrais et réorchestrais les faces B de mes tubes rigolos, ces chansons sombres et mélancoliques qui n’avaient jamais marché. J’avais renoué avec ma seconde grande passion, la peinture. Je m’étais mis à l’aéromodélisme. J’ai même tâté du cinéma en 1982 avec Litan, un film-culte de Mocky qui a fait un bide, et du théâtre avec L’Arche de Noé, en 1986. Une commande du Théâtre de l’Unité qui m’a bien plu : j’y jouais le rôle de Dieu le Père sous un chapiteau de cirque en compagnie d’une trentaine de comédiens, d’une centaine d’animaux, d’un dinosaure mécanique. 200 000 spectateurs ! Un triomphe. Après quoi je suis rentré dans ma bastide près de Montcuq, où j’ai enregistré mon 13e album qui n’a eu aucun succès bien que ce soit un de mes meilleurs. En 1993, je sors La Désabusion : encore un bide, mais je m’en foutais, mes peintures étaient exposées à Paris. En 1995, une compil, qui a très bien marché, m’a permis de me faire connaître auprès des jeunes générations, mais moi j’étais déjà ailleurs.
Ma vie me semblait de plus en plus vide, absurde, inutile, une vie pour rien. Le Nino histrionique, avide de gloire, de conquêtes féminines, de bagnoles de luxe tape-à-l’œil et de paillettes, l’amuseur adulé du public n’était plus qu’un lointain et douloureux souvenir. L’autre Nino, sombre et mélancolique, douloureux et solitaire, incompris et désespéré, celui que j’avais si longtemps essayé de fuir, prenait de plus en plus de place. Mirza était morte et les cornichons racornis. Et puis il y a un mois exactement, ma maman, ma Mounette chérie est morte elle aussi alors que j’étais en train de commencer à enregistrer Suite et fin avec les Leggs. Ce devait être l’ultime. Finalement il n’existera jamais.
Me voici orphelin au milieu de ce champ de blé. Je relève la crosse et ferme le fusil. Une balle dans le cœur et tout sera fini. Vincent, j’arrive.
P. C. C. Nino Ferrer.
Nino Ferrer s’est suicidé en se tirant une balle dans le cœur le 13 août 1998. Cela fera bientôt dix ans. Voir cet excellent reportage de France 5 sur sa vie et son œuvre.
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