Nellie Bly vs Phileas Fogg. And the winner is...
Il y a 100 ans disparaissait la journaliste américaine Nellie Bly. Un personnage haut en couleurs très méconnu dans nos contrées. Et cela malgré ses indéniables talents de reporter. En dépit surtout de l’étonnant pari que cette femme a tenté en 1890 à l’âge de 25 ans : effectuer en solitaire un Tour du monde en moins de 80 jours pour battre le record de Phileas Fogg, le héros de Jules Verne...
« J’ai enlevé ma casquette et j’ai voulu crier avec la foule, non parce que j’avais fait le Tour du monde en 72 jours, mais parce que j’étais de retour à la maison. » (Nellie Bly)
Lorsqu’elle naît le 5 mai 1864 à Cochran’s Mills (dans l’actuelle banlieue de Pittsburgh, Pennsylvanie), nul ne peut imaginer qu’Elisabeth Jane Cochran, 13e fille d’un père minotier originaire de la ville irlandaise de Londonderry, va laisser dans l’histoire une trace originale. Et cela d’autant moins que son père étant décédé lorsqu’elle était âgée de 6 ans, les revenus de sa mère ne lui permettent pas, malgré une bonne éducation, de poursuivre les études qu’elle aurait aimé suivre à l’Indiana Normal School (devenue depuis l’University of Pennsylvannia) pour devenir institutrice. L’avenir semble s’assombrir.
En 1880, Elisabeth est une jeune fille résolue qui n’a ni sa langue dans sa poche ni sa plume dans un tiroir. Cette année-là, le Pittsburgh Dispatch publie un article intitulé What Girls Are Good For (À quoi sont bonnes les jeunes filles). On y lit que le destin de ces demoiselles est tout tracé : pas question pour elles de travailler – c’est, dit le journal, une « monstruosité » –, elles donneront naissance à des enfants, seront chargées de les éduquer et tiendront leur foyer. Un carcan sociétal qui s’apparente à celui que professe en Allemagne l’empereur Guillaume II : Kinder, Küche, Kirche (Les enfants, la cuisine et l’église). Pas question de cela, ni même de gagner sa vie comme demoiselle de compagnie.
Indignée par la tonalité de ce texte si réducteur pour les femmes, Elisabeth rédige, avec la détermination de ses 16 ans, une réponse cinglante qu’elle signe Lonely Orphan Girl (Orpheline solitaire). Loin de s’en offusquer, le destinataire de la lettre, George Madden, rédacteur en chef du Pittsburgh Dispatch, est séduit par la fougue et le style de ce courrier. Il propose à la jeune fille de l’engager à la rédaction si elle lui propose un article publiable dans les colonnes du journal. Banco ! Quelques jours plus tard, Elisabeth remet à Madden un excellent texte, The Girl Puzzle (Le casse-tête féminin), traitant de la nécessité de réformer les lois en vigueur sur le divorce.
Elisabeth est engagée au Pittsburgh Dispatch. Comme le veut l’usage pour les collaboratrices féminines, elle prend le pseudo que lui propose Madden : Nellie Bly, un nom inspiré d’une chanson populaire (Nellie Bly) du défunt Stephen Foster, l’auteur de Oh ! Susanna. Très vite, elle se spécialise dans les reportages sur la condition ouvrière. L’acuité de son regard et la qualité de son écriture boostent les ventes du journal. Hélas ! pour elle, les puissants patrons des conserveries et des manufactures locales font pression sur Madden pour qu’elle soit confinée dans un genre moins pénalisant pour leur image et leurs affaires : Nellie Bly est affectée aux chroniques culturelles et féminines.
Infiltrée dans un asile psychiatrique
Quelques années passent, et Nellie est de plus en plus frustrée de ne pouvoir satisfaire ses désirs de reportage social. En 1886, elle passe 6 mois au Mexique avec l’accord de Madden, moyennant l’envoi au Pittsburgh Dispatch d’articles sur la vie des Mexicains, très méconnue aux USA et sujette à de nombreux clichés. Un séjour mal vu par les autorités dont elle décrit la corruption : elle est expulsée du pays. Forte de cette expérience et mue par une ambition que justifie pleinement son talent, Nellie Bly part en 1887 pour New York où elle espère être embauchée dans l’un des grands médias de cette ville. En vain : ni le New York Times ni le New York Tribune ne recrutent de femmes !
Qu’à cela ne tienne, Elisabeth, plus déterminée que jamais, fait le siège du New York World que Joseph Pulitzer a racheté 4 ans plus tôt pour en faire un journal à sensation caractérisé par des « Une » aux titres accrocheurs et aux dessins explicites en couleurs. Pulitzer accepte à condition que Nellie Bly joue les infiltrées au sein du Women’s Lunatic Asylum sur Blackwell’s Island (de nos jours Roosevelt Island) en vue d’un reportage basé sur du vécu. Douée pour l’écriture, la jeune femme l’est aussi pour la comédie : après une nuit de feinte agitation au sein d’un foyer féminin où elle ne cesse d’affirmer que « ses meilleurs amis sont les troncs d’arbre », elle réussit à convaincre policiers et médecins de sa folie. Elle est internée dans l’asile psychiatrique.
Libérée sur intervention d’un avocat du New York World au terme de 10 jours d’internement, Nellie Bly décrit les conditions dégradantes et humiliantes dans lesquelles sont maintenues les 1600 pensionnaires de l’établissement, parfois attachées entre elles comme des animaux et prises en charge à raison d’un médecin pour 100 patientes. Elle en tire même un livre, 10 Days in a Mad-House (10 jours dans un hôpital psychiatrique) qui fait grand bruit dans la société américaine et entraîne des réformes de la prise en charge des malades. Nellie Bly est désormais une professionnelle reconnue. Elle est même la première femme journaliste « sous couverture » de l’histoire des médias. D’autres reportages en immersion suivront.
Le fait marquant de la carrière de Nellie Bly reste à venir : en 1888, 15 ans après la sortie du plus célèbre roman de Jules Verne, Le Tour du monde en 80 jours, elle se met en tête de partir en solitaire faire le tour de la planète pour battre le record du globe-trotter Phileas Fogg. Ce projet rencontre de nombreux obstacles. Il se heurte notamment aux réticences des financiers du New York World et aux préventions de la société américaine, convaincue qu’une jeune femme, de surcroît seule, est incapable de mener à bien une aventure si pleine d’imprévus et potentiellement dangereuse. Nellie tient bon : un an plus tard, son opiniâtreté est récompensée, elle obtient le feu vert de son patron, à charge pour elle d’envoyer régulièrement des nouvelles par télégramme afin de tenir les lecteurs en haleine, et quelques reportages par voie postale.
En bateau, en train, en montgolfière
Le 14 novembre 1889, Nellie Bly est sobrement vêtue d’une robe et d’un manteau ; munie d’un simple sac de voyage, elle embarque à Hoboken sur le paquebot allemand Augusta Victoria à destination de Southampton. Après l’Angleterre, elle est en France, où elle rend visite à Jules Verne dans sa maison d’Amiens pour l’interviewer. Viennent ensuite l’Italie, puis l’Égypte. Suivent Ceylan, Singapour, Hong Kong, la Chine, le Japon. Et pour finir la traversée des États-Unis en train depuis San Francisco où Nellie a débarqué du paquebot Oceanic en provenance de Yokohama. Dans toutes les villes desservies par le train, elle est acclamée avec enthousiasme par une foule d’admirateurs, émerveillés par son prodigieux exploit.
Le 25 janvier 1890, Nellie Bly est de retour à Jersey City au terme d’un périple de 40 070 km parcourus, ici en bateau – elle a navigué sur 18 mers et océans –, là en train, et même en montgolfière. Le tout dans le temps record pour l’époque de 72 jours 6 heures 11 minutes et 14 secondes. 8 jours de moins que Phileas Fogg et 3 de moins que l’objectif initial que s’était fixé la globe-trotteuse. L’accueil qu’elle reçoit est triomphal et lui vaut une renommée planétaire. Confiant dans les exceptionnelles qualités de sa journaliste et la réussite, le New York World met en vente dès le lendemain un Jeu de l’oie illustrant les étapes de cette aventure hors du commun. Quant à Nellie, elle publie quelques semaines après son retour un livre dans lequel elle relate les péripéties de son voyage : Le Tour du monde en 72 jours.
En 1895, Nellie Bly s’adonne à la drogue et à la boisson sans toutefois verser dans la déchéance. Elle épouse un industriel âgé, Robert Seaman, le riche patron d’Iron Clad Manufactoring Co, une entreprise spécialisée dans la production de récipients en métal. La santé déficiente de son mari contraint Nellie à abandonner le journalisme pour participer à la gestion de la firme pour laquelle elle dépose des brevets et dont elle prend les rênes au décès de son époux en 1905. Sous sa direction, les conditions de travail des ouvriers sont améliorées, et leurs salaires augmentés ; elle dote même le personnel d’une assurance santé. Hélas ! victime d’importants détournements de fonds d’un directeur de production en 1914, Nellie est contrainte de tourner la page industrielle : elle revient au journalisme.
Quelques semaines plus tard, Nellie Bly, vivement attirée au plan professionnel par les combats qui se déroulent en Europe, devient la première correspondante de guerre américaine de la Première guerre mondiale. Elle décrit les « tranchées pestilentielles ». Elle raconte les soldats blessés, les affamés, les agonisants qui meurent par milliers. Le conflit terminé, de retour aux États-Unis, elle consacre sa détermination intacte à la condition ouvrière, à la famille et au soutien militant des suffragettes.
Nellie Bly décède le 27 janvier 1922 d’une pneumonie. Elle est inhumée à New York, dans un cimetière du Bronx.
À lire également, dans le domaine des voyages extraordinaires :
Il y a 150 ans, le prodigieux voyage du « Ville d’Orléans »
53 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON