Noam Chomsky, chantre de la liberté d’expression, a 90 ans
« J’essaie d’encourager les gens à penser de façon autonome, à remettre en question les idées communément admises. Ne pensez pas vos présomptions pour des faits acquis. Commencez par adopter une position critique envers toute idée "politiquement correcte". Forcez-la à se justifier. La plupart du temps, elle n’y arrive pas. Soyez prêts à poser des questions sur tout ce qui est considéré comme un fait acquis. Essayez de penser par vous-même. Il y a beaucoup d’informations en circulation. Vous devez apprendre à juger, à évaluer et à comparer les choses. Il vous faudra faire confiance à certaines choses, sinon vous ne pourriez pas survivre. Mais lorsqu’il s’agit de choses importantes, ne faites pas confiance. Dès que vous lisez quelque chose d’anonyme, il faut se méfier. » (Noam Chomsky).
Avec le petit texte ci-dessus, plein de bon sens et de sagesse, on comprend pourquoi Noam Chomsky est apprécié de ceux qu’on pourrait appeler des adeptes de la "théorie du complot". Et pourtant, ce texte peut se tourner dans les deux sens. Ainsi, la dernière phrase sur l’anonymat provenant de certaines affirmations, très fréquent sur Internet, s’applique évidemment à ce qu’on pourrait appeler les "fake news" mais qu’en France, on pourrait simplement appeler "désinformation" (volontaire et manipulatoire). Le "complotiste" est persuadé qu’il n’est pas crédule et pourtant, il nourrit une crédulité plus forte sur tout ce qui peut se dire "contre" ce qu’il nommerait la "version officielle" (expression d’ailleurs typiquement "complotiste") quelle qu'elle soit.
L’auteur de ce texte, c’est effectivement le grand linguiste américain Noam Chomsky qui fête son 90e anniversaire ce vendredi 7 décembre 2018. Considéré par le "New York Times" (journal peu suspect d’une grande complicité avec lui) comme l’un des plus grands intellectuels vivants du monde, Noam Chomsky est avant tout un chercheur très rigoureux spécialiste de théorie de la grammaire générative et transformationnelle et professeur de linguistique au prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT) de 1955 à 2017.
Quelques semaines après l’élection de Donald Trump, il a reçu le 30 novembre 2016 à Paris la (non moins) prestigieuse Médaille d’Or de la philologie (Gold Medal of Philology) délivrée par la Société internationale de Philologie. C’est la plus haute distinction universitaire dans le domaine de la critique littéraire (délivrée tous les cinq ans) et c’est l’équivalent d’un Prix Nobel (comme la Médaille Field pour les mathématiques). Ses principaux ouvrages sont "Syntactic Structures" (1957), "Aspects of the Theory of Syntax" (1965) et "Topics in the Theory of Generative Grammar" (1966).
Mais s’il est très célèbre du grand public, c’est surtout par son autre versant, celui du militant très actif contre toute forme d’impérialisme, et en particulier américain et plus généralement, "occidental", et en faveur d’une pensée libertaire et anarchiste. Ses positions ont donc été clairement contre le capitalisme, contre toute contrainte de pensée, contre toute propagande. Il a notamment décrit avec précision les manipulations politiques dont peuvent être victimes les peuples en modélisant le mode opératoire des propagandes, dans son célèbre livre "La Fabrique du consentement : de la propagande médiatique en démocratie" publié en 1988 et qui ne concerne que l’industrie des médias américains (co-écrit par Edward S. Herman, économiste ayant récusé le terme de "génocide" pour qualifier le massacre de 8 000 Bosniaques musulmans à Srebrenica commis des militaires serbes de Bosnie du 11 au 16 juillet 1995, et mort il y a un an, le 11 novembre 2017 à 92 ans).
Ainsi, son engagement contre la guerre du Vietnam a fait date aux États-Unis, notamment parce qu’il confortait les pacifistes avec des arguments intellectuels solides et précis. Engagé mais pas vraiment politisé, car il n’a jamais été ce qu’on pourrait appeler "marxiste" et ses combats politiques sont multiformes et guidés par sa cohérence intellectuelle, pas par un militantisme politique qui pourrait alimenter une certaine mauvaise foi (comme cela a été le cas parfois avec Jean-Paul Sartre).
Parce qu’il a condamné toute intervention "occidentale" au Cambodge, par exemple, on lui a reproché d’avoir soutenu les khmers rouges, ce qu’il a toujours récusé en disant que c’était comme si celui qui condamnait l’intervention soviétique en Afghanistan était accusé d’avoir soutenu les talibans qui ont pris le pouvoir par la suite. Il avait fait une analyse comparative entre les réactions "occidentale" sur le massacre commis par Pol Pot et l’invasion indonésienne du Timor oriental.
La densité de l’œuvre intellectuelle de Noam Chomsky est telle qu’il est peu réaliste d’en présenter un aperçu satisfaisant de manière si succincte. Je propose ici de seulement survoler deux ou trois éléments éparses de sa pensée.
En France, il y a eu une longue polémique qui concerne une véritable différence intellectuelle et culturelle entre la France et les États-Unis concernant la liberté d’expression. Aux États-Unis, la liberté d’expression est sacrée, elle est l’un des droits constitutionnels (premier amendement de la Constitution des États-Unis adopté le 15 décembre 1791), du reste comme en France, mais elle est prioritaire sur d’autres droits aux États-Unis, à la différence de la France.
Ainsi, les appels à la haine ne peuvent constituer un délit aux États-Unis car sinon, on remettrait en cause la sacro-sainte liberté d’expression (même en manifestant avec des insignes nazis). En France, au contraire, on veut aussi protéger l’ordre public et la sécurité des personnes. C’est pourquoi depuis le début de la Troisième République (loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse), il y a une autre tradition qui veut "encadrer" la liberté d’expression pour ne pas mettre en danger les personnes (pas de liberté sans responsabilité, d’où certaines restrictions).
Les appels à la haine sont donc sanctionnés en France, et le plus grand encadrement, qui, d’un point de vue intellectuel, reste très discutable, fut la loi Gayssot (loi n°90-615 du 13 juillet 1990 tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe), du nom d’un député communiste (devenu ministre par la suite), qui, par son article 9, rend délictuelle en France toute affirmation remettant en cause l’existence des chambres à gaz pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cette loi, certes très insatisfaisante intellectuellement (la plupart des historiens s’y sont opposés car veulent pouvoir librement discuter d’éléments historiques avérés ou faux, sans risquer des condamnations judiciaires), pouvait être nécessaire dans la mesure où des écrits négationnistes avaient "proliféré". C’est comme la parité des femmes, faire une loi pour la rendre obligatoire n’est pas satisfaisante mais c’est devenu nécessaire dès lors que la pratique refusait d’évoluer.
Le représentant le plus célèbre en France du négationnisme a été Robert Faurisson qui vient de mourir le 21 octobre 2018 (à Vichy !) à l’âge de 89 ans. Noam Chomsky, motivé par son soutien total à la liberté d’expression, a signé en 1979 une pétition pour soutenir Roger Faurisson lorsque, à la fin des années 1970, ce dernier fit scandale par la publication d’article niant l’existence des chambres à gaz.
L’autre maladresse de Noam Chomsky fut d’avoir rédigé le 11 octobre 1980 un texte de soutien à la liberté d’expression de Robert Faurisson ("Some Elementary Comments on The Rights of Freedom of Expression") qui, à son insu, s’est retrouvé en préface d’un livre ouvertement négationniste ("Mémoire en défense contre ceux qui m’accuse de falsifier l’histoire" par Robert Faurisson, éd. La Vieille Taupe), laissant entendre qu’il en cautionnait les thèses. Pour Robert Faurisson, c’était une prestigieuse caution universitaire et intellectuelle.
Selon l’historien Pierre Vidal-Naquet (opposé aussi à la loi Gayssot), le problème a été que la pétition considérait que les travaux de Robert Faurisson étaient sérieux et donc allait bien plus loin que la seule défense de la liberté d’expression : « La vérité toute banale, Noam Chomsky, est que vous n’avez pas été capable de vous en tenir à la maxime que vous aviez posée. Vous aviez le droit de dire : mon pire ennemi a le droit d’être libre, sous réserve qu’il ne demande pas ma mort ou celle de mes frères. Vous n’avez pas le droit de dire : mon pire ennemi est un camarade, ou un "libéral relativement apolitique". Vous n’avez pas le droit de prendre un faussaire et de le repeindre aux couleurs de la vérité. Il y a jadis, il n’y a pas si longtemps, un homme qui disait cette maxime simple et forte : "C’est la responsabilité des intellectuels que de dire la vérité et de mettre à jour les mensonges". Cet homme, vous le connaissez, peut-être ? » (Revue "Esprit", le 21 novembre 1980). Pierre Vidal-Naquet a été assez dur envers le linguiste dont il a remis en cause l’honnêteté intellectuelle : « Chomsky est, comme beaucoup d’intellectuels, peu sensible aux blessures qu’il inflige, très attentif aux égratignures qu’il lui faut supporter. ».
Cette liberté d’expression, qui est un absolu pour le libertaire Noam Chomsky, provient, selon lui, de la Philosophie des Lumières. Il faut cependant rappeler que Voltaire n’a jamais dit ni écrit la phrase si souvent énoncée sur la liberté d’expression (du genre : "Je ne suis pas d’accord avec vous mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous puissiez l’exprimer").
Noam Chomsky a écrit de nombreuses fois sur la liberté d’expression. Ainsi : « Si l’on ne croit pas à la liberté d’expression pour les gens que l’on méprise, on n’y croit pas du tout. ». Ou encore : « Il va de soi, sans même qu’on songe à le discuter, que la défense du droit à la libre expression ne se limite pas aux idées que l’on approuve, et que c’est précisément dans le cas des idées que l’on trouve les plus choquantes que ce droit doit être le plus vigoureusement défendu. Soutenir le droit d’exprimer des idées qui sont généralement acceptées est évidemment à peu près dépourvu de signification. ».
L’intellectuel américain s’est aussi opposé à la société de consommation : « Le "contrôle hors travail" revient à transformer les gens en robots dans tous les domaines de leur existence, en leur inspirant une "philosophie de la futilité", en concentrant leur attention sur les choses les plus superficielles, comme une consommation dictée par la mode. ». Le monde du smartphone tremble à ces mots !
Dans certains de ses écrits, il a dénoncé la propagande sur les masses, ce qui donne quelques arguments supplémentaires aux théories "complotistes" les plus folles : « On avait parfaitement compris, longtemps avant George Orwell, qu’il fallait réprimer la mémoire. Et pas seulement la mémoire, mais aussi la conscience de ce qui se passe sous nous yeux, car, si la population comprend ce qu’on est en train de faire en son nom, il est probable qu’elle ne le permettra pas. » ("La Doctrine des bonnes intentions", éd. Fayard, 2006).
Aussi : « Tout gouvernement a besoin d’effrayer sa population et une façon de le faire est d’envelopper son fonctionnement de mystère. C’est la manière traditionnelle de couvrir et de protéger le pouvoir : on le rend mystérieux et secret, au-dessus de la personne ordinaire. Sinon, pourquoi les gens l’accepteraient-ils ? » ("Comprendre le pouvoir", éd. New Press, 2002).
Ou encore : « L’endoctrinement n’est nullement incompatible avec la démocratie. Il est plutôt, comme certains l’ont remarqué, son essence même. (…) Les gens deviennent si arrogants qu’ils refusent l’autorité civile. Il faut alors contrôler leurs pensées. Pour se faire, on a recours à la propagande, à la fabrication du consensus d’illusions nécessaires. ».
Enfin : « Nous pensons qu’entre autres fonctions, ces médias se livrent à une propagande qui sert les intérêts des puissantes firmes qui les contrôlent en les finançant et dont les représentants sont bien placés pour orienter l’information. Une telle intervention est généralement assez subtile : elle passe par la sélection de tout un personnel bien-pensant et par l’intériorisation, chez les journalistes et les rédacteurs, de certaines définitions de ce qu’il convient d’imprimer en priorité, conformément à la ligne politique de l’institution. » ("La Fabrique du consentement", 1988).
Juste une petite remarque sur cette vision très défaitiste de la démocratie. En France, on a beau parler des médias qui sont, pour la plupart, possédés par des milliardaires, et de l’endoctrinement des masses qui serait associé à cet état de fait, la réalité est tout autre : les électeurs sont clairement capables de choisir autrement que ce que "les médias", aidés des "sondages", auraient indiqué de choisir.
Par exemple, le "non" au référendum du 29 mai 2005 sur le TCE est la preuve de la liberté des électeurs à voter en dehors de tout cadre préconditionné. C’est pareil pour le choix de nombreux Présidents de la République dont la candidature était considérée comme sans avenir, ultraminoritaire ou incertaine (Emmanuel Macron en 2017 au lieu d’Alain Juppé, François Hollande en 2012 au lieu de Dominique Strauss-Kahn, Jacques Chirac en 2002 au lieu de Lionel Jospin et en 1995 au lieu d’Édouard Balladur, etc.). L’expérience électorale française montre que les jeux électoraux ne sont jamais faits par le conditionnement médiatique.
Je termine par une description assez cocasse et souvent justifiée (peut-être pas toujours justifiée) des intellectuels de son temps dont il fait pourtant partie : « Les intellectuels ont un problème : ils doivent justifier de leur existence. Or il y a peu de choses concernant le monde qui sont comprises. La plupart des choses qui sont comprises, à part peut-être certains secteurs de la physique, peuvent être exprimées à l’aide de mots très simples et dans des phrases très courtes. Mais si vous faites cela, vous ne devenez pas célèbre (…), les gens ne révèrent pas vos écrits. Il y a là un défi pour les intellectuels. Il s’agira de prendre ce qui est plutôt simple et de le faire passer pour très compliqué et très profond. Les intellectuels interagissent comme cela. Ils se parlent entre eux, et le reste du monde est censé les admirer, les traiter avec respect, etc. Mais traduisez en langage simple ce qu’ils disent, et vous trouverez bien souvent ou bien rien du tout, ou bien des truismes, ou bien des absurdités. ».
Aussi sur le blog.
Sylvain Rakotoarison (07 décembre 2018)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Article de Pierre Vidal-Naquet : "De Faurisson et de Chomsky" (21 novembre 1980).
Les attentats du 11 septembre 2001.
Complot vs chaos : vers une nouvelle religion ?
Nouveau monde.
Noam Chomsky.
Joseph Joffo.
Ivan Tourgueniev.
Guillaume Apolinaire.
René de Obaldia.
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Jean d’Ormesson.
Les 90 ans de Jean d’O.
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