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Noires mémoires - Lire ou relire l’autobiographie de Louise Michel (Une réparation)

Il existe bien des destins tragiques. Des vies promises au bonheur, que la fatalité des évènements plonge inexorablement dans le malheur. C’est cette pensée amère qui clôt la lecture de l’autobiographie complète de Louise Michel, malgré la distance empreinte de grande dignité que l’auteure sait imposer tout au long de son récit.

Cette édition des Mémoires[1], passée très injustement inaperçue en 2005 lors de sa sortie, est passionnante parce que, enfin, se trouvent réunies les trois parties aujourd’hui disponibles de son autobiographie et que cette démarche doit être saluée puisque la plupart des publications continuent à ne proposer sous le titre de Mémoires qu’un texte largement amputé et fautif.

Passionnante aussi parce que la préface du livre fut confiée à Xavière Gauthier, universitaire qui connaît bien sa révoltée pour avoir fondé La collection Louise Michel au sein de l’unité de recherche LIRE du CNRS[2]. La présentation de l’égérie libertaire y est donc rigoureuse et les grandes étapes de sa tumultueuse existence y sont résumées avec sympathie, certes, mais objectivité.
 
Passionnante enfin, parce peu de vies l’ont été autant que celle de Louise Michel, malgré les vilenies, les souffrances et les enfermements que la « femme avec un drapeau noir » eut à subir. La combativité de Louise, proprement stupéfiante, sembla se jouer de tous les obstacles qu’un destin peu complaisant ne cessa pourtant d’accumuler à ses pieds, mois après mois, pour la forcer à trébucher, à abdiquer son grand combat pour le féminisme, la justice, l’égalité, la liberté et la fraternité : « Il nous semblait que la république dût guérir tous les maux de l'humanité ; il est vrai que nous la rêvions sociale et égalitaire. »
 
Mais aucun bataillon, aucun juge, aucune prison, aucun bannissement, aucune violence, aucun complot ne vint à bout de son incroyable énergie et de son don exceptionnel pour la survie : « je crois que moins on fait cas de sa vie, plus elle vous reste », constate stoïquement Louise Michel. Dans le cas bien documenté de sa vie, on peut croire Louise sur actes, tant la « vierge rouge » sembla survivre à tout.
 
Aux milliers de tirs nourris qui percèrent les barricades, à autant explosions dans les rues de Paris assiégée par les versaillais, à des décennies entières passées dans les bagnes lointains et les geôles immondes, aux dizaines de procès arrangés et à leurs jugements préparés, aux centaines d’articles malveillants et aux pamphlets scélérats, aux ignominies sans nombre et aux insultes permanentes, aux brutalités corporelles et aux molestations collectives, à deux balles tirées dans sa tête, à bout portant, enfin : rien n’entama jamais la force tout à fait surhumaine déployée par Louise dans sa lutte contre « les tyrannies qui écrasent les peuples comme le grain sous la meule » et la « société anthropophage ».
 
Cette abnégation, son obstination, ses convictions, cette volonté farouche lui permettront de se jouer de toutes ces « difficultés », de braver les puissants et les gouvernements, d’aider — toujours et partout, sur le front, en déportation ou en prison — « les crève-faim », ces grands oubliés du « banquet social ». En une phrase, de surmonter toutes les humiliations, toutes les injustices, toutes les haines de son siècle, tristement bien nommé le « Siècle rouge ».
 
Et, pourtant, rien ne prédestinait Louise à l’engagement révolutionnaire. Bâtarde élevée librement à l’ombre d’un vieux château tombant en ruine, par une mère catholique et un couple de « grands-parents » bourgeois déchus et originaux que ne renierait pas la meilleure littérature romantique de ce XIXe siècle, Louise se nourrit de nature et de philosophie, de libertés champêtres et intellectuelles. Au son du luth, elle écrit à Victor Hugo et se rêve poète : « Oh ! Mon rêve est bien grand et je suis bien petite ! »
 
Avant, très vite, de développer une empathie exacerbée pour la souffrance d’autrui : « ma pitié pour tout ce qui souffre, pour la bête muette, plus peut-être que pour l'homme, alla loin ; ma révolte contre les inégalités sociales, alla plus loin encore ; elle a grandi, grandi toujours, à travers la lutte, à travers l'hécatombe ; elle est revenue de par-delà l'océan, elle domine ma douleur et ma vie ».
 
Car c’est bien sur les berges du grand Ru, au cours des libres escapades enfantines, à travers chemins, bois et plaines d’une campagne faussement bucolique, que ne cesse de grandir la sensation d’injustice, prélude au sentiment de révolte. La moindre expérience de la vie quotidienne devient alors leçon : la vision d’une oie décapitée marchant « comme ivre, tandis qu’à terre gisait la tête » lui inspirera une véritable « horreur pour la peine de mort ».
 
C’est aussi dans ce hameau de Vroncourt-la-Côte, au cours des veillées paysannes, que naît l’indignation et se forge son engagement auprès des faibles et des démunis : « ceux qui avaient le blé ne voulaient plus leur faire crédit, pas même d'une mesure d'avoine pour faire un peu de pain (…) Je m'indignais de ce qu'on croyait que tout le monde ne pouvait avoir de pain tous les jours ; cette stupidité de troupeau m'effarait (...) Et je maudissais ceux qui écrasent les peuples comme ceux qui les affament, sans se douter, pourtant, combien, plus tard, je verrais monter haut ces crimes-là ».
 
C’est non loin de Chaumont, enfin, devant la détresse du monde rural et à la vue des enfants qui meurent de faim, que se scelle son avenir : « alors, le communisme me vint à l'idée ». Louise décide de monter à Paris, pour mieux combattre « les forts » et « la longue nuit de l’Empire ».
 
De cette enfance fondatrice mais protégée, Louise gardera toujours la nostalgie, comme si elle tenait rigueur à ce futur qui allait bientôt la précipiter dans la tragédie, dans le bruit et la fureur : « à ces matins de la vie, la destinée, les ailes pliées comme une chrysalide, attend l'heure de les livrer au vent qui les déchire ; telles furent mes années de la Haute-Marne ».
 
Amie des muses, Louise le restera toujours, au milieu des lointains cyclones de Nouvelle-Calédonie ou égarée parmi les tempêtes des luttes parisiennes : « Il y a dans les flots, comme une poitrine qui râle ». La poésie, c’est même le secret de Louise, son antidote contre la souffrance et la lassitude, une espérance qui lui permettra de surmonter l’indicible et de se relever, épreuve après épreuve. Ce sont ses vers, parlés ou chantés, parsemant cette autobiographie, qui la rendent finalement supportable au lecteur d’aujourd’hui. Au cœur même de la révolution, Louise restera toujours poète : « Levez-vous tous, les grands chasseurs d’étoiles ! »
 
Lire ou découvrir cette version complète des Mémoires de Louise, c’est justement retrouver la mémoire, rattraper le passé, c’est replonger dans l’obscurité toute proche de l’humanité, dans une société des ténèbres où l’humain fut avili, affamé, écrasé, où les dégâts causés par la révolution industrielle laissèrent des monceaux de cadavres dans les campagnes et dans les faubourgs. C’est replonger dans un siècle qui fut l’un des pires de notre civilisation, une ère où notre animalité faillit détruire la fragile enceinte sociale qui devait maintenir en captivité la bête qui sommeille toujours en nos tréfonds. Une époque de barbarie donc, où la folie de l’égoïsme débridé et de la cupidité sans limites, fit céder toutes les digues de la mesure, de la prudence, du droit et faillit anéantir le genre humain.
 
Lire les Mémoires de Louise est donc une nécessité pour tout citoyen qui refuse la caricature construite par la mémoire sélective de l’Histoire. C’est remonter aux sources des troubles du XXe siècle, à l’origine des mouvements sociaux et des révoltes ouvrières des temps modernes, c’est comprendre les malheurs qui mènent aux révolutions, c’est entendre le « cri du peuple », celui de la « vile multitude » qui, refusant de se laisser exterminer, décida un jour de lutter et de reprendre en main son destin. « Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres ! », avait prévenu La Boétie.
 
C’est, aussi, que l’on adhère ou non à ses idées, mesurer le combat et la lucidité de Louise Michel : « J'ai parcouru l'Europe disant que je ne reconnaissais pas les frontières, disant que l'humanité entière a droit à l'héritage de l'humanité. Et cet héritage, il n'appartiendra pas à nous, habitués à vivre dans l'esclavage, mais à ceux qui auront la liberté et qui sauront en jouir ».
 
Devant la description des évènements souvent tragiques qui se succèdent tout au long de 500 pages, sous la plume alerte, révoltée, imagée, généreuse et pour tout dire presque sauvage de Louise, on ne peut que rester bouchée bée, presque pétrifié, tant la réalité dépasse souvent la pire des fictions. On se sent même excessivement privilégié, un peu honteux peut-être, certainement gêné… d’être tout simplement heureux. Alors, on se dit que la moindre des choses, c’est de ne pas oublier que ce bonheur, encore très relatif pour beaucoup d’entre nous, nous le devons à Louise et aux siens, à toutes ces luttes qu’ils incarnèrent et menèrent souvent aux prix de leur vie.
 
Ainsi, il sera difficile au lecteur, quelles que soient ses opinions politiques, de ne pas partager le rêve ultime de Louise, lorsque, à la fin de cette vie bien remplie, elle fut saisie par la fièvre et le délire :
 
« Je voyais à ce moment une période de haute humanité succédant, toute proche, aux horreurs du vieux monde ; et cela me semblait aussi naturel que de voir la jeunesse consciente succéder chez un être humain à l'adolescence, comme elle-même succède à l'enfance. Je me représentais les guerres comme de grandes taches de sang et d'ombres, avec des tas de morts et de mourants, des chevaux sans cavaliers courants hagards ou couchés, sanglants près de leurs maîtres, et les grands vols de corbeaux suivant les bataillons ; les troupeaux horribles de requins suivant les navires, et la peste, la misère, les mères, les petits, les vieux éplorés, le grand désastre battant son plein. Les hommes fauchés comme l'herbe et tout proche aussi, tout proche les tueurs de monstres, abattant les faucheurs pour qu'enfin respire l'humanité. Toute la vieille société s'écroulant avec ses repères, envahie par la science et la conscience humaine, comme le furent au commencement les cavernes pleines de fauves envahies par les tribus humaines, la torche à la main. »
 
John Marcus
www.johnmarcus.org
 
 
Nota bene : On regrettera cependant le manque de travail effectué sur le texte, sa mise en forme et sa correction. Malgré un prix très abordable et même des cahiers cousus – rareté pour un format poche –, la mise en page de cette édition reste vraiment sommaire et, surtout, les coquilles y sont beaucoup trop nombreuses. De ce point de vue, la vie de Louise méritait sans doute un peu plus d’attention et une meilleure pagination.
 
 
[1] Mémoires de Louise Michel, aux éditions Tribord, coll. La Flibuste, 2005, 582 pages, 13 €
[2] Groupe de travail qui s’est donné pour objectif principal de recenser et de publier tous les manuscrits éparpillés de Louise Michel aux Presses universitaires de Lyon.
 


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3 réactions à cet article    


  • Richard Schneider Richard Schneider 3 novembre 2012 17:58

    Très bel article. Très « utile », surtout par les temps qui courent ...


    • Soi même Soi même 3 novembre 2012 20:04

       Quelle illusion de croire que la vie doit être une vie heureuse !
      il y a toujours un incident dans sa vie, une contrariété insurmontable.
      si Louise Michel n’avait pas eu l’incident d’être déporté en Nouvelle Calédonie, comme sa se serait déroulé, ordinaire conne bien d’autre.
       Sans faire l’apologie de la soufrance, il est évident que ses épreuves quelle a endurer là anoblie.

      https://fr.wikipedia.org/wiki/Louise_Michel

      Embarquée sur le Virginie en août 1873 pour être déportée en Nouvelle-Calédonie5, Louise Michel arrive sur l’île après quatre mois de voyage. À bord, elle fait la connaissance de Henri Rochefort, célèbre polémiste, et de Nathalie Lemel, elle aussi grande animatrice de la Commune ; c’est sans doute au contact de cette dernière que Louise Michel devient anarchiste. Elle reste sept années en Nouvelle-Calédonie, refusant de bénéficier d’un autre régime que celui des hommes1. Elle crée le journal Petites Affiches de la Nouvelle-Calédonie et édite Légendes et chansons de gestes canaques13. Elle cherche à instruire les autochtones kanaks et, contrairement à certains Communards qui s’associent à leur répression, elle prend leur défense lors de leur révolte, en 18781. Elle obtient l’année suivante l’autorisation de s’installer à Nouméa et de reprendre son métier d’enseignante, d’abord auprès des enfants de déportés, puis dans les écoles de filles.

      Le Tigre Clemenceau, qui lui vouait une grande admiration 14, continuait de lui écrire durant sa déportation et lui adressait des mandats.


      • Isis-Bastet Isis-Bastet 3 novembre 2012 21:58

        Respect total pour cette grande dame.

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