“Nous crachons sur Hegel” de Carla Lonzi traduit pour la première fois en France
Figure emblématique du féminisme italien, Carla Lonzi (Florence, 1931 - Milan, 1982) est très appréciée en France. Dans ce pays, les universités ne cessent de lui consacrer des séminaires et des journées d'étude.
Carla Lonzi a commencé par être critique d'art. En 1968, lors d'un voyage aux États-Unis, elle découvre les groupes féministes d'autoconscience et reconnaît leur immense importance politique. De retour en Italie, à l'âge de 37 ans, elle abandonne une carrière prometteuse dans le monde de l'art et fonde avec d'autres femmes la Rivolta femminile, un groupe exclusivement composé de femmes féministes. Nous sommes en 1970, à Rome, et à ses côtés dans cette aventure, Carla Accardi et Elvira Banotti.
Les livres de Carla Lonzi, toujours très actuels, discutés et étudiés aujourd'hui, sont pourtant difficiles à trouver. Nombre de ses textes ont été traduits en anglais, en allemand et en espagnol, mais il y a eu plusieurs éditions pirates, ainsi que des extrapolations de certains de ses écrits publiées à très petits tirages et rapidement épuisées.
Aujourd'hui, en France précisément, la maison d'édition "Nous" (dont le catalogue est rempli de grands noms de la littérature italienne) propose pour la première fois une traduction du livre Sputiamo su Hegel, livre culte du féminisme italien, qui concentre en six textes la pensée féministe de Carla Lonzi.
Il s’agit d’une opération éditoriale ambitieuse pour un essai qui fait date dans l'histoire du féminisme radical. Les traductrices de l'ouvrage sont Muriel Comber et Patrizia Atzei, auxquelles le magazine français Trou Noir consacre une longue interview ce mois-ci.
Muriel Comber, dit : « À cette époque, il y avait dans le Parti Communiste Italien des groupes féministes, mais ils étaient mixtes. Cela conduisait souvent à des situations où les hommes parlaient pour les femmes. C’est avec ça aussi qu’elle voulait rompre. Les femmes devaient s’emparer de la parole et de l’expression, pour dire avec leurs mots ce qu’elles vivaient et d’abord se le dire entre elles. Pour Carla Lonzi, il s’agit d’un processus psychique qui n’est pas individuel. Intervient là une notion importante pour elle qui est celle de résonance. Ce qui se passe dans le groupe d’autoconscience, c’est qu’une parole va résonner. Une expérience vécue par une femme, et donc un psychisme, va résonner avec un autre psychisme. Et ce processus a un effet de conversion subjective très fort. Pour elle, c’est l’outil fondamental de déconstruction de la culture patriarcale hégémonique ».
Patrizia Atzei, parlant du livre de Lonzi, Autoritratto, déclare : « Elle était déjà rebelle en effet. Autoportrait date de 1969 et précède de peu sa rencontre avec le féminisme. Il s’agit d’un ensemble d’entretiens avec des artistes, assez connus à l’époque, dans lesquels elle déjoue en acte son rôle de critique d’art. Elle laisse parler les artistes, elle conteste la place du critique dans le monde de l’art… C’est très touchant parce que ce livre est le point culminant de sa carrière de critique d’art et le moment où elle l’abandonne. Parce que pour elle le monde de l’art est incompatible avec le féminisme. Une des singularités de son féminisme réside dans une certaine confiance dans les mots, dans l’écriture, dans les livres. Mais le féminisme c’est quelque chose que l’on fait, que l’on fait dans la vie. Sans théorie préalable, sans « ligne », sans mots d’ordre. Et cela redéfinit aussi ce que c’est que de faire de la politique à une époque où le marxisme était hégémonique en Italie, y compris dans la culture, dans la littérature, dans la philosophie et dans une certaine manière d’être féministe. Là encore, elle est en décalage avec son époque, avec ce qui se pratique autour d’elle. En résulte un positionnement très singulier vis-à-vis du militantisme, y compris féministe.
La question de l’authenticité est en effet centrale chez Carla Lonzi, une manière qu’elle a eu d’expliquer le passage du monde de l’art au féminisme réside dans le noyau de créativité qu’elle pensait trouver chez les artistes. Mais en fréquentant le monde de l’art, elle s’est rendu compte que les artistes n’étaient pas libres, que leur validation était liée à une norme culturelle, à quelque chose d’extrêmement codifié, et que sans cette validation, ils n’étaient pas en mesure de porter leurs œuvres. Sa recherche de l’authenticité s’est donc déplacée des artistes aux femmes. Sa rupture radicale avec le monde de l’art est très intéressante, d’autant plus que depuis toujours et d’une manière particulière récemment, Carla Lonzi a été « récupérée » par le monde de l’art. Elle intéresse beaucoup les femmes qui ont une pratique artistique et qui sont féministes, mais pour elle il s’agit de deux mondes irréconciliables ».
L'interview souligne que le féminisme de Lonzi est sans compromis, mais qu'en même temps, elle ne veut pas se réaliser aux dépens des hommes. Le titre de son livre Spit on Hegel signifie que la révolution marxiste, théorisée par la gauche hégélienne, résoudra les questions soulevées par le féminisme. Lonzi, en revanche, est convaincue que la révolution féministe est antérieure à toute autre révolution.
Comber ajoute : « À l’occasion d’une présentation du livre à Paris, nous avons fait la connaissance d’une metteuse en scène italienne qui a collecté des témoignages de femmes ayant connu Carla Lonzi. L’une d’elles évoque les réunions de femmes dans l’appartement de Lonzi, sa présence lumineuse et sa capacité à inviter chacune à une parole vraie. J’ai trouvé belle cette évocation de l’écoute, du geste qui consiste à chercher ce qui relie, à tirer un fil conducteur comme lorsque l’on élabore de la pensée. Pour recueillir le précieux des singularités qui sont là ».
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