• AgoraVox sur Twitter
  • RSS
  • Agoravox TV
  • Agoravox Mobile

Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Oscar Wilde et « Le Portrait de Dorian Gray » : la littérature et son (...)

Oscar Wilde et « Le Portrait de Dorian Gray » : la littérature et son double

La gageure n'est pas mince et pourrait sembler même inopportune : oser adapter, au théâtre, Le Portrait de Dorian Gray, roman-phare du XIXe siècle mais œuvre majeure, surtout, d'un dramaturge tel qu'Oscar Wilde. Pari, cependant, parfaitement relevé, ainsi que le donne à voir, illuminé par une jeune mais éblouissante distribution (où émerge, aussi sensible qu'intense, le talentueux Damien De Dobbeleer), le travail de Fabrice Gardin. A ne pas manquer, jusqu'à ce 16 novembre 2014, au Théâtre des Galeries de Bruxelles !

JPEG - 36.8 ko
« Le Portrait de Dorian Gray », d’Oscar Wilde, au Théâtre Royal des Galeries, à Bruxelles :
Damien De Dobbeleer dans le rôle du jeune et beau Dorian Gray ; Benoît Verhaert dans le rôle de son mentor, Lord Henry
http://www.trg.be/saison-2014-2015/le-portrait-de-dorian-gray/en-quelques-lignes__5318

 

Oscar Wilde publia, en 1890, Le Portrait de Dorian Gray, son seul roman mais, surtout, l'une des grandes œuvres littéraires de ce XIXe siècle finissant et qui, comme telle, le fera passer à la postérité.

Livre dont la philosophie se voyait toutefois implicitement résumée, déjà, dans cette précédente mise en question que dévoilait Le Critique comme artiste. Car c'est le réalisme d’un Dickens tout autant que le naturalisme d’un Zola que Wilde récusait là, en matière de littérature, pour lui préférer, en adepte de l'idéalisme grec, le romantisme, dont le symbolisme représentait, à ses yeux, l'essence de la création artistique. De là à se diriger vers le décadentisme d'un Baudelaire ou d'un Huysmans, il n'y avait qu'un pas, que l'esthétisme de Wilde, révolutionnaire en ses prises de position, franchit allègrement. N'était-ce pas d'ailleurs Wilde lui-même qui énonçait, dans la préface de son Portrait, ces préceptes : « Tout art est (…) symbole. (…). Ceux qui déchiffrent les symboles le font à leurs risques et périls. »

 

DECADENCE

Réflexion prophétique. À cette paradoxale différence près : c'est à ses propres « risques et périls », pour reprendre ses termes, que Wilde, à voir l'hostilité que ce texte provoqua chez les critiques anglais, conçut ce Portrait. Car ces représentants de l’élite victorienne, laquelle avait la fâcheuse tendance à ne juger toute œuvre d'art qu'à l'aune de ses seuls concepts moraux, ne s'y trompèrent pas puisque c'est aux « French Décadents », pour qui ils n'avaient qu'aversion, qu'ils reconduisirent, en un sommet d'agressivité rarement atteint auparavant, ce roman-phare de cette fin de siècle. Ce fut une cabale à ce point vindicative, orchestrée par l'establishment et relayée par la presse, qu'elle ne lâcha plus Wilde, tant et si bien qu'elle concourut amplement, lors de son fameux procès de 1895, à le jeter en prison, en raison de son homosexualité, pour outrage aux mœurs.

Reste que ces articles de journaux, qui reflétaient assez bien l'opinion publique, avaient raison sur un point, pour autant qu'on les débarrassât de leurs ignobles piques homophobes : l'énorme influence que le décadentisme français exerça sur son œuvre.

Ainsi les critiques français se montrèrent-ils, logiquement, beaucoup plus favorables à Wilde, lequel fut alors aussitôt connu, à Paris, comme l'auteur du Portrait de Dorian Gray. Parmi les admirateurs de cette œuvre, Mallarmé, qui lui fit parvenir un élogieux message.

 

PAR-DELA BIEN ET MAL

Mais ce qui ne laisse d'étonner, en ce qui commençait déjà à être là ce que la chronique judiciaire appellera « L'affaire Wilde », c'est le zèle avec lequel l'écrivain, pour se défendre de ces accusations dont il était la cible, tentait de se justifier, tant sur le plan philosophique qu'éthique, quant au véritable contenu de ce livre. Ainsi, affirmant là, à l’instar de John Keats, son poète de prédilection, qu'il ne s'était placé, dans les thèses débattues en son Portrait de Dorian Gray, que sur le seul plan artistique : « Keats déclare qu'il prenait à concevoir le mal autant de plaisir qu'à concevoir le bien. (…). C'est dans ces conditions que l'artiste travaille. (…). Un artiste (...) n'a pas de sympathies éthiques. Le vice et la vertu sont simplement pour lui ce que sont, pour le peintre, les couleurs (…) », écrivit-il, réitérant là deux des préceptes contenus en sa préface au Portrait. Se référant ensuite à Goethe et à Flaubert, il précisa : « Quand un homme voit la beauté artistique d'une œuvre, il se soucie (...) peu de sa valeur éthique. »

Éclaircissements corroborés par ce billet que fit parvenir Wilde à Arthur Conan Doyle, lequel, l'ayant assuré de son soutien, l’avait félicité pour le « plan moral élevé » de son Portrait  : « Je vise à faire une œuvre d'art (…). Je ne parviens pas à comprendre comment ils peuvent traiter Dorian Gray d'immoral. Ma difficulté fut de garder subordonnée à l'effet artistique et dramatique la morale inhérente à l'histoire (…). »

Position philosophique, celle développée dans Le Portrait de Dorian Gray, en parfaite cohérence avec celle soutenue, à la même époque, dans Le Critique comme artiste. Et pour cause : c'est un renversement des valeurs judéo-chrétiennes que Wilde opérait là, parallèlement à Nietzsche, en établissant, au sein de son propre système hiérarchique, la supériorité de l'esthétique par rapport à l'éthique. Preuve en est, limpide, la conclusion de cet essai :

« L'Esthétique est supérieure à l'Éthique. Elle appartient à une sphère plus spirituelle. »

C'est dire si l’œuvre de Wilde en son ensemble se situait, à l’instar de l’auteur du Zarathoustra, par delà bien et mal, et si, comme telle, elle ne pouvait être qu'incomprise, trop avant-gardiste qu'elle était, par les mentalités de son temps. Le résultat ? Sa mise au ban, avec sa condamnation puis son incarcération, de la société !

Reste que si le décadentisme français joua un rôle primordial dans la genèse comme dans l'écriture de Dorian Gray, c'est de l'une des figures les plus emblématiques du romantisme allemand que ce roman s'inspire, en réalité, le plus : le Faust de Goethe puisque c'est une même quête désespérée de la jeunesse éternelle, fût-ce au prix d'une tout aussi tragique damnation (l'enfer pour Faust et le suicide pour Dorian), qui constitue, chez ces deux héros, le thème central. Avec cependant, dans le roman de Wilde, une variante de plus : celle, à l'instar du tout aussi célèbre Dr. Jekyll et Mr. Hyde de Stevenson, du « double » dès lors que, de la personne de Dorian Gray, seul son portrait subira en échange, parallèlement à l'inéluctable corruption de son âme (que l'amoralisme de Lord Henry tente de disculper systématiquement), les ravages du temps, jusqu'au drame final.

D'où, légitime, la question : comment, la morale de cette histoire étant sauve, les censeurs de son temps ont-ils pu voir là, ainsi que le déplora son auteur, un livre à ce point « immoral » qu’ils exploiteront ses scènes les plus provocantes et ses répliques les plus subversives pour étayer, au faîte d'une mauvaise foi souvent patente, ce procès qui allait le condamner à deux ans d'emprisonnement ? Réponse tout aussi fondée quant à ce lien unissant intrinsèquement, dans la réalité et non plus dans la fiction, ce Portrait de Dorian Gray à la vie d’Oscar Wilde : c'est la dynamique de l'existence que ce dernier allait désormais mener, à partir de sa rencontre avec son jeune amant Bosie (Lord Alfred Douglas), qu'il préfigure.

Mieux, les trois principaux personnages de ce récit formaient, réunis, une sorte de portrait idéal de son auteur, comme Wilde le spécifia en une lettre qu'il adressa à Ralph Payne :

« Il contient beaucoup de moi-même. Basil Hallward est ce que je crois être ; Lord Henry, ce que le monde me croit ; Dorian, ce que je voudrais être. »

 

LE ROMAN D'UNE VIE

Mais il est encore bien plus vrai que ce rapport de séduction quasi méphistophélique qui y lie le charismatique mais cynique Lord Henry au jeune et beau Dorian Gray était semblable, hormis ce fait que ces deux figures romanesques n'y ont aucune relation sexuelle, à celui qu'entretinrent, dans la vie, Wilde et Bosie.

C'est là la thèse que développe, dans la préface à ce Portrait de Dorian Gray, Jean Gattégno, lequel y insiste sur son aspect autobiographique, et donc prémonitoire, puisque que Wilde ne connaissait pas encore Bosie à l'époque où il conçut ce roman. Gattégno écrit : « Wilde nourrit son texte de toutes les intuitions que créent en lui l'existence qu'il mène, le mode de vie qu'il s'est choisi, et il donne ainsi chair à des pressentiments, des aspirations. Ainsi la fiction, construite en partie sur le souvenir de textes aimés (…) parvient à suggérer que la fatalité, si elle n'est pas réellement à l’œuvre dans la destinée romanesque de Dorian Gray, l'est peut-être dans la vie d'Oscar Wilde. ». Il ajoute : « Il est aisé de constater à quel point les deux protagonistes de ce qui devait devenir le drame personnel de Wilde sont modelés ou, pis encore, se sont laissés modeler, sur les deux principaux personnages du roman. »

Cette théorie selon laquelle Wilde, homme mûr et expérimenté puisqu'il approchait alors la quarantaine, débaucha l’innocent mais influençable Bosie comme Lord Henry séduisit Dorian Gray, c'est Alfred Douglas lui-même qui la mit en avant, quatorze ans après la mort d’Oscar, dans une autobiographie, Oscar Wilde and Myself, se présentant comme une autodéfense :

« Il faut se rappeler que lorsque je fis la connaissance de Wilde, j'étais très jeune, et plus jeune encore de caractère et d'expérience. En fait, je n'étais qu'un enfant. »

Ce plaidoyer, au regard de son passé, auquel Douglas se livra là, Wilde, se sachant injustement perçu comme une « âme maléfique », l'anticipa, via ce qu'il appela la « Théorie de l'enfant Samuel », dans son De profundis, cette confession épistolaire en forme de mea culpa tout autant que de réquisitoire où, tentant de plaider lui aussi en sa faveur, il dressa, du fin fond de sa geôle de Reading, un portrait au vitriol de son amant d'antan.

Et de fait : c'est comme le corrupteur de la jeune et malléable âme de Bosie, plus encore que pour outrage aux mœurs, que Wilde fut condamné, au premier chef, lors de son procès, soit cinq ans après la publication de son roman !

Mais il y a plus, encore, en cette similitude que l'on voit poindre ici dans le rapport unissant d'une part, sur le mode fictionnel, Lord Henry et Dorian Gray, et d'autre part, dans la vie réelle, Wilde et Bosie : son essentielle disproportion sur le plan psychologique, c'est-à-dire un niveau intellectuel extraordinairement élevé pour le premier et singulièrement bas pour le second. Ainsi, avoue Wilde à Bosie :

« Voilà en vérité la grande, l'unique erreur psychologique de notre amitié, son déséquilibre radical. Tu t'es introduit de force dans une vie trop vaste pour toi, une vie dont l'orbite transcendait autant ta puissance de vision que ta capacité d'évolution, une vie qui (…) était grosse, à l'excès sans doute, de conséquences extraordinaires ou terribles. »

Jean Gattégno a donc raison de dire qu' « il n'est rien arrivé d'autre à Dorian Gray que d'être trop petit pour la destinée à laquelle l'avait promis son rêve fou, son hybris (...). » À cette différence près, là encore : c'est Wilde, et non pas Bosie, qui, à l'inverse de ce qui se passe dans Le Portrait (où Lord Henry demeure impuni), paya, moyennant deux ans de travaux forcés, pour cette foncière petitesse de caractère - une superficialité d'âme qu'il qualifie de « vice suprême » - chez son amant !

Ainsi, cette précision apportée, Gattégno a-t-il vu juste lorsqu’il affirme que « le triomphe de Wilde » est « d'avoir permis que fût (…) vérifiée sa formule (...) sur son génie et son talent : il crée une œuvre d'art et ne peut s'empêcher ensuite que sa vie s'y conforme. » Car, continue-t-il, « Le Portrait de Dorian Gray (…) est le portrait de la vie qu'Oscar Wilde et Alfred Douglas s'apprêtaient à mener, ou plutôt qu'Oscar Wilde attendait de pouvoir mener avec un Dorian Gray encore non incarné. » Il conclut : « C'est là qu'est la vraie fatalité, celle qui a marqué la conscience que Wilde avait de sa propre vie et dont Le Portrait de Dorian Gray offre une image (...). »

 

UN CLAIR-OBSCUR EN CHAIR ET EN OS

Ce fut donc une intense mais conflictuelle relation - le « mariage du ciel et de l'enfer », pour paraphraser William Blake - qui unit, en une passion où l’amour confina à la haine, Oscar et Bosie, pendant près de sept ans, comme si ce Portrait nous en avait offert, de la gloire à la chute, le prélude romanesque, jusqu'à sa mortifère fin.

Oscar Wilde : un clair-obscur en chair et en os, à l'image de son flamboyant mais tragique Portrait de Dorian Gray.

Splendeur et misère d'un dandy !

 

DANIEL SALVATORE SCHIFFER*

 

* Philosophe, auteur de Oscar Wilde (Gallimard, coll. « Folio Biographies ») et Oscar Wilde - Splendeur et misère d'un dandy (Éditions de La Martinière, coll. « Beaux Livres »).


Moyenne des avis sur cet article :  3.5/5   (8 votes)




Réagissez à l'article

3 réactions à cet article    


  • L'enfoiré L’enfoiré 10 novembre 2014 20:30

    Merci pour l’avis

    Je vais le voir samedi

    • L'enfoiré L’enfoiré 15 novembre 2014 23:40

      J’ai vu.

      J’ai beaucoup apprécié la pièce et les acteurs. 
      Beaucoup de sujets qui entrent en compte.
      L’aristocratie british, la recherche d’un absolu, le bien et le mal, l’homosexualité, la perversion, les riches et les pauvres...

Ajouter une réaction

Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page

Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.


FAIRE UN DON






Les thématiques de l'article


Palmarès