« Où je vais la nuit » De la Pop au Lyrique Orphée & Eurydice aux Bouffes du Nord
Quand nous pénétrons dans l'antre aux lambris ocres des Bouffes du Nord dans le quartier cosmopolite de la Chapelle, nous sommes happés par une musique de variété que quatre ''énergumènes'', vestes à paillettes, jouent à tue-tête.
L'ambiance est celle d'une fête estivale de village. Plutôt surpris par ce spectacle insolite qui se présente comme un opéra sur le mythe grec d'Orphée, nous sommes un tantinet dubitatifs. Un rapport avec la salle s'établit, les interprètes parlent et s'adressent au public.
La célébration d'un mariage d'aujourd'hui justifie cette pétillante excitation. La scène est festive. Sur une estrade encadrée par un portique décoré de lampions, de ballons colorés et de guirlandes de fleurs, un orchestre de bal populaire entonne des tubes phares tels ''Retiens la nuit'' d'Aznavour ou ''les yeux revolver'' de Marc Lavoine.
Le quatuor est composé de deux chanteuses et de deux musiciens multi-instrumentistes, claviers-violoncelle-guitare. Les chansons sont entrecoupées par les traditionnels discours émis en hommage à l'union du couple, ici, féminin (Odette/Eugénie ) par l'une des chanteuses se présentant comme la soeur de la mariée. On est loin des airs tragiques de l' Opéra en trois actes de Christoph Gluck.
Cette dernière va subitement quitter la scène. Et c'est en revenant après un long moment d'obscurité qui a marqué l’arrêt brutal des réjouissances suivi par l’intervention de deux figurants revêtus de maillots rouges agrémentés d'un bandeau ''sécurité incendie'' emportant la mariée sur un brancard mortuaire que s’articule le lien avec l’histoire d’Orphée, poète et musicien, endeuillé le jour même de ses noces alors que sa jeune épouse Eurydice, mordue par un serpent, finit dans les limbes des Enfers.
Le corps exposé d'Eugénie sur lequel est déposé le bouquet de la mariée se transpose subrepticement en celui d'Eurydice au cours de la cérémonie devenue funèbre. La lumière s'est éteinte sur un vaudeville débridé aux rythmes pop. En la rallumant, c'est la mort qui plane. On retire à vue un à un les éléments de la cérémonie, lampions, fleurs, estrade.
L'espace se fait nu, le vide causé par la perte soudaine est bien palpable. D’épaisses volutes de fumée et des voiles de tulle aériennes d'une blancheur fantomatique figurent le Royaume des morts. Un piano noir est tiré comme un lourd corbillard. Les amis sont partis. Orphée (ici figure féminine comme Odette) invoque les dieux dans son cruel émoi.
Un étonnant glissement s'est effectué d'une situation ancrée dans une banale réalité au mythe légendaire où le héros doit affronter la catabase pour délivrer son aimée. Concomitamment, le registre musical change pour donner place à la musique baroque du 18ème siècle.
La partition de Gluck composée en 1762 est largement resserrée et épurée. Les arrangements musicaux audacieux interprétés par une troupe de chanteurs lyriques et comédiens-chanteurs non lyriques sont signés Jérémie Arcache, Benjamin d’Anfray et Agathe Peyrat de la Compagnie limougeaude ''Maurice et les autres'' fondée en 2015.
L' Opéra de Gluck a déjà été incarné par deux cantatrices dans les rôles principaux. Ici, Orphée est interprétée par Cloé Lastère, comédienne. Ce n'est pas une chanteuse lyrique mais elle chante avec une belle voix chaude dans un micro à fil toute la douleur infligée par la séparation.
La soprano Agathe Peyrat chante Eurydice avec de ravissantes envolées lyriques. L'univers lyrique est réservé aux Enfers. L’équilibre se maintient entre ses voix si différentes dans leur texture qui font pleinement entendre les accents poignants de l’œuvre.
Cette pièce, mise en scène par Jeanne Desoubeaux, joue sur de multiples confrontations et le public est pris dans cette confusion entre réalité et imaginaire, entre le monde des vivants et celui des morts, entre amour et désamour, entre deux styles de musique, la pop et la classique, deux voix, la lyrique et la naturelle.
Elle mêle tragique et comique car le burlesque n’est pas absent, à voir comment l’amour se métamorphose sous les traits de deux naïades nues chantant leur madrigal. Naviguant entre théâtre et concert, la pièce souffre de quelques maladresses et semble chercher par moments la marche à suivre, ce qui fait perdre un peu le fil.
A la fin, Eurydice meurt une seconde fois à cause d'un regard porté sur elle par Orphée, ce qui lui était interdit par les dieux, lesquels avaient permis d'aller la chercher aux enfers à la condition de ne pas porter les yeux sur elle.
Pleurant à nouveau cette disparition dont elle se sent coupable Orphée/Cloé, déchirante, chante ''Où je vais la nuit'' de Philippe Katerine qui donne le titre à ce spectacle hétéroclite revisitant le mythe grec et l'opéra de Gluck avec une énergie enthousiaste et follement moderne.
photos 2 à 5 @ Thierry Laporte
photos 1, 6 & 7 © Theothea.com
OÙ JE VAIS LA NUIT - ***. Cat'S / Theothea.com - de Christoph Willibald Gluck - mise en scène Jeanne Desoubeaux - avec Jérémie Arcache, Benjamin d’Anfray, Cloé Lastère & Agathe Peyrat - Théâtre des Bouffes du Nord
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