Paris occupé, Paris occulté
Ne vous êtes vous jamais demandé, en marchant dans Paris, quel secret se cachait derrière la façade de tel ou tel immeuble ? Cette interrogation a maintes fois travaillé Cécile Desprairies. Avec Ville lumière, années noires - les lieux du Paris de la Collaboration (éditions Denoël), cette philosophe et germaniste fait parler les murs de la ville. Son travail, qui repose à la fois sur les archives et sur la littérature produite pendant cette période, éclaire les zones d’ombres de la ville lumière.
Pour écrire Ville lumière, années noires (deux ans de travail, sept jours sur sept) Cécile Desprairies a consulté des milliers de documents : « Je suis allée au Centre de Documentation Juive Contemporaine, puis aux archives de Coblence, en Allemagne. Là-bas, il y a deux millions de négatifs. L’Allemagne effectue un vrai travail de mémoire. Ce pays va bien parce qu’il y a eu ce travail de mémoire. En France, on n’en parle pas. Parce que trop de gens ont été impliqués. L’Occupation a été l’avènement de toute une caste. Ce passé ne passe pas, mais on peut le toucher, grâce à la pierre, aux façades ».
Son livre est inclassable. Et il fait peur. Plus de 70 ans après les faits qu’est-ce que représente la Collaboration aujourd’hui ? Rien et beaucoup. Trop, en fait. Trop ancien pour les jeunes. Trop court pour ceux qui aimeraient oublier. Mais déjà les acteurs disparaissent, tandis que les cadets peuvent si facilement ne rien savoir de l’histoire qui se joua dans cette ville.
Oui, ce livre effraie. Il sort au mauvais moment ? Parler de la guerre aujourd’hui. Parler des fantômes qui errent par les rues parisiennes ? On ne sait pas par quel bout le prendre. C’est sans doute pourquoi il s’est trouvé si peu de journalistes pour en rendre compte alors que les libraires, tout au long de l’année, consacrent toujours un bout de table aux livres sur Paris, sujet en or pour l’édition.
On sent bien que pour Cécile Desprairies, aussi, le sujet a été difficile à aborder, à négocier, tant l’angle est fermé : « C’est un sujet dur et difficile" explique-t-elle. "La meilleure distance, poursuit-elle, c’était d’objectiver et de parler des lieux plutôt que des personnes ». Cette distance, c’est l’exact opposé de l’indifférence, c’est l’exact opposé du déni.
Ville lumière, années noires n’est pas un livre d’histoire, mais une sorte de mémorial, une tentative de description de lieux parisiens qui, pendant quatre ans, ont été placés entre parenthèses. Cela commence par une intuition : « J’ai toujours eu un 6ème sens. Je me disais « là, il s’est passé quelque chose ». Mais ce n’était écrit nulle part ».
Entre 1940 et 1944, pendant que les Allemands occupent, les Parisiens sont partagés. Certains s’empressent d’accompagner les « vainqueurs » dans leur tâche quand d’autres, la majorité, se débrouillent. « Les réquisitions sont officiellement françaises, mais l’impulsion est presque toujours allemande. Les allemands sont partout, mais n’apparaissent nulle part », précise Cécile Desprairies.
A l’époque, on parlait volontiers d’aryanisation économique. La Collaboration fut d’abord cela : économique : expropriation, vol, trafics en tous genres. Pour ceux qui en sont les victimes il n’y a pas eu de choix. Ce fut l’extermination, pendant qu’au Palais Berlitz, école de langue devenue salle d’exposition dévolue à la propagande antisémite, on occupe le temps de cerveau disponible du gogo avec « Le Juif et la France », expo qui ne désemplira pas…
Cécile Desprairies aurait pu inscrire en exergue de Ville lumière, années noires cet extrait du livre d’Herbert R. Lottman, La Rive gauche, du front populaire à la guerre froide (Le Seuil, 1981) : « Lorsqu’on relit les mémoires des grands acteurs de ces années-là, on risque d’en être amené à conclure que presque tout le monde à Paris résistait. Mais on pourrait aussi établir que « tout le monde collaborait ». Idée qui s’explique sans doute par les efforts des collaborateurs eux-mêmes, pour qui il était réconfortant, et même utile (afin d’échapper à la prison et même pire) de prouver qu’ils n’avaient pas été seuls impliqués dans des activités coupables et peut-être criminelles ».
Paris fut bien celui que photographia André Zucca : on y vécut pendant que la police française envoyait à la mort des enfants. Comme partout dans le monde, de tous temps on vit à côté des rafles. L’auteur résume la situation d’une phrase : « Dans les bottins de l’époque on voit les noms changer ».
Mais Cécile Desprairies, par peur sans doute d’être aveuglée par la rage et la colère, n’a pas voulu évoquer frontalement ce scandale. Son ouvrage ne détourne pourtant pas le regard des victimes. Quand elle évoque le journal Le Pilori (aujourd’hui siège du maroquinier Vuitton), elle rappelle que ce journal, peut-être le pire de toute cette période, pire encore que Je suis partout (ce qui n’est pas peu dire) lança en janvier 1941 un « grand concours » sur le thème : « où fourrer les Juifs, toute mesure de destruction raciale étant admise ».
Lorsqu’elle parle de l’Entreprise de déménagement du 308 de la rue Lecourbe, elle rappelle que « cette entreprise relève du Comité d’organisation des entreprises de déménagement (COED), sorte de corporation des déménageurs fondée à Vichy en octobre 1940 » et précise que son plus gros client est le service de l’Ouest d’Alfred Rosenberg. En mai 1942 ce service organisa « l’Opération meuble », c’est-à-dire le « déménagement de biens mobiliers spoliés », voilà de quoi donner du travail aux déménageurs. De fait, 80 camions de déménagement circulent alors quotidiennement dans Paris.
Un journal, une entreprise de déménagement... Quel rapport sinon que ce sont deux même aspects de la Collaboration. Chaque entrée de ce livre est une histoire. Chaque histoire nourrit le même fleuve, charrie les mêmes cadavres.
Mais Ville lumière, années noires se lit plutôt comme un guide. Il est d’ailleurs construit de cette façon. Comme l’itinéraire invisible, souterrain, effacé, gommé, d’un Paris disparu. Un Paris qui n’a laissé aucune trace dans les mémoires. De l’historien, Cécile Desprairies l’avoue elle-même, elle n’a pas la méthode. Ville lumière s’approche plus d’un récit en image. Livre de photographies, livre de témoignages, c’est presque un catalogue dans lequel elle retrace l’histoire éphémère de tel ou tel immeuble parisien entre 1940 et 1944. Des immeubles Hausmanniens, situés à des angles de rues, si possible comportant deux entrées, au cas où…
Appartements (tel celui du ministre Georges Mandel) réquisitionnés par les Allemands, immeubles entiers transformés en lieux de pouvoir (Hôtels Continental, Ritz et Meurice), de propagande (Radio-Paris, Paris-presse), lieux supposés de l’intelligence (Librairie Rive-Gauche, éditions Grasset), lieux de rassemblements politiques (Maison de la chimie) sans oublier le Vel’ d’hiv’, emblématique entre tous, démoli en 1959.
Et puis, enfin, ne pas omettre les lieux de plaisirs de toutes sortes. Car ce n’est un secret pour personne : on s’amusait à Paris en cette époque. La Coupole tournait à plein, les cinémas le Français ou le Gaumont Palace projetaient les derniers succès à la mode, le cabaret le Shéhérazade était plein, comme les bordels le Chabanais ou le One two two, la salle Wagram, le Théâtre de l’Empire, le restaurant Maxim’s et tant d’autres endroits.
Cécile Desprairies ne les cite pas tous. Impossible d’être exhaustive. Elle n’en a gardé « que » 200 dansce livre de 350 pages environ. 200 lieux économiques, politiques, stratégiques, intellectuels.
La présentation est systématique. Comme un catalogue. Chaque lieu est décrit sur deux pages. Une photo ou un plan cadastral sert à l’identifier visuellement où à le situer sur le plan parisien. L’autre page décrit précisément l’affectation de ce bâtiment pendant la Collaboration. Quelques lignes expliquent ce qu’il devint ensuite.
Pour éclairer cette présentation, l’auteur attribue un verbatim généralement tiré de mémoires, carnets, écrits d’auteurs allemands ou français, collaborationnistes ou non : Ernst Jünger, Arno Breker, Gerhard Heller, Lucien Rebatet, Fabienne Jamet, jusqu’à Hélène Berr dont le journal a paru l’an passé, préfacé par Patrick Modiano.
Comment en effet ne pas penser à Modiano en parcourant Ville lumière, années noires ? Pierre Assouline l’évoque d’ailleurs, peut-être avec trop d’insistance dans son introduction. Ses remarques à propos de l’auteur de Place de l’Etoile sont cependant bien senties. Notamment celle-ci : « Avec lui, le cadastre a trouvé un poète ».
S’il faut définir ce livre disons que c’est une sorte de récit. Un récit, pas une fiction. Les lieux, les personnages - bourreaux, complices et victimes -, les faits, tout est vrai. Mais tout est vu à travers le regard d’un témoin fascinant : la ville. Paris qui a tout vu, mais qui se tait. Cécile Desprairies, patiemment, a choisi d’écouter la ville, de sonder les façades de pierres, de révéler ce secret d’autant plus troublant qu’il est là, sous nos yeux.
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