Philippe Pasqua, scoop : son « Cœur mis à nu » au Storage de Saint-Ouen-l’Aumône !
Philippe Pasqua est un artiste français, à la fois dessinateur, peintre et sculpteur, né en 1965 à Grasse (Côte d’Azur). Vivant et travaillant actuellement à Lisbonne, ce plasticien inclassable, très solitaire, évoluant plutôt – et c’est tout à son honneur – en dehors de l’art corporate officiel des musées, des galeries marchandes très installées et des foires d’art contemporain mondialisées, au bilan carbone des plus épouvantables, a tout de même bénéficié, récemment ou par le passé, d’expositions personnelles, parmi lesquelles, Trauma, 2001, à la galerie Hengevoss Dürkop-Jensen de Hambourg, Les Miroirs de l’âme, 2002, au Palais Bénédictine de Fécamp, Borderline, 2017, au Musée océanographique de Monaco, Allegoria, 2018, au Domaine de Chamarande dans l’Essonne, et a participé à des expositions collectives telles que, entre autres, Au-delà du corps à la Biennale d’Art Contemporain d’Aix-sur-Vienne (2005), Soutine and Modern Art : The New Landscape / The New Style Life à la Cheim & Read Gallery de New York (2006), ou encore C’est la vie ! Vanités de Caravage à Damien Hirst, group show (2010) au Musée Maillol à Paris.
Le critique d’art Paul Ardenne, dans son texte d’accompagnement de l’expo-somme Philippe Pasqua, Mon cœur mis à nu au Storage, surface d’exposition de plus de 3000m² à Saint-Ouen-l’Aumône (95, Val-d’Oise, jusqu’au 27 octobre prochain, ©photos in situ VD, juillet 2024), événement artistique allant bien au-delà des sentiers battus qui va particulièrement nous intéresser ici, écrit joliment ceci sur cet artiste à part dans le système : « Pasqua trace depuis les années 1980, avec obstination et à haut rythme, une voie éminemment personnelle. Développée en solitude loin de la noria des modes culturelles, son œuvre compte à ce jour des milliers de références et se bâtit sur une question aussi simple qu’entêtante : qu’est-ce que vivre et comment donne-t-on forme à sa propre vie ? »
- Philippe Pasqua devant son autoportrait en samouraï (bronze), le 9 juillet 2024
Si vous ne connaissez pas encore le travail de cet artiste figuratif d’exception, l’un des plus importants parmi la nouvelle génération, cet accrochage d’ampleur inédite, au Storage, permet vraiment, de (re)découvrir les œuvres étonnantes et dérangeantes de Philippe Pasqua, le parcours proposé allant des plus anciennes aux plus récentes, fraîchement peintes, certaines datant même de cette année. Il faut savoir que c’est à l’âge de 18 ans que Philippe Pasqua se découvre une attirance pour la création artistique, il raconte cela facilement, lorsqu’on l’interroge sur la genèse de sa peinture très envoyée, comme jetée : « Un jour, je marchais dans la rue et j’ai vu, dans une librairie, un visuel de Francis Bacon. Je ne savais même pas que ça existait. Je ne sais ce qui s’est passé, ça m’a bouleversé. J’ai pris du papier kraft et de la peinture en bâtiment, et j’ai commencé. »
C’est qui, Philippe Pasqua ?
- Peinture de Philippe Pasqua
Sur d’immenses toiles chargées de matière, oscillant entre le mystère de l’art et l’énigme de la vie, Pasqua peint par séries : anesthésiés lors d’interventions chirurgicales (Bloc, 2000-2001), trisomiques (Enfants, 2001-2004), nourrissons (Bébés, 2002-2003) ou adolescentes boudeuses (Gamine, 2004-2005). Ne s’embarrassant d’aucun pathos, ce plasticien, à la facture sauvage et au pinceau-scalpel, peint saignant, allant à l’essentiel, en dépassant les apparences de l’enveloppe charnelle rouge sang. À travers un réalisme cru, Pasqua exprime le langage du corps et de la vie dans tout ce qu’elle a de positif, mais aussi d’obscène, d’innommable et de noir, avec pour ultime horizon la mort.
Ce figuratif flamboyant, expressionniste de notre temps présent, qui n'hésite pas à lorgner par moments, avec sa ligne coup de fouet et ses coups de pinceaux très enlevés, vers l’abstraction lyrique et gestuelle (chez lui, l’engagement physique du peintre tient lieu de principe de composition), va, avec audace et sans-faux semblants (c’est une peinture cash !), au-delà de la chair pour remonter jusqu’à l’os, et nous proposer ainsi une relecture de la Vanité, l’un des thèmes majeurs, comme on le sait, de l’Histoire de l’art.
« Vanité des vanités, tout est vanité » (L’Ecclésiaste). Le temps s’écoule et l’homme doit prendre conscience de la brièveté, ainsi que de la fragilité, de la vie. Néanmoins, loin de s’en tenir à une seule perception chrétienne de l’affaire, Pasqua en donne une vision poétique. Proche des vanités hollandaises qui présentent, en peinture, de magnifiques bouquets de fleurs bientôt rongés par les vers, ses crânes papillonnants, certes trop vus (ça tombe bien, il n’en montre aucun ici, même si certains étaient des plus remarquables, une page se tourne, Pasqua ne retient, au Storage, que la crème de la crème de son entreprise créative, avec une surprise de taille, des plus réjouissantes, la reconstitution à l’identique, via la monstration d’un environnement complètement bordélique, voire dantesque !, de son atelier romain, période d’activité : 2022-2024), s’ouvrent au symbolique : d’un côté, on a le squelette, la Mort, le néant, mais de l'autre, les papillons qui batifolent, brillant de mille feux, évoquant les plaisirs, le mouvement et l’espoir d’une vie après la mort : chez les Baluba du Zaïre, par exemple, l’analogie âme-papillon vient rappeler, qu’après sa mort, la tombe de l’être humain est le cocon d’où sort son âme, qui s’envole sous la forme d’un papillon. Il en est peut-être ainsi chez Philippe Pasqua qui, tout en étant autodidacte, se reconnaît, dans l’art occidental, deux maîtres, Lucian Freud (1922-2011) et Francis Bacon (1909-1992), qui s'y connaissaient en matière de crudité existentielle à (dé)montrer par le médium peinture.
- Une peinture immersive, signée Philippe Pasqua, exposée au Storage de Saint-Ouen-l’Aumône, 95
L’artiste tient tout de même à ajouter : « Puisque vous m’interrogez là-dessus, sur mes sources d’inspiration possibles, Bacon est cardinal, certes, avec notamment sa série des Papes, d’une technicité fabuleuse, mais j’ai regardé également, et je continue, Anselm Kiefer. On m’associe régulièrement, avec sa peinture de chairs exacerbées, à Jenny Saville [peintre britannique contemporaine travaillant à Oxford, née à Cambridge en 1970, connue notamment pour ses peintures monumentales de nus et considérée comme l’une des figures majeures des Young British Artists], ce qui ne me dérange pas plus que ça, cela a tellement été dit. Qui a commencé en premier ? Allez savoir ! Il se trouve que nos productions, apparues plus ou moins au même moment, peuvent, il est vrai, entrer en résonance, c’est déjà arrivé pour d’autres artistes dans l’Histoire de l’art [Kline/Soulages], elles se font indéniablement écho, dialoguent entre elles. Toujours est-il qu’une fois, quelque part, j’ai vu une photo cadrée de près, de son atelier [l’artiste me montre alors un visuel sur son téléphone portable, confirmant ses dires troublants], où l’on voit un papier journal, lui servant très certainement de palette, avec, imprimé dessus, le nom de... Charles Pasqua [l’homme politique (1927-2015), ancien Ministre de l’Intérieur, qui ne fut autre que son oncle], c’était dingue ! En fait, c’est surtout la vie de tous les jours qui m’inspire, la nature, faire des rencontres, discuter, ainsi que ma femme et mes trois enfants qui grandissent, mais je regarde aussi, en matière d’art, le cinéma, j’aime pas mal de choses dans le champ du contemporain, particulièrement les films de genre, le policier et le fantastique, les longs signés, par exemple, Tim Burton, Olivier Marchal ou Tarantino. Et, si l’on doit continuer dans le registre des arts plastiques, je regarde Adrian Ghenie, Marc Quinn et Damien Hirst [artiste anglais avec qui il a pu exposer par le passé] qui, pour le coup, quand il s’est offert un vrai Bacon, s’est mis à faire du sous-Bacon ! Puis, sinon, j’aime certaines choses chez Picasso, dont sa fameuse Pisseuse, Rembrandt, Caravage pour son don exceptionnel de la mise en scène et de l’exploitation hallucinante du clair-obscur, sans oublier d’autres noms, qui me viennent encore à l’esprit, tels Cy Twombly, Joan Mitchell, Rita Ackermann, Cecily Brown, Richard Prince, Baselitz ou encore Tracey Emin. Liste non exhaustive ! En fait, gardez l’idée que je suis avant tout un expressionniste, qui s’est fabriqué lui-même, travaillant à l’instinct, je crée depuis plus de quarante ans. Franchement, dès mon plus jeune âge, l’école c’était pas mon truc. J’ai toujours été en marge du sérail, et je le suis encore. Je laisse faire les choses, je le fais pour moi, c’est quelque chose que je crache. »
- « La roue du temps », une sculpture gigantesque de Philippe Pasqua, exposée au Storage
Quid du « Storage » ?
Pasqua ? C’est un artiste d'aujourd'hui, donc, célèbre, entre autres, pour ses prégnantes vanités, précédemment abordées, qui échappe vraiment aux institutions et aux circuits classiques. Après avoir commencé à se faire connaître en 1985 en peignant des espèces de fétiches et des silhouettes évoquant le vaudou (il n'a réalisé sa première exposition qu’en1990), Pasqua (59 ans) s'est imposé progressivement comme l’un des plasticiens majeurs de sa génération : il bouscule, il fascine, il agace, ne laissant personne indifférent !
- Tableau clinique de Philippe Pasqua
The Storage, créé à partir de 2010, c’est quoi ? Storage, pour faire simple, c’est à la fois un lieu-gigogne d’exposition, de stockage, un jardin de sculptures et une adresse permettant aux collectionneurs, aux amateurs d’art actuel, aux simples curieux et aux professionnels de s’immerger dans l’univers de l’artiste, qu’une citation du peintre Jean Rustin pourrait d’ailleurs éclairer : « C’est bien dans le corps, dans la chair, que finalement s’écrit l’histoire des hommes, et peut-être même l’histoire de l’art. » Pasqua semble effectivement s’inscrire dans cet héritage-là : ses peintures, présentant jeu de couleurs explosives et empattements de matière, axées principalement sur l’art du portrait (visages, corps nus), ont une force expressive manifeste, allant au-delà de la représentation physique auscultée au plus près - il a peint, par le passé, des séances chirurgicales sur tables d’opérations, relevant du « théâtre médicalisé » (Pierre Legendre), éclairées par la lumière crue de lampes directionnelles - pour tenter de capter le frémissement de l’âme humaine, s’en faisant clairement l’anatomiste.
- « L’atelier du peintre. Espace réel condensant trois années de présence dans la matrice », 2024, environnement. Reconstitution à l’identique de l’atelier romain de l’artiste, période d’activité : 2022-2024
- « Shoes of Pasqua », dit aussi « Pump Up the Volume », ©dessin par VD, d’après une photo de ses chaussures prise dans son atelier reconstitué, feuille 24 x 32 cm, graphite, stylo-bille, pastel gras, white paint markers, août 2024
Concernant ce Storage, Paul Ardenne ajoute, dans un propos affiché sur une cimaise de l’expo de Saint-Ouen-l’Aumône, « La création, pour cet artiste-ermite [Wikipédia indique que Pasqua mène une vie d’ascète, il dort peu, ne boit pas et ne fume pas] qui a fait de l’atelier un havre, une zone de médiation et de matrice, est l’équivalent d’un inventaire – de proximités et de rencontres, comme l’illustre son art consommé du portrait, mais aussi de peurs mentales, celle de la maladie, de la mort, de l’effroi que peut inspirer la dégradation du monde, traitées de maintes manières, du dessin à la sculpture monumentale. Créer est une forme de salut mais, créateur, se sauve-t-on, et que sauve-t-on de soi ? Notre corps est-il soluble dans le bonheur de la réalisation ? Créer est-ce plus que fuir, se fuir, ou est-ce la solution ? »
- Détail d’une toile de Pasqua
Les sujets de Pasqua, lovés dans ses portraits humains percutants, peuvent être durs parce qu’il embrasse la vie dans tout son spectre, en y incorporant notamment, sans tabou, les fragilités et failles de l’existence même, chaque toile devenant le terrain d’une lutte, doublée d’une tension, entre le « montrable », toléré par les normes établies, et ce qui est refoulé, voire occulté, dans le champ social. Prostituées, transsexuels, trisomiques, aveugles, malades, obèses… sont montrés, possiblement sur de grands formats (2 à 5 mètres), mais sans voyeurisme, ou avec dans l'idée, trop volontariste, de chercher coûte que coûte à choquer : il s’agit, avant tout, en montrant ce théâtre de la cruauté, de ramener, au centre de l’attention, les « marginaux », les déclassés, les invisibles, très souvent marqués par le sceau de l’exclusion parce que leur différence peut, hélas encore, de trop déranger. Selon Julián Zugazagoitia, directeur du Museo del Barrio à New York, grâce à sa peinture efficace s'attardant courageusement sur les sujets vulnérables et fragiles, « Philippe Pasqua donne des lettres de noblesse à des sujets que, malheureusement, les médias traitent sans aucun sens esthétique ni, pourrions-nous ajouter, éthique. Au sensationnalisme des médias qui nous transforment en voyeurs complaisants de l’immédiat, l’œuvre de Philippe Pasqua nous ouvre sur la transcendance de la peinture et sur le questionnement même des valeurs de notre époque. »
- Un chef-d’œuvre, mêlant vie et mort, signé Philippe Pasqua
- Détail d’une sculpture de Philippe Pasqua
Alors qu'avec ses peintures brutes de décoffrage, multipliant les couches de peinture pour mieux révéler la violence de la matière et de la vie, et ses dessins à la mine de plomb, à la délicatesse dévoilant une grande finesse de trait, fouillent inlassablement la chair humaine (d'où l'usage dans nombre de ses œuvres sur papier du procédé du palimpseste, mêlant techniques sérigraphiques, impressions, collages, peinture, pastel ou encore encre de Chine et, dans sa peinture, très souvent sur fond blanc (la réserve y est souvent reine), de tons rouges, bruns et gris à rapprocher de la couleur de la chair), avec sa sculpture, art sur lequel il se penche de plus en plus ces dernières années, Philippe Pasqua focalise, et ce dès 1997 en fait, sur la réalité de l'os, déclarant : « Je voulais aller voir ce qu’il y avait sous la peau, sous la chair ». Il a longtemps exploré avec, on l'a vu, la thématique de la vanité à travers des têtes de mort ornées de papillons, l'inerte et l'animé réunis se faisant comme caisse de résonance, se jouant habilement - c'est très esthétisant (trop ?) - d'un contraste saisissant entre le symbole de l’âme que sont les papillons colorés dans un certain nombre de civilisations, dont l’Égypte ancienne et les Baluba du Zaïre, et la grande fragilité de l’existence (l'os restant là, pérenne, dans sa vérité nue, résistant, lui, dents comprises, à l'entropie du corps, des entrailles et de la chair).
- Le requin en inox de Philippe Pasqua « pendu » dans le jardin du Storage à Saint-Ouen-l’Aumône
Après s'être fait remarqué, toujours dans le domaine de la sculpture, en montrant tant un tableau-relief, ou sculpture murale, en 2011, constitué carrément d'une véritable Ferrari F430 (gainée de peau tatouée égrenant fleurs imaginaires et animaux légendaires, tels des dragons) collée à la verticale sur un mur, qu'un gigantesque tyrannosaure Rex, en 2012, de 7 mètres de long et 4 mètres de hauteur, agrégeant 350 os moulés sur un véritable squelette préhistorique, assemblés un par un, il montre ici, tels des soleils noirs borderline irradiants avec force malgré leur noirceur charbonneuse redoutable, non pas ses « hits » sculpturaux habituels (Vanités aux papillons, Ferrari tatouée, T-Rex) mais seulement une poignée de sculptures, plus intimes, rappelant tant la faiblesse de « l'humain, trop humain » que les menaces écologiques massives pesant, plus que jamais, sur le vivant, dans son ensemble, et sur notre chère, et si fragile, planète bleue - cause à laquelle il est très sensible puisqu'en 2017, au Musée océanographique de Monaco, il avait dévoilé des sculptures d'animaux marins de plusieurs mètres de haut pris sauvagement dans les filets de pêcheurs, ces derniers tirant trop sur la corde de la pêche abusive pour motif de gain commercial effréné ; il s'agissait de sensibiliser le public, petits comme grands, à la protection des animaux.
- En attendant que ça sèche : un lièvre de Philippe Pasqua...
Monolithiquement vôtre
- Détail de « La roue du temps », un tondo-relief de Philippe Pasqua
Penchons-nous maintenant plus précisément sur l’expo-événement du Storage. à l'étage, un arbre (olivier en bronze) comme carbonisé, semblant rappeler la dangerosité du réchauffement climatique, côtoie un samouraï mutique aux cornes de bélier ainsi qu’une jeune fille rêveuse, aux yeux clos et aux poings fermés, dont la moitié du visage est soudainement grignotée par la mort au travail, le crâne perçant férocement, et implacablement, sa joue. Mais, en termes d'impact, selon moi, c'est sa Roue du Temps monumentale, tout juste à l’entrée de l’expo, abritant têtes de mort, rats, squelettes chaînes, tuyaux arrachés et machines célibataires infernales (on peut penser à la « TechNoir » de James Cameron où, dans sa saga culte Terminator, la technologie est présentée comme une force destructrice), qui attire l'attention, ce tout composite, stagnant dans une ambiance mortuaire, marque, selon moi, spontanément les esprits, tant formellement que spirituellement.
En expérimentant cette spirale terrible, rendant peut-être fada comme le hamster tournant non stop dans sa roue, plonge-t-on fissa dans la corruption de « l’internationale du pognon » (Michel Audiard) des entreprises capitalistes carnivores si peu soucieuses, voire carrément pas, de l’environnement ? Avec son énergie noire bouillonnante, cette structure space n’est pas sans faire penser à la Porte de l’Enfer au musée Rodin (Paris), pièce, à la frontalité impressionnante et aux multiples personnages fonctionnant comme un best of de ses figures maîtresses et de son esthétique du fragment, que rejoue Pasqua d'ailleurs un peu plus loin, en dressant frontalement une porte d’enfer intimidante, cumulant formes noyées fantomatiques, rondes-bosses sibyllines, bas et hauts-reliefs, se faisant bientôt blasons ou armoiries. Sur une cimaise, une piste de lecture de cette œuvre abracadabrantesque nous est proposée, sans glose rasoir, ouf : « Lourde et grave sculpture que La roue du temps toute de brutalité affichée. Celle-ci plaide sans hésitation pour un sens de la vie contraire à celui en lequel entend croire l’optimisme. Au bout de la destinée humaine, quoi, suggère cette œuvre d’art ? Le chaos. »
- Un crâne humain jonchant le sol/socle de « La roue du temps » de Philippe Pasqua (détail)
Et juste à côté de cette roue temporelle troublante, abritant ou vomissant, façon vortex, animaux préhistoriques, décombres noires, éléments de décor empruntés à l’époque moderne et crânes d’humains, une série stupéfiante de huit œuvres sur papier pourrait nous faire penser à la représentation sans fioritures d’un coït brutal, viol ?, mais, en fait, non : se jouant, avec brio, de certaines analogies formelles coulant comme de source (des chairs sanguinolentes entremêlées), l’artiste dévoile, d’une manière confondante, une scène-uppercut d’accouchement, c’est à la fois dérangeant et poignant, ce va-et-vient interprétatif, brouillant allègrement les pistes, est tout à fait dans la lignée de l’œuvre alchimique de Pasqua, adepte de la confusion des genres et de la réunion, voire de la réversibilité, des contraires, du genre Les Fleurs du Mal ou l'histoire baudelairienne de la boue transformée en or.
- Dans l’atelier chaotique de Philippe Pasqua
L’expo démarre donc très fort mais la suite n’est pas en reste. Sur deux étages, dans un parcours constitué de cinq entrées (après La roue du temps, suivent Portraits ; Vaudou, Bloc, Trauma ; La porte de l’Enfer ; Monolithe), on découvre librement, sans aucun médiateur béni-oui-oui nous prenant la main pour nous dicter ce que l’on doit officiellement penser de l’art contemporain afin d'avoir l'air savant et branché, une exposition monographique, aux allures de rétrospective, emballante, agissant tel un authentique maelström hautement débridé de couleurs, de traits, de formes et de matières, des plus variés, où l’on retrouve les grands marqueurs d’une œuvre plastique valant grandement le détour : identité et intimité, vie et mort, chair et métaphysique, ténèbres, effroi et salut, présence au temps. Le corpus des pièces soigneusement sélectionnées s'enroule, tel un circuit foutraque, autour du titre éponyme Mon cœur mis à nu donné par Charles Baudelaire (1821-1867) à un de ses écrits les plus personnels, rédigé en 1864 et publié à titre posthume en 1897. Texte majeur dans lequel, sans filtre, ce poète écorché vif interroge, en dandy maudit, non seulement sa propre position de créateur mais également sa condition humaine et sociale.
- Philippe Pasqua au travail, juillet 2024, Saint-Ouen-l’Aumône
Dans cet écrit, se trouve cette formule programmatique : « De la vaporisation et de la centralisation du moi. Tout est là. » Ou comment accepter de s’égarer pour mieux se retrouver ? Et comment dire le monde en passant par le prisme de son for intérieur ?
Sur son expo du Storage, Philippe précise : « J’ai essayé de monter une exposition qui soit la plus diversifiée possible, avec du nouveau côtoyant du plus ancien, c’est une "expo-vente ", mais on peut, fort heureusement, la visiter sans rien acheter, rassurez-vous ! Aucun prix n’est d’ailleurs affiché, il n’y a pas de cartels non plus sur les murs, c’est voulu, on avance, sans hiérarchie ni classement, pour échapper à un côté trop classique, trop figé. En ce moment, assez gourmand en matière de créativité, j’attaque tout, passant d’un médium à l’autre : peinture, dessin, sculpture. C’est No Limit ! J’essaie d’aller partout, sans œillères, où il me semble bon d’aller : j’ai un rendez-vous, quelque chose à y faire. Suis certes, en ce moment, moins dans le chemin traditionnel des musées et des enseignes marchandes, mais je ne m’interdis rien pour autant. Mon parcours est fait comme ça, sans être pleinement inscrit dans le milieu institutionnel, voilà tout. Mais je suis loin d’avoir tout décidé ; je sais que, de temps en temps, des étudiants font néanmoins des thèses sur mon travail, c’est valorisant. Et j’ai, par exemple, à venir, courant 2026, un projet d’installation inédit dans un couvent, au cœur de Florence, à deux pas du marché central, transformé en centre d’art, le Santa Orsola Museo. Figurez-vous qu’ils y ont possiblement découvert, sur place, la tombe de celle qui fut Mona Lisa, dite La Joconde ! Aussi, je vais faire, in situ, l’âme de celle-ci, planant au-dessus des tombes. Dans ce portrait universel, nimbé de sfumatos, aux contours volontairement brumeux, peint en virtuose par Léonard de Vinci, qui m’avait déjà inspiré pour ma Cène, plein de choses m’intéressent, particulièrement l’histoire et l’identité du modèle, avec tout le mystère qui l’entoure, sans oublier le mythe, bien entendu, accompagnant, depuis des siècles, cette iconique superstar. Mon défi ? Tenter de rendre son âme, principe spirituel qu’on associe d’ordinaire à l’abstraction, de manière figurative, ce sera en marbre, en adoptant, je pense, l’esthétique du drap mouillé. »
- Le mur des débuts de Philippe Pasqua, au Storage
L’on reste bien sûr scotché, au Storage, par le nombre de productions rassemblées, dont certaines relevant d’une facture exceptionnelle ; je pense, par exemple, à un lièvre peint comme saisi sur le vif, qui viendrait d’être photographié, avant de finir peut-être piégé par les phares éblouissants d’une voiture (carambolage en vue ?), à son mur-mosaïque serti de ses productions plus anciennes (il se cherchait encore, on y sent l’ombre de Giacometti, de Zoran Mušič et de Vladimir Veličković), à ses superbes dessins de portraits de visages féminins hors échelle humaine, témoignant d’une dextérité graphique de plus en plus rare de nos jours, ou encore à un tableau magnifique fusionnant tête d’enfant et crâne humain, donc deux âges de la vie, celle-ci se poursuivant inéluctablement jusqu’au trépas. Réalisations diverses avec toujours, pour fil rouge, le cœur mis à nu de cet artiste sincère, hésitant sans arrêt entre fulgurance épiphanique et sentiment de perte, qui restent longtemps en tête, après les avoir vues. Tant elles semblent questionner l’être et le néant, ainsi que le mystère de la vie et sa diversité (du décemment montrable à l'outrage du monstrueux), en allant notamment creuser du côté de la chair, de la surface à gratter et de la peau, car « Ce qu’il y a plus profond en l’homme, c’est la peau », dixit Paul Valéry (1871-1945).
- Philippe Pasqua, devant l’un de ses (nombreux) autoportraits
Face à cette virtuosité répétée sans lasser, je me demandais tout de même comment cet artiste, très productif, procède-t-il pour créer ? Pasqua, tout en restant dans sa « bulle » créative (un créateur, on le sait bien, ne livre jamais tous ses secrets de fabrication !), me disait : « Ces derniers temps, dans mon travail, il y a plein de choses nouvelles qui apparaissent, je le sens, je ne contrôle pas tout, cela se situe, notamment, dans la façon de peindre, ainsi que dans le "vivre-ensemble" des idées qui viennent, des couleurs, du trait qui jaillit, de la peinture qui gicle, je dirai que tout se goupille bien, en tout cas c’est mon ressenti ! J’aime me laisser surprendre, c’est la plus grande des aventures ! Dessins (feuilles au crayon ou fusain) et peintures (huiles sur toiles), je fais tout moi-même, étant sensible au fait main, au geste de l’artiste. Pour la sculpture, par contre, c’est différent, c’est élaboré en suivant différentes étapes de fabrication, c’est-à-dire que je délègue. Je fais ma part, je dessine, je fais le premier jet. Un modèle est ensuite réalisé en 3D, ou bien je le scanne. Ou, par exemple, pour l’olivier sculpté, eh bien on a simplement acheté un vrai olivier et j’ai alors fait un moulage sur nature de cet arbre, à la symbolique on ne peut plus chargée, notamment dans son aspect religieux. Quand c’est fabriqué plus ou moins en grand, et décliné la plupart du temps en bronze, ou parfois en inox [comme son immense requin, vu précédemment à Monaco (2017) et à Chamarande (2018), qui a fini par « échouer » dans le jardin verdoyant et calme du Storage], je fais appel à une fonderie professionnelle se trouvant à Lisbonne, où une dizaine de personnes me font le plaisir de bosser pour, et avec, moi. Pour en revenir au Storage, je l’ai acquis il y a maintenant une dizaine d’années et je ne le regrette pas, j’ai vraiment de la chance d’avoir ce grand espace pour montrer mes réalisations, en plus j’ai l’inspiration qui va avec, ça tombe bien, il y a comme une osmose entre ce lieu et ma production, mais attention, ce n’est pas du tout ici que je crée, c’est avant tout un lieu d’expositions, d’entreposage, d’échanges. Dans mon travail qui m’engage physiquement, on l’oublie trop souvent mais la peinture, d’autant plus quand elle est grand format, est un travail physique !, je m’y donne à fond, j’y suis à 100%, ne lâchant rien. J’y vais avec mes tripes. L’essentiel, c’est la créativité à l’œuvre. Si ça matche, alors là, bingo ! Mais, faut bien préciser les choses, l’exigence a le dernier mot, je jette davantage que je ne garde. En outre, avec le temps qui passe, et je l’espère l’expérience, je prends plus de temps qu’avant pour peindre. J’attends, le temps de séchage y contribuant largement !, puis je regarde très longuement. Au quotidien, je suis un être joyeux et positif, joueur et boulimique. Mais, au fond de moi, et ça ressort rapidement en phase créative, activité pourtant ludique à mes yeux, j’ai la crainte de la mort, alors j’exorcise mes peurs à travers mon art. Comme le Janus aux deux visages, il y a vraiment, en moi, cette dualité au travail, avec, chez moi, deux côtés, deux faces, qui cohabitent, bref ce n’est pas pour rien que je suis Gémeaux ! J’ai cet aspect double, dans ma personne et dans ma création, yin et yang ensemble, ombre et lumière, comme intrinsèquement liées. Tenez, regardez mon autoportrait en armure de samouraï, c’est moi, mais en version sombre, du côté de la force obscure ! »
- Son cœur mis à nu sous l’armure (détail, bronze) : Philippe Pasqua en samouraï
Assurément, trois temps forts se dégagent au Storage, le clou de cet événement étant sans aucun doute la reconstitution spectaculaire – L’atelier du peintre. Espace réel condensant trois années de présence dans la matrice, 2024 - de l’un de ses ateliers (Rome, ville ouverte…), au capharnaüm tripant, mais limite terrifiant - c’est en soi une œuvre d’art, à la fois carrefour révélateur de sa pratique centrifuge et invitation à la créativité et à la rêverie : plateau absolument dément, des plus débordants, multipliant tables-palettes maculées de peinture liquide encore fraîche, pinceaux, brosses, chaussures abandonnées, bouteilles d'eau vides, works in progress, photographies d’archives, escabeaux, traces fauves sur les murs, façon peinture pariétale, et tutti quanti. C’est vraiment fascinant ! Exaltant, même !
- Une peinture grand format, « sanguine », de Philippe Pasqua
Mais il ne faudra pas non plus oublier de se laisser de nouveau emporter par le carrousel apocalyptique de son obsédante Roue du temps nous embarquant, avec ses allures de kiosque de parc détruit par une Troisième Guerre mondiale (inévitable ?), dans son esthétique crépusculaire cyclique de fin du monde, puis d’aller regarder, en fin de parcours, un reportage vidéo de Nicolas Raynal (2022, 20 mn) nous montrant un Philippe Pasqua interrogateur (« La tour est-elle finie ? L’entend-on dire. On se pose la question, était bien entendu que la réponse que la tout même apporte n’en est au juste pas une. La tour est ce qu’elle est, voilà tout »), scrutant son immense sculpture-tour, nommée Monolithe, érigée en septembre 2022 du côté de Montpellier, dans le Midi (plus précisément située au sein du domaine viticole de la Chouette du Chai, Pic Saint-Loup, Hérault).
La démesure de ce bloc brutaliste trapu, comme bizarrement posé là par des extraterrestres ingénieurs, de plus de dix-huit mètres de hauteur, né « à partir d’un gribouillage sur une feuille blanche », laisse profondément songeur. Cet objet physique robuste impressionnant, comme né de l’hubris d’un créateur démiurgique fantasque voulant tutoyer les anges, tout là-haut, en se prenant peut-être pour un Dieu tout-puissant, rappelle, avec son aspect pièce montée, tant la Colonne sans fin (1938) de Brâncuși que le monolithe outrenoir à l’esthétique minimaliste de 2001, l’Odyssée de l’espace (1968, Kubrick), sans faire l'mpasse sur le cube proliférant ajouré, né d'une folie urbaine toute expansionniste, apparaissant dans la bande dessinée visionnaire remarquable, La Fièvre d’Urbicande (1985, Casterman), conçue par le duo d’orfèvres, à la ligne claire, Schuiten/Peeters. C’est notamment à travers ce jeu des correspondances… sans fin, couplé à une fièvre créatrice qui n’est plus à démontrer (par exemple, entre 1995 et 1997, cet artiste a produit près d’un millier de toiles), que l’on voit à quel point Pasqua l’anticonformiste en a encore sous le capot pour continuer à nous épater. À suivre !
Exposition personnelle Philippe Pasqua, Mon cœur mis à nu, jusqu’au 27 octobre 2024, The Storage, 38 Av. du Fond de Vaux, 95310 Saint-Ouen-l’Aumône, entrée libre : gratuit. Commissariat : Paul Ardenne, historien de l’art et commissaire d’exposition indépendant. Le Storage accueille les visiteurs du lundi au vendredi, de 9h à 19h, sur rendez-vous uniquement, via Thomas Demic, directeur du lieu, assistant l’artiste : [email protected], et au : 06 09 77 53 04 (ou 01 39 09 99 23). Catalogue Philippe Pasqua. Mon cœur mis à nu (textes Paul Ardenne), La Muette éditions, prix public : 75€.
5 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON