On reparle beaucoup du poète Federico Garcia Lorca en ce moment, puisqu’il est question d’ouvrir la fosse commune où l’on pense qu’il a été enterré à la hâte avec des anonymes, torturés et exécutés comme lui par les phalangistes du général Franco (voir l’article du Monde du samedi 20 septembre).
Mais c’est dans nos cœurs et dans nos mémoires que cet homme et cet artiste doivent trouver leur sépulture. Si ce n’est déjà fait !
2009, s’ouvrira sur un autre douloureux souvenir pour les amoureux de la grande
poésie, celui de la mort à Collioure d’Antonio Machado El Bueno, le 22 février 1939, au bout de ses ailes exténuées, parmi les réfugiés républicains, parqués, déjà traqués sur notre territoire par les agents franquistes avec la complicité du gouvernement
français de l’époque.
Rappelons-nous les vers d’Aragon :
Machado dort à Collioure
Trois pas suffirent hors d’Espagne,
Que le ciel pour lui se fit plus lourd,
Il s’assit dans cette campagne
Et ferma les yeux pour toujours.
Machado qui a écrit pour son ami Federico cette élégie « Le crime a eu lieu à Grenade » :
On le vit, avançant au milieu des fusils
par une longue rue,
partir vers la campagne froide,
sous les étoiles, au point du jour.
Ils ont tué Federico
quand la lumière apparaissait.
Le peloton de ses bourreaux
n’osa pas le regarder en face.
Ils fermèrent tous les yeux ;
Ils prièrent : même Dieu ne te sauvera pas !
et Federico tomba mort
- du sang au front et du plomb dans les entrailles.
C’est à Grenade qu’a eu lieu le crime, je vous le dis :
- pauvre Grenade – dans sa Grenade…
Dans ce monde moderne dit « civilisé » où les crimes contre l’humanité ont sans arrêt sinistrement contrasté avec les progrès de la science et de la culture, nombreux furent les artistes, ces révoltés de la tendresse, parmi les victimes de l’oppression. Mais ce n’est pas par le bruit des bottes de ses armées, par ses canons, par ses guerres qu’un peuple réussit le mieux à se faire entendre : c’est par la voix de ses poètes, de ses musiciens, de ses artistes, qui seuls savent transmettre les battements de son cœur.
Quand je pense à Lorca et à Machado, je pense à d’autres poètes, exilés, emprisonnés, torturés, massacrés, partout : à Jean Cassou, incarcéré par la Gestapo française et composant ses 33 sonnets au secret, à Nazim Hikmet qui passa treize années en prison pour « son espoir à pleurer de rage d’un monde meilleur pour tous », à Ossip Mandelstam, qui périt gelé au goulag, à Victor Jara, avec ses pauvres mains tranchées, ou à Miguel Hernandez, au bagne franquiste d’Alicante, chantant pour son fils mort de faim à 10 mois… Et encore aujourd’hui, à Mahmud Darwich, qui connut comme Nazim, « l’exil, ce dur métier », fut assigné à résidence à Ramallah en Palestine, et qui vient de rejoindre les astres.
Universels, ils ont été en même temps que de grands artistes, des citoyens du monde, au sens le plus noble du terme, des homme lucides qui n’oubliaient jamais leurs racines et le combat émancipateur auquel ils avaient voué le plus clair de leur vie.
Toutes les dictatures, quelle que soit leur idéologie, laissent derrière elles leur cohorte de tragédies, de sang, de larmes, d’horreur.
Mais plus que jamais, il faut dire avec Pierre Seghers : « Jeunes gens qui nous écoutez peut-être, pensez-y toujours, les bûchers ne sont jamais éteints et le feu, pour vous, peut reprendre. Votre bonheur est à ce prix. Jamais ce monde ne sera viable si la force brutale est investie des pleins pouvoirs ».
N’oublions pas que les véritables artistes sont ceux qui en écrivant engagent leur être et leur existence, comme le font les amoureux quand ils se parlent à l’oreille. De ceux qui affirment leur insoumission, leur objection de conscience, quand des valeurs comme la liberté ou la justice sont en danger. De ceux qui disent « qu’on ne bâillonne pas la lumière », tel Victor Hugo en son temps. Au risque de connaître la prison, l’exil ou même la mort pour leurs idées.
Lorca était de ceux-là et le transport de ses malheureux ossements brisés, de son pauvre crâne troué par la balle du coup de grâce, ce crâne d’où sont sortis des chef-d’œuvres, depuis une tombe anonyme partagée avec des compagnons d’infortune, jusqu’à un monument plus décent, n’y changera rien.
Si ce n’est que certains auraient préféré qu’il demeure à jamais dans son demi-sommeil médiatique. Ou qu’on l’oublie purement et simplement.
Il reste avant tout un des plus grands artistes du XXe siècle, c’est ce que rappelle actuellement Vicente Pradal avec la fidélité à ses racines et le talent qu’on lui connaît, lui qui chante merveilleusement les poètes, espagnols en particulier.
Son nouveau disque, Le Divan du Tamarit, le dernier recueil du poète, est dans les bacs depuis peu (sur le Label Virgin Classics). Sa dernière création, Yerma, la deuxième tragédie rurale de cet auteur prolifique, a reçu un accueil public enthousiaste, à guichets fermés au Théâtre du Vieux-Colombier de la Comédie-Française. Il sera en tournée à partir de cet automne et toute l’année prochaine : si vous voulez entendre la grande voix de Lorca, ne ratez pas ses rendez-vous. http://vicentepradal.com/
E. FABRE-MAIGNÉ
Chevalier des Arts et Lettres