Portraits d’Islam (4) : Averroès, la Lumière de l’Andalus
Je poursuis cette semaine ma série de portraits consacrés à de grandes figures de l’histoire musulmane, par une espèce d’exercice de style, une pure gageure intellectuelle, du fait des dimensions, aussi bien du personnage que de son oeuvre : brosser le portrait d’Averroès, celui qui est passé à la postérité comme le « Commentateur d’Aristote » et un des hommes ayant contribué à transmettre la pensée aristotélicienne à l’Occident.
Un portrait entre continuité et rupture. « Continuité » dans la mesure où Averroès, à l’instar des trois précédentes figures évoquées (Abû Hanîfa, Abû Yûsuf et Ahmed bin Hanbal) est un juriste, à la fois théoricien et praticien du droit, qui du fait de sa formation et des fonctions qu’il exerçât, fut amené à se poser la question de la nécessaire interprétation de la loi religieuse, contenue dans le Coran et la Sunna, aux fins de répondre aux questions de la vie civile, politique et économique de son temps.
Continuité, donc, mais aussi rupture, car Averroès fut davantage qu’un juriste. Théologien, mathématicien, astronome, médecin et philosophe, il est aussi représentatif d’un certain Islam, en un temps et en un lieu particulier, en l’occurrence l’Espagne musulmane médiévale, société originale marquée notamment par une relative symbiose entre ses éléments conquérants arabo-berbères et les autochtones, chrétiens, juifs ou convertis. En cela, la vie d’Averroès, de même que son legs, sont fermement ancrés dans l’histoire de l’Andalus (Jâzirat al-Andalus, terme correspondant non seulement à l’Espagne mais aussi au Portugal sous domination musulmane), histoire qui, de bien des façons, bat en brèche et invalide la notion moderne de « Choc des Civilisations », dans la mesure où un tel choc suppose une fracture nette et irrémédiable entre les civilisations qu’il prétend opposer.
Là est mon prétexte : si le portrait d’Ahmed bin Hanbal me permettait d’introduire l’islamisme dans ma réflexion, celui d’Averroès -ainsi que celui qui suivra, que je consacrerai à Soliman le Magnifique- nourrira une réflexion plus globale sur les rapports entre Occident et Islam... si tant est cette présentation sous forme d’opposition ne soit pas, d’ores et déjà, viciée par une conception trop ethnocentrique.
Des Marwanides aux Almohades, six siècles d’histoire de l’Andalus
Il ne fallut pas longtemps pour que l’Islam prenne pied dans la péninsule ibérique, dans le sillage des armées venues du Maghreb pour la conquérir au nom des Califes omeyyades : dès avant la moitié du VIIIè siècle, une grande partie du territoire concerné est tombée entre les mains des musulmans, cependant que de l’autre côté de la Méditerranée, un événement va contribuer à l’originalité de l’Andalus, lorsqu’en 749 les Abbassides renversent les Omeyyades. Le petit-fils du dernier Calife omeyyade, un certain Abd al-Rahmân, se réfugie alors en Afrique du Nord avant de s’emparer de Cordoue en 756, où il se proclame émir. Au cours des deux siècles qui suivirent, ses descendants parviennent à se maintenir au pouvoir, et l’émirat cordouan prend finalement une telle ampleur qu’en 929 Abd al-Rahmân III coupe les ponts avec Bagdad et se proclame Calife.
Ce Califat des Omeyyades d’Occident, ou Marwanides, concurrent à la fois des Abbassides en place à Bagdad et des Fatimides chiites régnant au Caire, perdurera jusqu’au démantèlement de l’Andalus, fruit notamment de difficultés successorales, qui en 1031 explose en une vingtaine de principautés, les Taifas. Cette multiplication de potentats rivaux affaiblit la position musulmane en Andalus, la rendant plus fragile face au pouvoir grandissant des royaumes chrétiens du Nord de l’Espagne, menace qui expliquera pour partie l’intervention de l’Empire almoravide, une dynastie d’origine berbère, puritaine et conservatrice, installée à Marrakech et qui, par son action, parvint à stopper, pour un temps, l’entreprise de reconquête entamée par les Chrétiens, notamment suite à la victoire obtenue à Zallaqa en 1106, en même temps qu’elle parvint à mettre au pas les princes musulmans des Taifas.
Mais le répit fut relativement éphémère : entre 1125 et 1126, les Almoravides subissent de sérieux revers lorsqu’Alphonse le Batailleur, le roi de Saragosse, lance une expédition qui lui fera traverser l’Espagne, de la région de Valence jusqu’aux côtes de Grenade et de Malaga. Au cours de ces deux ans, il remporte de très nombreuses victoires sur les troupes musulmanes. Et de fait, bien que ne parvenant pas à arracher la moindre ville ou province à l’autorité almoravide, le souverain chrétien n’en inflige pas moins une sérieuse humiliation à cette dernière, qui flanche déjà peu à peu au Maghreb. Vingt-et-un ans plus tard, la dynastie almoravide s’effondre, laissant la place à celle des Almohades. Une époque charnière dans l’histoire de l’Andalus, dans la mesure où les rapports entre musulmans et non-musulmans en pâtissent, les derniers se voyant suspectés de soutenir les entreprises des royaumes du Nord. Le fait que le roi Alphonse revint de son expédition accompagné de nombreux Chrétiens quittant l’Andalus ne fit évidemment que nourrir cette suspicion.
La relation entre conquérants et autochtones en Andalus n’avait d’ailleurs jamais été facile. Non seulement, au sein même des armées musulmanes, Arabes et Berbères nourrissaient rivalités et tensions, mais les Chrétiens hispaniques se montrèrent souvent rétifs à la conversion : ces Chrétiens, nommés "mozarabes" conservèrent en conséquence un statut "inférieur" de dhimmis (tributaires) bénéficiant de la tolérance des autorités musulmanes et jouissant en outre d’une relative autonomie dès lors qu’ils s’acquittaient de l’impôt prévu. Mais cette "résistance" des mozarabes explique que, loin d’une assimilation complète des populations autochtones, l’Andalus vit s’épanouir une étrange symbiose, relative, originale et complexe, caractérisée par une coexistence plutôt pacifique entre les différentes composantes de cette société multiculturelle et multiconfessionnelle -musulmans arabes ou berbères, mudéjars (en arabe muwalladun, hispaniques convertis à l’Islam), mozarabes et juifs- et une interpénétration culturelle qui accouchera d’un mode de vie, d’une littérature et d’une architecture riches et singulières.
C’est cette société si particulière qui voit naître, en 1126, à Cordoue, Abû l-Walîd Mohammed ibn Rushd, dit Averroès.
Averroès, commentateur et vecteur de l’aristotélisme
La première chose à signaler au sujet de ce personnage, c’est que la pomme ne tomba pas bien loin de l’arbre : sa famille avait d’ores et déjà fourni à l’Andalus, et plus particulièrement à la Taïfa de Cordoue nombre de juristes de renom, notamment son grand-père qui occupa la fonction de Grand-Cadi de 1117 à 1120, de même que son père, de 1137 à 1145, à une époque mouvementée, correspondant au déclin de l’empire des Almoravides et à leur remplacement par les Almohades, autre dynastie d’origine berbère.
De fait, la famille des Banû Rushd connut un certain nombre de vicissitudes liées aux aléas politiques contemporains : ainsi le grand-père fut-il révoqué de son poste de magistrat suprême en 1120 pour avoir pris le parti des Cordouans révoltés contre le pouvoir central almoravide, et le père suivit peu ou prou le même chemin lorsqu’en 1145, seulement deux ans avant la chute d’Ishâq, le dernier souverain almoravide, il fut remplacé par un membre d’une autre famille de juristes, les Banû Hamdin. Ce nouveau magistrat se retrouve alors brusquement à la tête de la ville par les habitants au moment même où le pouvoir almoravide s’effondre définitivement, et il doit faire face à l’opposition de plusieurs forces politico-militaires -parmi lesquelles les Castillans qui profitent de la situation pour attaquer Cordoue, rien moins que l’ancienne capitale du califat marwanide- et se voit contraint, en 1149, de prêter allégeance à Marrakech. L’année suivante des jeunes gens de bonne famille de Cordoue et Séville sont envoyés dans la capitale almohade pour y recevoir une instruction en conformité avec les idéaux réformateurs du nouveau pouvoir en place.
Bien qu’on ignore nombre de détails de la première moitié de la vie d’Averroès, on sait qu’il fit partie de cette "délégation". Sa formation fut des plus complètes, et conforme aux préceptes de l’école malikite déjà dominante à cette époque dans tout le Maghreb, et "importée" en al-Andalus par les conquérants omeyyades. Formé à Cordoue -et sans doute aussi à Séville- il maîtrise le fiqh (science juridique), ainsi que les disciplines du hadith (tradition) et du kalam (théologie spéculative basée à la fois sur les textes religieux mais aussi sur une réflexion et une argumentation rationnelles, que pratiquèrent notamment les mu’tazilites), puis poursuit donc sa formation au Maghreb où il bénéficie du soutien et de la protection d’Abû Ya’qûb Yûsuf Ier, le deuxième souverain almohade. Politiquement, Averroès demeurera toujours un fidèle zélateur du régime almohade, bien qu’il connaîtra une disgrâce tardive et temporaire. Il n’est dès lors pas inutile de se pencher sur la nature du régime en place à Marrakech et qui tient l’Andalus sous sa coupe.
La dynastie almohade, issue de tribus berbères, s’est constituée autour de l’idéal religieux théorisé par Ibn Tûmart, personnage énigmatique qui se faisait lui-même appelé le Mahdi (Guide) et qui, ayant voyagé à Cordoue, Alexandrie, La Mecque et Bagdad, offrit une synthèse, intéressante quoiqu’assez paradoxale, d’idées profondément mystiques -telles les théories critiques d’al-Ghazali à l’encontre des philosophes grecs et notamment Aristote- et de rationalisme mu’tazilite. On y retrouvait notamment l’élément fondamental de l’unicité divine, qui donna d’ailleurs son nom au mouvement politico-religieux puis à la dynastie inspirée par Ibn Tûmart, le mot espagnol almohade dérivant de l’arabe al-muwahhidûn ou "partisans de l’unicité divine". Leur doctrine entrait ainsi dans une perspective "réformiste" dans la mesure où elle condamnait le laxisme des moeurs qui, selon Tûmart, s’était emparé du Maghreb sous la domination des Almoravides, et entendait restaurer une morale nettement plus rigoureuse et proche du message coranique.
On pourrait, dès lors, s’étonner qu’Averroès et le régime almohade aient fait bon ménage, d’autant que le Commentateur d’Aristote ne manqua pas de critiquer certains points de vue d’Ibn Tûmart, notamment, et de façon indirecte, en réfutant la critique de la philosophie d’al-Ghazâli dans son ouvrage Tahâfut al-tahâfut (Destruction de la destruction), dont le titre lui-même répond à l’oeuvre majeure de Ghazâli, Tahafut al-Falasifa (Destruction des philosophes). Toutefois, la réussite de l’Empire almohade, notamment en matière économique et liée à son rôle de carrefour entre l’Europe méditerranéenne et l’Afrique noire, permit l’épanouissement d’une vie intellectuelle brillante, et les maîtres de Marrakech surent s’attacher nombre de penseurs éclairés, tels Averroès ou Abubacer.
L’œuvre d’Averroès en elle-même est prolifique et multiforme, et ses écrits n’ont pas toujours été bien étudiés. Il s’intéressa bien entendu au droit, et notamment aux fondements des divergences séparant les quatre grandes écoles juridiques du sunnisme, de même qu’à la médecine et à la théologie. Mais c’est la philosophie qui occupa majoritairement ses pensées : Traité décisif et exposition de la convergence qui existe entre la Loi religieuse et la philosophie, Exposition des méthodes de démonstration relatives au dogme de la religion, Destruction de la destruction déjà cité, Commentaire de la Métaphysique d’Aristote... Averroès ne se considéra jamais lui-même comme autre chose que comme un commentateur, un transmetteur, modestie qui dissimulait l’idée profonde que la philosophie était une science achevée, que les penseurs de la Grèce Antique avaient déjà dit et écrit tout ce qu’il y avait à dire et écrire, postulat dans lequel il y a beaucoup de vrai, tant on constate avec amertume la pauvreté des créations intellectuelles de philosophes plus tardifs, et a fortiori contemporains. De ce point de vue, et sans aller jusqu’à dire que l’oeuvre d’Averroès manque d’originalité, il est utile de constater qu’elle s’inscrit dans la succession logique des penseurs musulmans tels qu’Avicenne, al-Farabi ou al-Kindi, qui tous se rattachaient, d’une manière ou d’une autre, à la pensée grecque. Averroès prend le relais de ces penseurs de l’Orient musulman, et achève, en un sens, la transmission de l’aristotélisme à l’Occident, d’abord musulman, puis judéo-chrétien via ses "successeurs", Moïse Maïmonide d’abord, Thomas d’Aquin ensuite.
Pour autant, la pensée d’Averroès s’inscrit dans une double originalité. D’abord celle qui naît obligatoirement de toute interprétation, car on ne peut interpréter sans créer, et Averroès a largement commenté, interprété et commenté la pensée d’Aristote. Ensuite celle d’une culture islamique où la philosophie rationaliste eut moins d’importance, moins d’écho, et au final provoqua de moindres bouillonnements intellectuels que la théologie qui inspira nombre de "sectes" que les musulmans eux-mêmes ne considéraient pas comme relevant de la philosophie (on pourra citer le mu’tazilisme évoqué dans le précédent article).
De ce point de vue, Averroès refusa d’opposer Aristote et le Coran, la sphère religieuse et la sphère philosophique, préférant les considérer comme indépendantes, pour ainsi dire parallèles, les jugeant à égalité comme des voies d’accès vers la sagesse : la voie du philosophe et la voie du prophète ne s’excluent donc pas l’une l’autre, et toutes deux conduisent à la vérité, une vérité unique, donc, bien que forcément protéiforme.
On trouve, dans cette description, nécessairement liminaire -cent pages ne suffiraient pas à effleurer la philosophie d’Averroès lui-même- une des raisons qui firent qu’Averroès tomba en disgrâce dans le monde musulman. D’abord de son vivant, bien que pour une courte durée : entre 1195 et 1197, des juristes et des penseurs hostiles à ses idées parvinrent brièvement à monter le souverain almohade contre lui. Des autodafés de ses écrits furent organisés, ses doctrines furent condamnées à Cordoue, et lui-même fut exilé à Lucena, non loin de sa cité natale. Il fut néanmoins réhabilité très rapidement, et rentra à Marrakech où il mourut en 1198.
Mais sa disgrâce fut surtout posthume, et si elle concerna au final l’ensemble du monde musulman où son oeuvre sombra dans une relative indifférence, elle trouva d’abord sa racine profonde dans l’effondrement programmé de la société hispano-musulmane. En 1198, l’Andalus était déjà sur le déclin, et le régime almohade, de plus en plus menacé par les royaumes chrétiens du Nord, renoua avec des conceptions religieuses plus dures, s’éloignant de fait de la doctrine rationalisante d’Averroès. Ce fut donc l’Occident chrétien qui "récupéra" cette pensée et se prit de passion pour elle, donnant naissance à cet "averroïsme" qui fut moins un mouvement de fond de la pensée musulmane, qu’à certains égards un genre de "tocade latine", déformant parfois la doctrine d’Averroès, mais qui n’en atteste pas moins d’un pont jeté entre l’Orient et l’Occident, entre le monde arabo-musulman et l’Europe.
De façon encore plus nette, c’est bel et bien à travers cette lignée de penseurs musulmans (Avicenne, al-Farabi ou al-Kindi, Averroès et d’autres) que l’Occident hérita de thèses, discussions et concepts qui marquèrent la philosophie, la théologie et aussi les sciences, héritage qui ne se fit donc pas en ligne directe de la pensée hellénique à l’Église catholique, comme certaines théories -y compris de l’actuel pape- voudraient le laisser penser. Et cette idée même d’une filiation entre les pensées grecques, persanes, arabes et occidentales suffisent à démonter une construction idéologique qui voudrait opposer Occident et Islam, jusqu’à la haine... voire au-delà.
Frédéric Alexandroff
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