Pour un adieu...
Heath Ledger est décédé hier à New York City. Je ne suis pas familier des chroniques people, mais je vais faire exception pour une fois. Il était beau, bon acteur, une des stars montantes d’Hollywood. Il avait pris à bras le corps un rôle difficile dans un film qui reste dans les annales. Un film hors normes.
Y aura-t-il une génération Brokeback Mountain comme il y a eu une génération Love Story ? Oui, c’est possible, tant ce film remue les tripes, vous prend par la main avant de doucement vous jeter ailleurs, dans un monde à la fois plus grand, plus beau, mais aussi plus cruel. Et n’allez pas croire que les bêtes sauvages du film vivent en altitude. Non, c’est dans la plaine, là où vivent les hommes, que le danger guette.
Il était une fois deux êtres humains qui s’aimaient. J’emploie cette expression à dessein car fondamentalement, le vrai propos de Brokeback Mountain n’est pas de nous parler de deux hommes vivant une relation d’amour homosexuel, mais de deux humains qui s’aiment malgré tout.
Malgré le regard d’une société qui ne tolère pas cela, malgré leur condition d’hommes frustres n’ayant jamais appris à faire face à un sentiment aussi absolu, complet ; malgré leur incapacité à se dire les choses en face autrement que par des coups, des gestes brusques, des regards plus ou moins furtifs. Ils vivent dans un monde où ce qui leur arrive n’existe pas, ne peut pas exister.
Le destin les a amenés en face de celui qui est leur complément, celui qui sera à tout jamais indispensable. Celui qu’on ne peut quitter sans en payer un prix aussi atroce que perpétuel. Mais il les a mis face à face dans un temps, un lieu et une situation où ils ne peuvent pas l’accepter.
Ne pas pouvoir accepter, ne pas être capable de vivre sans... Dès le départ, l’enfer se révèle sous les pas de ces deux hommes... Comment bâtir une vie sur de telles fondations ? Ils vont tâcher de le faire, vivant dans la grisaille imposée. Faire de leur mieux pour rentrer dans le rang, se fondre dans la masse, faire « comme tout le monde »... Tâche impossible, inhumaine.
Se revoir alors. A la joie folle des retrouvailles, au bonheur simple d’être à nouveau réunis, complets va succéder rapidement ce constat amer : cette situation est aussi impossible que l’autre.
Ils vont alors mener une existence entre le gris terne, fade et froid de ce qu’on attend d’eux, et les petits moments d’un soleil si intense qu’ils ne peuvent le supporter bien longtemps. Le « bronzage » de leur bonheur ne passerait pas longtemps inaperçu.
Vivre dans l’attente du prochain moment, dans le souvenir confus de ce qui fut si beau, dans l’envie impossible d’un ailleurs, dans la douleur permanente de la séparation, dans le chagrin qu’on cause à ses proches. Oui, on peut se faire à cela. Non sans mal. Quand l’un continue à se cogner, faiblement, mais opiniâtrement aux murs de sa prison, l’autre baisse la tête et les yeux, plie les genoux et serre les dents. Il se mure petit à petit dans une forteresse de solitude, où son amour a de plus en plus de mal à le rejoindre.
La fin arrive banalement, comme souvent. Un simple tampon, un coup de fil tellement impersonnel. Le soleil est parti, la grisaille se referme autour des remparts. Serrer les dents pour continuer la route, sachant que plus jamais la lumière ne viendra apaiser un coeur dévoré par une vie impitoyable.
Ne restent que ces deux chemises, retrouvées dans la chambre d’un enfant aujourd’hui disparu, la bleue de l’absent protégeant la blanche du restant. Ces deux chemises qu’il trouve le courage de prendre et de garder, protégées, comme les ultimes échos de ce qui fut l’unique raison de vivre. La blanche entourant la bleue, la prenant dans ses bras, comme une dernière étreinte, à côté d’une image, le reflet fané de leur refuge. Et un regard rempli de larmes qui plus jamais ne couleront.
Ce film est terrible, mais il n’est pas aussi triste que la boule qu’on a dans la gorge à la sortie nous le laisse penser. Oui, il nous dit que l’amour n’a pas toujours le dernier mot. Que pour le conserver, il faut savoir composer, reculer, rester humble. Mais il nous dit aussi que, malgré tout, le prix effroyable qu’on peut être amené à payer pour ces quelques instants fugitifs reste raisonnable au vu de ce qu’on protège. Un peu de paradis vaut mieux que l’enfer permanent. Une miette de bonheur permet de supporter la soupe fade des jours gris.
Jack et Ennis s’aimaient. Pardon, Jack et Ennis s’aiment. Un tel lien n’a pas de fin, il n’a même pas besoin d’être ancré dans notre réalité. Il transcende toutes les barrières, tous les obstacles. Il y a un lieu et un temps où, si vous les cherchez, vous les trouverez, toujours.
A Brokeback Mountain.
Post Scriptum :
J’avais écrit ce texte à la sortie de ce film où Heath Ledger jouait sans doute le rôle le plus difficile. Son interprétation, la manière dont il avait abordé puis endossé le personnage d’Ennis avait été salué unanimement. Nombreux sont celles et ceux qui ont reçu ce film comme un cadeau violent, bouleversant, fantastique. Ce jeune acteur y était pour beaucoup. Permettez-moi juste de publier ce texte aujourd’hui, juste pour la mémoire. Juste pour lui.
Manuel Atréide
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