Pour une éthique de la concorde et du discernement
Le vénérable n’est pas le sacré. Les valeurs sont simplement vénérables... En effet, rien n’est pire que d’aller jusqu’à sacraliser des valeurs culturelles ou morales. Aucune valeur, aussi vénérable soit-elle, n’est exempte de tout danger. Le vénérable, précisément, n’est pas le vénéré. Il autorise tout de même la réserve, la critique, un certain recul, pour respectable et respecté qu’il soit. Toute l’essence du vénérable est là : il suscite le respect, mais un respect distancié. Si les valeurs ne sont pas envisagées de la sorte, elle deviennent alors des monstres cruels. On sait ce qui est arrivé sous certaines latitudes, lorsque des théologiens d’un nouveau style ont converti le beau marxisme en religion, et – si l’on peut dire – le culturel en cultuel... On voudrait plaider ainsi en faveur d’une « vénérabilité sans vénération », fonctionnant un peu comme la « finalité sans fin » de Kant. On le voit, la simple vénérabilité, sans vénération, ouvre la porte à une vision distanciée et quelque peu relativiste de la vie morale. C’est précisément ce qu’on nomme le discernement : cette qualité de l’esprit et des mœurs qui sait affirmer des valeurs sans pour autant croire à leur caractère totalement définitif ; cette attitude globale qui n’a, bien entendu, rien du caprice et de l’inconstance vicieuse, mais qui échappe également à la fixité péremptoire et malsaine des « grands principes ».
La morale n’est pas l’ennemi de la concorde entre moi-même et autrui, mais le moralisme l’est. A cet égard, l’honnête homme doit toujours tendre l’oreille – et se protéger lui-même ainsi que les siens – lorsqu’il entend un peu partout donner des leçons. Un donneur de leçons n’est pas forcément un salaud, certes, mais tous les salauds sont des donneurs de leçons. Or, on est bien forcé de déplorer, au-delà même de l’abjection, l’absurdité du moralisme. Pour le dire clairement : il n’est qu’un déchaînement de pulsions sadiques travesties en protestations de vertu. Il suffit d’écouter la masse, lorsqu’on médiatise tel ou tel crime ; la masse veut toujours rétablir les supplices, comme si la présence des supplices, du reste, avait jamais empêché la barbarie des mœurs... Ainsi le moralisme veut exercer le sadisme au nom de la réprobation du sadisme... Il constitue l’attitude sacrilège par excellence, d’ailleurs pire en un sens que l’attitude criminelle (le crime étant violation d’une valeur, le sacrilège violation d’une valeur au nom de cette valeur même).
On évitera ainsi de trop donner dans le genre moral, dans l’édification. On montrera plutôt comment on peut se garder de la malveillance, préoccupation qui n’effleure jamais les moralités officielles. Il s’agit d’une morale de l’empathie, si l’on veut. Non pas une empathie d’investigation, qui pénètre un sujet par l’analyse et l’enquête, mais une empathie du retrait et de la discrétion. Savoir conserver ce tact indispensable, cette circonspection qui n’empêche pas la truculence et l’exubérance, mais qui pose presque instinctivement des limites, qui repère l’instant où l’on risque d’empiéter abusivement sur la fatigue d’autrui, sa pudeur ou encore son temps et ses loisirs... Car la préservation de la concorde implique une certaine capacité à changer d’avis, une disposition (non paralysante) à l’inquiétude et au doute qu’on ne trouve aucunement chez les tenants de l’ordre, et qu’on trouve parfois difficilement chez les analystes et les thérapeutes. Il faut accomplir nos devoirs, gloire à Kant ! Mais il faut aussi savoir se retirer à temps, ne pas trop s’imposer, se comporter avec réserve, dans la mesure où cet indispensable retrait constitue l’élémentaire protection qu’on se doit à soi-même et qu’on doit aux autres.
A côté d’une morale de l’action et du devoir, on défend ainsi l’idée d’une morale de la discrétion et du retrait. On soutient même que la première doit se sublimer dans le seconde. Le moralisme consiste au contraire à réserver tous les prestiges de l’honnêteté et de la justice à la première. Car, à côté de la problématique de l’action ou de la non-action, il y a une problématique bien plus vaste : faut-il prolonger telle relation avec autrui, et si oui, comment ? Car c’est bien cette relation elle-même qui conditionne la problématique de l’action. Si autrui me réclame de l’aide, ou si je lui apporte de l’aide sans qu’il me le demande, il me reste encore à régler une foule de détails qui échappent à la stricte morale du devoir : quel visage vais-je lui présenter ? quels mots vais-je employer ? comment vais-je parvenir à l’aider sans l’écraser sous ma dépendance ? et surtout, quand vais-je prendre congé de lui ? Je l’aide, soit. J’agis, bien évidemment. J’accomplis mon devoir, certes. Mais l’accomplissement d’un devoir peut prendre toute une multitude de colorations, par lesquelles je joue ma discrétion ou mon indiscrétion. Un geste ou un ton de voix peut déjà s’apparenter à un manque de pudeur, à une rudesse déplacée, à une agression dans la philanthropie elle-même... Le devoir me commende d’agir ici, de m’abstenir là, de faire une exception là-bas ; mais il ne me dis rien sur la délicatesse ou l’indélicatesse de mon commerce avec autrui, de ma sociabilité la plus quotidienne. Et cette délicatesse, cette discrétion dans l’ingérence, si l’on peut dire, elle ne se rencontre que chez ceux qui ont une capacité intuitive à se faire oublier jusque dans leur présence même. Il existe ainsi une attitude morale qui se situe par-delà la détermination rationnelle de nos devoirs, qui ne remplace pas ceux-là, mais qui, en s’ajoutant à eux, leur donne un sens ultime, révèle la plus détestable des maladresses ou, à l’inverse, une grande virtuosité de la parole et du geste. Or, cette souplesse presque indéfinissable, elle constitue précisément ce qui distingue la morale du moralisme.
La virtuosité chez Machiavel
Le Prince doit savoir proportionner constamment la prudence et l’audace pour conserver son pouvoir : on ne peut entièrement laisser aller l’impétuosité du lion, sans quoi on n’aperçoit point les pièges, mais d’un autre côté, il ne faut pas se contenter de la finesse du renard, petit animal fragile, qui voit bien le danger, mais n’ose jamais que de petits combats, et risque de se faire dévorer dès que l’adversaire est un peu trop important. Or, si Machiavel voit dans l’audace et la prudence deux vertus politiques, on aimerait montrer qu’elles sont aussi et peut-être plus encore des qualités morales. Notre premier devoir moral est de nous protéger nous-mêmes et de protéger nos proches des méchants et des imbéciles. A cet égard, comme ceux-là ne s’embarrassent guère de scrupules, il est évident que les qualités de la dissimulation, de la ruse, du mensonge (pourquoi pas ?), mais aussi celle de la provocation, de la force, de la dureté éventuellement, correspondent à des réflexes de survie très sains. Un certain « machiavélisme éthique » n’est pas à dédaigner. La vie reste un combat, même si la morale déteste la guerre. En outre, trop de naïveté ou trop de faiblesse nous conduirait, par vengeance et par dépit, à devenir presque aussi pervers que nos ennemis eux-mêmes, mais sans l’efficacité d’une intelligence du vice rodée depuis longtemps. A trop vouloir éviter la discorde, à trop retarder le conflit, à « se faire peur à soi-même » comme l’écrivait le grand Italien, c’est-à-dire à trop s’effrayer d’infliger la douleur, on finit par saper définitivement la paix des relations. Il faut donc oser faire mal, si ce n’est oser faire le mal. Par exemple, il ne faut jamais être trop honnête, ou trop transparent. Il est évident qu’une certaine duplicité reste un réflexe de survie indispensable. On peut le dire une fois de plus : notre attachement à la sincérité nous honore, mais, pour citer une fois encore le Florentin, « il faut rester suffisamment maître de soi pour pouvoir et savoir à l’occasion montrer les qualités opposées » (Le Prince, XVIII).
L’indulgence chez Montaigne
La moralité a besoin d’aération, on dirait presque : d’ethnologie. S’ouvrir à l’Histoire et, surtout, à l’espace géographique est un élément indispensable de la vie morale. On l’a vu : nos valeurs les plus vénérables ne méritent jamais tout à fait l’enthousiasme d’une vénération complète. Même avec le sublime, il faut savoir garder une certaine distance, un certain recul. Il existe dans la société A des usages, des mœurs, des coutumes qui font pousser des cris d’horreurs aux habitants de la société B. Parfois à juste titre... Mais à côté de quelques barbaries d’un autre âge, on s’aperçoit que bien des habitudes, bien des coutumes, bon nombre de bizarreries locales sont plus anodines, plus sympathiques qu’on ne l’aurait cru d’abord, et finissent par apparaître comme d’indéniables sources de plaisirs pour tous ceux qui les pratiquent. Le commerce du monde est indispensable à la distanciation morale. Mais le commerce du monde n’est rien sans l’ouverture au monde. C’est du reste ce qui distingue très classiquement le touriste du voyageur ; ce dernier jouit des deux qualités, le premier ne possède que la première. Le touriste visite bien des pays – souvent bien plus que le voyageur – regarde, mais sans les voir, des milliers de choses et d’êtres, se contente de transbahuter avec lui ses préjugés en même temps que son appareil photo. Le voyageur, au contraire, comme Montaigne, sait se jeter « aux tables les plus épaisses d’étrangers », et, s’il refuse certains mets exotiques, c’est uniquement pour ne pas aggraver quelque fragilité d’estomac, et non en raison d’on ne sait quelle prévention religieuse, moralisatrice, ou sociale. Seul le voyageur possède ainsi la véritable expérience du monde, quand bien même, à l’extrême limite, il n’aurait voyagé que dans des livres... Les Essais de Montaigne en déconcerteront plus d’un. Ils nous conduisent insensiblement à nous demander s’il existe vraiment une opinion définitive en ce bas-monde. Ils dénoncent surtout la présomption humaine, cette propension de l’homme, et particulièrement l’Européen, à se croire supérieur à tout, notamment aux animaux et aux autres hommes appelés « sauvages ». Pour autant, remarque Montaigne, les hommes « civilisés », une fois entre eux, ne s’accordent sur rien. Au bout du compte, les Essais sont un formidable plaidoyer pour l’indulgence, la tolérance si l’on veut, la modestie bienveillante en tous les cas.
Le principe de discernement (comme synthèse)
La "virtuosité" thématisait l’aspect offensif de la vie morale (les relations de combat), "l’indulgence" son aspect plutôt défensif (les relations pacifiques), encore que toutes ces exigences finissent par se confondre. Le discernement rassemble ces modalités de l’existence morale en un ultime examen du jugement de valeur. C’est qu’il n’est point possible de ne jamais se comporter comme un censeur – y compris de nous-même – quand bien même la censure comporterait par ailleurs des aspects bien détestables. On est un acteur de la vie morale, mais toujours aussi un censeur. On ne peut se passer de juger ; et, du reste, agir, c’est juger. Et même l’indignation viscérale qu’éprouvent les honnêtes gens au spectacle grotesque et cruel de l’ordre moral reste encore un jugement ; même la haine philosophique ressentie par les justes pour ceux qui se piquent indûment de juger reste encore du domaine de la critique et de la discrimination. Quel est alors le principe qui fonde la dignité du jugement de valeur ? C’est le discernement, qui fait apercevoir avec promptitude l’esprit dans lequel s’accomplit un acte (ou éventuellement une omission). Or, entre l’acte et l’esprit, il y a parfois une véritable contrariété. Certaines aumônes sont un viol permanent de la charité, tandis que des cruautés légères contiennent les voies détournées d’une certaine bienveillance – par exemple les brutalités de Baudelaire qui frappe un mendiant pour se faire terrasser à son tour et restituer ainsi une dignité à son pauvre adversaire. Ce qui compte, c’est moins l’action (ou l’inaction) que la moralité de l’action, comprise avant tout dans son sens dramatique et temporel, à savoir son dénouement, ce qui permet de lever une crise comme on crève un abcès. Pour cela, la valorisation du discernement constitue non un moralisme, mais un méta-moralisme : non le culte d’une morale officielle, fût-elle vénérable, mais une attention sincère et patiente portée à la « moralité » (temporelle) des événements. On pourrait ainsi formuler une sorte d’impératif catégorique : Considère uniquement, aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui, non pas seulement les actes accomplis, mais l’esprit dans lequel ils sont accomplis.
Revisiter un peu la mythologie des anciens...
S’il existe un Dieu diplomate par excellence, c’est bien Hermès. Dieu-messager, dieu des marchands, des voyageurs, des orateurs, mais aussi des voleurs, il est évident qu’il s’agit d’un beau parleur un peu sophiste, d’un malicieux, d’un personnage pas entièrement recommandable. En outre, c’est aussi un grand vagabond, un nomade aux souliers ailés qui lui permettent de visiter bien des atmosphères. Même dans ses amours, il n’agit pas sans une certaine ambigüité ; au lieu de donner un garçon ou une fille à son occasionnelle maîtresse Aphrodite, il engendre avec elle une créature étrange où se mélangent intimement le masculin et la féminin. Ses origines, quant à elles, remontent à un passé antique et nébuleux : on l’a connu en Égypte sous le nom de Thot, alors qu’il s’occupait d’alchimie et de sciences occultes, créant, pour les besoins de son laboratoire, une cornue spéciale, parfaitement étanche. Il n’est en aucun cas un Dieu de la transparence ; l’hermétique, précisément, désigne le fermé, le secret et l’obscur... C’est qu’Hermès est simplement obscur, alors que nos sociétés sont obscurantistes, d’un obscurantisme qui ne s’avoue jamais.
On ne parle que de transparence, de « traçabilité » parfois, et on en rajoute en créant des néologismes. On force les petits fonctionnaires, les employés modestes à inscrire leurs noms sur des badges ou à l’annoncer lorsqu’ils répondent au téléphone ; cela permet de les coincer au cas où ils manqueraient de "respect" à l’usager (ou à l’abonné), devenu un client ! Par contre, il se passe bien des choses dans les commissariats, dans les cabinets de juges d’instruction aux méthodes douteuses ou encore dans des prisons converties en palais des supplices ; mais, étrangement, il est strictement interdit de citer certains noms, il est très déconseillé d’oser la moindre plainte ou le moindre témoignage... Les pouvoirs économiques, de leur côté, se complaisent à étaler dans les journaux la fortune des grands patrons, comme si ces chiffres aveugles disaient quoi que ce soit de la multitude de souffrances, de harcèlements, de procédés abjects qui conditionnent, dans l’univers économique, la domination d’une poignée d’individus sur la grande masse. Le dialogue et la négociation eux-mêmes, attributs hermétiques par excellence, ont été noyés dans une diplomatie sociale de façade où les « tables rondes » ne servent qu’à réunir de faux adversaires qui entérineront des décisions prévues d’avance. Notre époque n’est pas hermétique ; elle a simplement remplacé l’obscurantisme explicite et sauvage des inquisitions d’autrefois par un obscurantisme hypocrite et subtil : une « transparence » étincelante au point d’en aveugler jusqu’aux regards les plus aiguisés.
On apprécierait alors qu’une brise hermétique écarte un peu les miasmes de la transparence. Dans le monde du travail, l’employeur dévore avant tout les personnalités pour lesquelles l’entreprise devient une raison de vivre au lieu de rester la simple source d’une rémunération. D’une manière générale, quiconque manifeste que seule compte sa vie privée passe pour un égoïste et un paresseux, et ne s’attire que la haine ; mais quiconque révèle ne plus avoir que sa vie publique dans l’existence passe pour un être faible et diminué, s’attire le mépris, et devient corvéable sans limite. L ’intelligente « obscurité » des gens de métier consiste donc, d’une part, à cacher les récriminations de l’égoïsme et, d’autre part, surtout, à éviter toute manifestation de jobardise sacrificielle. Un cynisme aveugle ne se dissimulerait pas : il serait une valorisation publique de l’égoïsme. La naïveté, à l’inverse, se consumerait à la longue en démonstrations de dévouement. Les deux attitudes se solderaient par des conséquences fâcheuses. Ou alors, il faudrait que la brutalité du cynisme ait suffisamment de puissance pour se hausser jusqu’à la tyrannie, ou encore que le mièvrerie du « dévouement » s’assume avec une force d’âme immense capable de la transformer et de la sublimer en sainteté. Et encore, au bout du compte, bien des tyrans s’éteignent dans les supplices, et bien des saints dans les martyres...
Les figure incarnant l’attitude hermétique : la figure logique de Socrate et la figure mythique d’Ulysse : l’ironie du philosophe, la malice du voyageur
Quel grand « sophiste », en définitive, était Socrate ! Aucun professeur de philosophie n’ignore à quel point le père de la pensée occidentale savait utiliser les armes de ses adversaires. Socrate est, dans le discours, le champion de cette hermétique duplicité qui le protège en même temps qu’elle combat, à leur insu, la bêtise et la méchanceté. Courtoisie réelle, remarques feutrées, ignorance feinte, tout cela caractérise l’Athénien. L’erôneia, terme grec en définitive intraduisible, désigne l’acte d’interroger autrui en simulant l’ignorance. Socrate se place toujours dans la position de l’élève, de l’ignare, du frustre, du simple qui cherche à savoir, et il va trouver les sophistes pour leur demander de l’instruction. Ayez pitié d’un pauvre homme qui ne sait rien de beau ni de bon et faites-moi, s’il vous plaît, partager votre science magnifique ! Cette ironique réclamation résume l’ensemble de la démarche socratique. Il ne reste plus alors au sage qu’à poser des questions auxquelles répondent avec empressement les démagogues, flattés qu’on s’adresse à eux d’une manière aussi implorante. Aux questions (im)pertinentes du philosophe répliqueront alors les réponses vulgaires, creuses, purement anecdotiques de ces grands hommes qui se prétendent savants et sages. Socrate, l’accoucheur des esprits, montre discrètement à ses disciples, les jeunes gens qui seraient tentés par la « politique » politicienne, qu’il n’y a en réalité rien à chercher du côté des conseillers en communication de l’époque, esprits stériles et dangereux. Par contre, le disciple peut se servir de leur non-savoir pour entrevoir les Idées, car c’est déjà un immense progrès que de connaître ce que n’est pas une chose, à défaut de la connaître directement. Contre la doxa et ceux qui la manipulent, l’ironie constitue ainsi la stratégie négative de la vérité.
Ulysse est nommé « le héros d’endurance ». Il est un héros, par sa force et sa beauté physique, constamment rajeunies par les soins de sa fidèle conseillère, la déesse Athéna. Il l’est aussi par sa prodigieuse intelligence, qui fait de lui « l’homme aux mille tours », et lui permet d’inventer des stratagèmes pendables comme le cheval de Troie dans l’Iliade ou l’enivrement et l’aveuglement du Cyclope dans l’Odyssée. Il incarne à merveille la ruse, dans ce qu’elle a de sympathique, non la perfidie : s’il incarne une violence, c’est celle de la malice, et non celle du mal véritable. Il plaît aux femmes, ne se prive pas des charmes de Calypso, ni de Circé, peut-être même de la vierge aux bras blancs Nausicaa. Cela étant, il reste l’éternel nostalgique de son épouse Pénélope, fidèle à sa façon à cet autre modèle de ruse subtile. Ancien chef de guerre, il a pillé et tué ; Ulysse n’est pas un enfant de cœur, il est tout sauf un saint ; d’une certaine manière, il est même un criminel, pour les catégories de notre époque. Et pourtant, nous l’aimons... C’est que la malice déclare une guerre totale à la bêtise. Elle n’exclut pas des moments de découragement, par exemple : quand Ulysse, épuisé, débarque sur le rivage des Phéaciens et se demande ce qui va encore lui arriver. Elle n’exclut pas non plus une certaine violence, voire une certaine cruauté : le massacre des prétendants et l’exécution des servantes déloyales à la fin de l’Odyssée le démontre amplement. Mais elle enseigne une profonde vérité morale : nul ne peut dans une vie éviter totalement de souffrir et de faire souffrir. Cependant, elle est la malice : le triomphe du temps, le rire justifié de la patience, l’heureuse consécration d’un effort de longue haleine.
L’ironie débusque les imbéciles et les méchants, la malice les élimine. L’ironie se déploie dans le discours, la malice est une ironie parachevée dans l’action ; elle est la stratégie positive du vrai et du bon.
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