Pourquoi faut-il (re) lire Hugo, encore, encore et toujours ?
C’est avec un parti pris que je commence cette rédaction, Victor Hugo, maître de la littérature de son siècle a brillé dans tous les domaines de l’écriture, son nom est dans toutes les têtes et sur toutes les bouches. Il écrit pour les pauvres, pour les opprimés, se prend de passion pour ces misérables que sont les hommes, frôle la perfection sous toutes les formes de la littérature, poésie, roman, théâtre nouvelles…
C’est cependant à son engagement politique contre Napoléon III qu’il doit son exil, durant lequel il rédige son roman « Les travailleurs de la mer » en 1866 ; une histoire d’amour qui n’en est presque pas une, qui commence comme elle finit, dans la douleur, de l’amour qui naît et de celui qui meurt. Roman méconnu dont je m’étonne qu’il ne fût jamais porté à l’écran, fresque épique que l’on peut relire à l’envi, tant les détails nombreux de cette œuvre ne peuvent être mémorisés, tant la poésie de cette narration est envoûtante.
Le comble du romantisme est atteint ici, l’héroïsme du sauveur, la force de l’amour qui s’ajoute à un physique et un moral d’acier, un homme en lutte contre les éléments, triomphant de tout, acceptant une mission qui paraît impossible pour un homme seul, une tempête, des créatures marines implacables…
La narration du combat du héros contre la pieuvre est anthologique.
À l’époque où est écrit le roman, beaucoup de Français n’ont jamais vu de pieuvre. La description que fait Hugo se passe d’image, il suffit de lire ses mots pour se représenter cet animal, le combat est tel que Jules Verne s’en inspire pour écrire 20 000 lieues sous les mers. Hugo y mélange les genres : le voyage du héros, le fantastique, l’introspection de l’homme, le drame amoureux, le naturalisme, conte fantastique, un livre ignoré, éclipsé par « notre dame de paris » ; un roman bienveillant malgré tout pour son personnage principal, un antihéros aux valeurs certaines, mais qui reste un laborieux, un travailleur de la mer parmi d’autres dont Hugo loue le courage et la dévotion en laissant un regard bienveillant courir le long du récit sur le marin dont la progression épique est d’une rare beauté lyrique.
Gilliatt est un marin dépeint par Hugo comme un homme solide aux valeurs réelles de bonté, d’empathie, travailleur, franc, tant de qualités que l’on retrouve chez ses autres héros de roman, il est impossible de ne pas avoir d’empathie pour Jean Valjean.
Lire Hugo aujourd’hui est une plongée dans les fondamentaux de notre culture, on aimerait pouvoir rencontrer des hommes simples, mus par une abnégation sans limites. Mais ces personnages ont tous en commun cette dualité, une gémellité dont ils ne peuvent se départir : la grandeur de leur cœur est leur joie, mais aussi leur déveine, ce sont toujours des hommes seuls, mortels, abîmés par la vie et victimes de la folie des hommes.
Les romans de Hugo sont peuplés de personnages à la grande noirceur, pourtant égaux à la naissance selon l’écrivain, qui ne cessent de s’améliorer et vont toujours des ténèbres vers la lumière, Hugo laisse toujours le libre arbitre à ses personnages, qu’ils puissent sortir de leur condition. "L’homme est une prison où l’âme reste libre."
Aveuglé par le tourment de sa solitude, Gilliatt pense qu’il est dans le cœur de Déruchette, très jeune femme, trop encore pour être une bourgeoise, nièce de Mess Lethierry, propriétaire de la Durande, superbe bâtiment assurant la liaison entre Jersey et Guernesey, pourvu d’une machinerie rare et coûteuse n’existant qu’en un seul exemplaire. La catastrophe fut le naufrage de ce bateau d’une façon singulière, la mer l’a en effet porté lors d’une tempête entre deux roches formant une fourche, le renflouage semble si difficile que Déruchette se promet en noces à celui qui ramènera la machinerie de la Durande.
Voici le point de départ du roman qui conduit Gilliatt, homme sans but véritable, à s’engager dans cette entreprise, cet objectif donnant un sens à sa vie. Une histoire épique s’ensuit, les contraintes techniques, une tempête, la faim… la description de la pieuvre est superbe :
« Une forme grisâtre oscille dans l’eau, c’est gros comme le bras, et long d’une demi-aune environ ; c’est un chiffon ; cette forme ressemble à un parapluie fermé qui n’aurait pas de manche.
Cette loque avance vers vous peu à peu. Soudain, elle s’ouvre, huit rayons s’écartent brusquement autour d’une face qui a deux yeux ; ces rayons vivent ; il y a du flamboiement dans leur ondoiement ; c’est une sorte de roue ; déployée, elle a quatre ou cinq pieds de diamètre. Épanouissement effroyable. Cela se jette sur vous. L’hydre harponne l’homme. Cette bête s’applique sur sa proie, la recouvre, et la noue de ses longues bandes. En dessous elle est jaunâtre, en dessus elle est terreuse ; rien ne saurait rendre cette inexplicable nuance poussière ; on dirait une bête faite de cendre qui habite l’eau. Elle est arachnide par la forme et caméléon par la coloration. Irritée, elle devient violette. Chose épouvantable, c’est mou. Ses nœuds garrottent ; son contact paralyse. Elle a un aspect de scorbut et de gangrène. C’est de la maladie arrangée en monstruosité. »
Gilliatt a pénétré dans une grotte marine poussé par la faim, c’est là qu’il entre sans le savoir dans l’antre de la pieuvre. Le texte est du genre narratif et cette lutte dépasse les simples forces humaines, Hugo utilise ici les registres épiques et fantastiques, ce qui est totalement visionnaire et merveilleux, du pur récit d’aventures, comme on peut trouver chez d’autres auteurs, on pense bien sûr à Jules Verne, à Pierre Boulle, à Barjavel, mais ce lyrisme, ces métaphores sont tellement incroyablement bien écrites que la puissance du récit est intacte encore aujourd’hui, ce qui fait d’Hugo un auteur indémodable.
Le cœur humain, dit Hugo, est une « fatalité intérieure ». Les travailleurs de la mer, dont l’action se déroule dans l’archipel de la Manche, est d’ailleurs aussi bien un roman d’aventures qu’une fable épique d’un homme seul face aux éléments. Et bien avant de le faire paraître en 1866, Hugo n’avait pas sans raison choisi de l’intituler L’Abîme :
« Ce qui échappe à la mer, écrit Hugo à Paul de Saint-Victor, n’échappe pas à la femme [...]. Pour être aimé, Gilliatt fait tout, Ebenezer rien ; et c’est Ebenezer qui est aimé. Ebenezer a la beauté de l’âme et du corps, et avec ce double rayon il n’a qu’à paraître pour triompher. Gilliatt a lui aussi ces deux beautés, mais le masque du travail terrible est dessus. C’est de sa grandeur même que vient sa défaite. »
Et dans une autre lettre, cette fois à Pierre Véron : « J’ai voulu glorifier le travail, la volonté, le dévouement, tout ce qui fait l’homme grand ; j’ai voulu montrer que le plus implacable des abîmes, c’est le cœur, et que ce qui échappe à la mer n’échappe pas à la femme ; j’ai voulu indiquer que, lorsqu’il s’agit d’être aimé, tout faire est vaincu par ne rien faire, et Gilliatt par Ebenezer ; j’ai voulu prouver que vouloir et comprendre suffisent, même à l’atome, pour triompher du plus formidable des despotes : l’Infini. »
La littérature classique est notre patrimoine, la faire vivre, c’est la lire, comment se prétendre amoureux de la littérature sans lire Hugo ? Écrivain lu par le prolétariat, le Paris des quartiers connaît les poèmes d’Hugo par cœur, quand il meurt, deux millions de personnes sont dans la rue, sa seule qualité d’écrivain et de poète suffit à émouvoir. Combien de temps tiendrions-nous avec du par cœur ? Difficile de tenir une heure devant une audience… Ce n’est plus utile aujourd’hui, car nous avons tout dans nos téléphones, pourtant, même avec la porte vers le savoir de l’humanité dans la poche, les connaissances diminuent, le langage s’appauvrit d’une génération à l’autre, comment mieux dire qu’il est essentiel de lire et de relire ses classiques, les classiques, ceux de notre patrimoine culturel, nous sommes des privilégiés, il appartient à chacun de faire vivre en lui le souvenir de ceux qui nous précèdent. Le discours de J.M.G Le Clézio lors de la remise de son prix Nobel de littérature en 2008 l’évoque à maintes reprises.
Sur le partage des œuvres et de la littérature, Hugo écrit dans Shakespeare : « Il faut traduire, commenter, publier, imprimer, réimprimer, clicher, stéréotyper, distribuer, crier, expliquer, réciter, répandre, donner à tous, donner à bon marché, donner au prix de revient, donner pour rien, tous les poètes, tous les philosophes, tous les penseurs, tous les producteurs de grandeur d’âme. »
Le retour de Gilliatt au port de Saint-Sampson est triomphal, les habitants sont émerveillés, le sauveur est là et Déruchette lui est promise, mais Gilliatt refuse le prix pour lequel il a si courageusement combattu les éléments :
Déruchette aime un jeune pasteur protestant, Ebénezer. Gilliatt renonce à son prix avec une simplicité qui le fait tendre vers le sublime, puis il gagne le rocher de Gild-HolmUr, où « le caprice de la nature a creusé une espèce de fauteuil que, deux fois par jour, couvre et découvre la mer. Il court s’asseoir sur ce rocher, que la marée montante va couvrir, et il attend paisiblement la mort, pendant que le vaisseau qui emporte Déruchette et Ebénezer s’éloigne à l’horizon. Il suit des yeux la masse flottante, qui change de forme, pâlit, s’amoindrit et disparaît enfin dans la brume. Et cependant le flot monte, monte toujours. ». « À l’instant où le navire s’effaça à l’horizon, la tête disparut sous l’eau ; il n’y eut plus rien que la mer ! »
Même si Hugo fait mourir ses personnages, il le fait toujours dans une clarté sublime, des âmes gagnées par la lumière, l’aura bienveillante de nouvelles aubes baignent ses personnages, on se souvient avec émotion de Jean Valjean, une épopée mystique qui amène ce personnage de l’ombre à la lumière, on peut toujours voir clair dans la philosophie d’Hugo qui n’en était pas une véritablement, un salut qui tient toujours à une rédemption et une fin libérée des illusions de la moralité.
C’est le fond que nous pouvons trouver dans la légende des siècles qui retrace l’épopée de ce progrès : « l’épanouissement du genre humain de siècle en siècle, l’homme montant des ténèbres à l’idéal, la transfiguration paradisiaque de l’enfer terrestre, l’éclosion lente et suprême de la liberté. »
Pour toujours et encore, les mots d’Hugo résonneront à travers les siècles, c’est une construction, une vie à assembler les mots, une description des « misérables » dans ce roman éponyme qui précède l’ère industrielle, une époque unie par les mots, chéris des Français qui exprime tant ce que nous sommes, Michelet décrit notre langue comme « le plus haut principe de la nationalité et qui possède un contenu qui dépasse la raison » une vertu et une spiritualité habilement mêlée par Hugo dans son œuvre et sa vie.
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