Qu’est-ce que penser ?
Nous nous heurtons, d’entrée de jeu, à une très grosse difficulté, qui réside dans la distinction qu’il convient d’établir soigneusement entre, d’un côté, le langage proprement dit, c’est-à-dire les processus cognitifs propres à la locution, et, d’un autre côté, les langues innombrables et arbitrairement codifiées par toutes les sociétés, à tel ou tel moment de leur histoire, langues qui président à l’interlocution.
Cela dit, partons, pour la préciser, de la définition traditionnelle du signe comme association de son et de sens. Nous savons, aujourd’hui, que cette définition est tout à fait insuffisante : depuis le début du XX° siècle, en effet, très exactement depuis les travaux de Ferdinand de Saussure, nous savons que ce son et ce sens s’analysent réciproquement, c’est-à-dire que l’on ne peut découper l’une des deux faces du signe sans automatiquement découper l’autre. Pour vous donner une image qui vous aidera à comprendre le phénomène, écrivez, par exemple, sur un morceau de carton le mot « maintenant », et, armés d’une paire de ciseaux, coupez ce mot après la syllabe « main » : vous aurez, d’un côté, un mot, qui s’opposera, dans un système comme celui du français, à « tête », « pied », « jambe », etc., et, d’un autre côté, un autre mot qui opposera « tenant », à « lâchant », « tiendra », etc. Voilà ce que Saussure appelle la réciprocité des deux « faces » du signe linguistique, que l’on a baptisées, à sa suite, le « signifiant » (au niveau du son) et le « signifié » (au niveau du sens). Prenez encore la syllabe « main » et remplacez l’initiale de son signifiant par « p » ou par « b », il est bien évident que, dans le système du français, les signifiants « main », « pain » et « bain » auront des signifiés tout à fait différents. Et il en va ainsi pour toutes les langues qui, ont chacune, certes, leur propre grille d’analyse du son et du sens, mais dont les unités signifiantes ont toutes en commun de posséder cette bifacialité qui fait qu’ils sont toujours du son analysé par du sens et du sens analysé par du son (c’est ce qui définit, en termes saussuriens, l’ « immanence du signe »).
Mais il y a plus : ce qui caractérise toutes les unités linguistiques, quelle que soit la langue que l’on considère, c’est aussi la biaxialité qui régit leurs oppositions mutuelles ainsi que leurs combinaisons. Bien sûr, là encore, je serai extrêmement schématique, et pour vous faire entrevoir la chose, je prendrai l’exemple du son produit par un instrument de musique. Il y a, en réalité, deux façons de définir une note de musique : si j’appuie, par exemple, sur la touche « sol » d’un clavier de piano, la note que je perçois ne se définit que par rapport à d’autres notes qui auraient pu être à sa place et qui n’y sont point. Au fond, la note n’est qu’un degré dans une certaine échelle verticale, échelle que l’on appelle une « gamme ». Mais la note possède aussi une valeur relative d’écart par rapport à celles qui la précèdent où la suivent, et c’est ce qui rend possible ce que l’on appelle la « mélodie ». Tout son musical se trouve donc à l’interférence d’une gamme et d’une mélodie, ou, si vous voulez, d’une opposition et d’un contraste, d’un axe vertical et d’un axe analyse horizontal. Autrement dit, pas de mélodie sans gamme, et pas de gamme sans mélodie !
Eh bien, cette double et réciproque projection d’un axe sur l’autre est le propre de toutes nos énonciations, quelle que soit la langue que nous pratiquons. Il y a toujours, au fond, ce que l’analyse grammaticale et logique nous apprenait, non sans bon sens, à savoir que les éléments d’un énoncé avaient une « nature » - disons une identité (axe vertical) -, et une « fonction » (axe horizontal), c’est-à-dire que ces deux axes contribuent, chacun pour leur part (et il faut ajouter « ensemble »), au fonctionnement de l’énoncé (je laisse de côté, pour simplifier, la grande innovation des successeurs de Saussure qui fut d’étendre cette idée de fonction au vocabulaire lui-même). Soit, par exemple, l’unité « pain » (il faut faire, ici, complètement abstraction de la graphie, et s’imaginer que nous avons l’équivalent de la note « sol ») : « pain » n’existe, comme unité verbale, que parce que je peux dire « le pain » ou « il peint », ce qui me permet de classer la première unité dans la gamme des substantifs (gamme dans laquelle, lexicalement, « pain » s’opposera à « biscotte », « brioche », etc.), et de classer la seconde dans la gamme des verbes (gamme dans laquelle, lexicalement, « peindre » s’opposera à « colorier », barbouiller », etc.). Mais, réciproquement, si je n’avais pas la gamme, c’est-à-dire un principe de classement, je ne pourrais pas agencer ces deux unités comme je l’ai fait. Pas de classement, donc, sans agencement, pas d’agencement sans classement, ou, si vous préférez, pas d’analyse sur l’un des deux axes sans une analyse sur l’autre, c’est-à-dire que les deux axes s’analysent réciproquement, exactement comme les deux faces. Voilà la première contribution de Jean Gagnepain à la connaissance du langage, sur la base de la clinique aphasiologique.
Je tiens à préciser que c’est du Moyen Age que date la vieille analyse que beaucoup d’entre vous ont peut-être pratiquée à l’école, moi en tout cas : analyser une phrase, c’était isoler les éléments, bien entendu, en définissant leur « nature » et puis leur « fonction ». La « nature » cela voulait dire « ce qui définissait ». La fonction, c’était le rapport. Mais d’autre part, qu’on ait gardé cette opposition de nature et de fonction, voilà ce qui a fait rigoler tous les linguistes « modernes ». Eh bien ce sont les linguistes modernes qui sont des sots, parce que l’on avait conservé quelque chose qui était important, c’est-à-dire une opposition axialisée entre précisément une classification des identités et, de l’autre côté, un dénombrement des unités. Donc, l’analyse grammaticale, qui nous vient en droite ligne d’Aristote, a été conservée par les grammairiens qui n’en ont pas rougi, jusqu’à l’apparition de nos « professeurs des écoles ». Les anciens instituteurs nous ont peut-être enquiquinés dans l’enseignement primaire, mais ils nous ont au moins appris cela. Et ce n’était pas rien ! (Il est vrai qu’ils ne pouvaient pas nous dire un mot de la projectivité des axes)
Bifacialité et biaxialité, voilà ce qui définit ce que l’on appelle la structure du langage, structure qu’il faut concevoir comme un système purement formel, sans aucun contenu : les faces et les axes n’ont d’existence que purement virtuelle. Cela n’empêche pas, bien entendu, l’existence de leur analyse réciproque, analyse réciproque prouvée par les résultats de la clinique aphasiologique.
Mais c’est cette même clinique qui a conduit Jean Gagnepain, non seulement à mettre en lumière la biaxialité propre aux processus langagiers, ce qui était déjà franchir un pas fantastique par rapport à Saussure, mais encore à poser, dans les années 1960-1970, l’hypothèse (depuis scientifiquement vérifiée) de l’intervention, dans la mise en œuvre du signe, d’un troisième processus : un processus dialectique. De quoi s’agit-il ?
Il est bien entendu que les unités signifiantes du langage, à n’en rester qu’à leur structure virtuelle, ne sauraient être autre chose qu’un simple « pour-dire ». Car parler, c’est toujours parler de quelque chose, autrement dit, si, dans un premier temps (premier au sens logique et non chronologique) nous décollons de nos représentations perceptives, accédant ainsi à la structure, nous réinvestissons, ensuite, cette structure dans l’univers des « choses », c’est-à-dire, au fond, dans le monde à dire. En d’autres mots, la structure est médiation implicite (« inconsciente », si vous voulez) entre le percept et le concept : concevoir (conceptualiser, disent certains) c’est, au-delà de nos représentations, nous faire des idées sur les choses, mettre en rapport ces idées, et, donc, les systématiser. Jean Gagnepain appelle grammaire cette structure formelle du signe (sa bifacialité et sa biaxialité) et rhéthorique, le réinvestissement de cette structure qui nous permet d’élaborer du concept.
Il y a trois précisions très importantes à apporter à cette rapide présentation.
La première est que si, dans le modèle du signe élaboré par Saussure, le concept est extérieur au signe, dans le modèle élaboré par Jean Gagnepain, le concept fait partie intégrante du signe : il est le résultat de cette médiation implicite de la structure dans la conjoncture, autrement dit, il est le produit du réinvestissement de la structure dans l’univers des choses à dire, tout en ne cessant pas de participer au signe.
La seconde importante précision est que, jamais ce réinvestissement n’est tel que le concept puisse adhérer totalement à la chose (le mot « chien » ne mord pas !), et c’est ce qui définit la polysémie des unités signifiantes (« Je lui garde un chien de sa chienne »). Prenez, encore, par exemple, le mot « pied » : il possède une pluralité de significations dont un dictionnaire de la langue française peut bien essayer de faire le tour (« le pied humain », « le pied de table », « le pied d’une montagne », « le pied de nez », etc.). Et il en va de même de tous nos énoncés. Si je dis : « Ernestine sent la lavande », est-ce que je veux dire qu’Ernestine respire un bouquet de fleurs de lavande, ou bien qu’elle s’est parfumée à l’eau de lavande ? Bien sûr, mes trois exemples sont extrêmement simplistes, mais ils suffiront, je l’espère, à vous faire apparaître que ce que l’on appelle « les mots » ne sont absolument pas des étiquettes susceptibles de coller aux choses : malgré tous les efforts désespérés que nous pourrons fournir pour tenter de réduire cette polysémie, qui définit leur fondamentale impropriété, en vue d’atteindre une transparence absolue des mots, il restera toujours entre les mots et les choses du « jeu » (comme on parle, par exemple, du jeu existant entre deux pièces de bois ou entre deux rouages d’un mécanisme), et heureusement, car c’est ce jeu qui, précisément, nous permet de penser. Vous voyez, ainsi, que penser, c’est exploiter (certes, avec plus ou moins de bonheur !) ce jeu irréductible et permanent qui existe entre le langage dont nous avons la faculté et ce que nous baptisons parfois, commodément, le « réel ».
Je vous rappelle, enfin, que ce « jeu », dont je viens de vous parler peut être plus ou moins important. Ce jeu est maximum lorsque nous tendons à plier le monde à dire aux mots que nous avons pour le dire, il est minimum lorsque nous tendons à plier nos mots à ce même monde à dire. Dans un cas, vous avez ce dialogue à la manière de Raymond Devos : « - La mer est démontée - Eh bien, il faut la remonter ! », dans l’autre cas, on parlera d’acide nitrique, sulfurique ou chlorhydrique, par exemple, formulations qui essaient de « coller », le plus possible, à ce que nous pensons être la réalité. Autrement dit, le réinvestissement que nous faisons dans le « réel » de la structure verbale est soumis aux deux « visées » antagonistes que vous connaissez bien : la visée que Jean Gagnepain appelle, l’une, mythique, l’autre, scientifique, et vous voyez, déjà, que mythe et science sont aussi rationnels l’un que l’autre, dans la mesure où ils relèvent tous deux de la même faculté de concevoir, autrement dit qu’ils sont le produit d’un même processus, qui est celui-là même de la rationalité verbale.
Si vous admettez ce modèle médiationniste de la rationalité verbale, précisément, que je viens très rapidement d’esquisser, d’importantes questions vont recevoir un début de réponse, à commencer par celle, fameuse, d’un prétendu « langage animal ». J’ai vu, dernièrement, dans une grande librairie de notre ville, exposé en bonne place, un livre paru récemment et dont le titre a attiré mon regard : « Les animaux pensent-ils ? ». Inutile de vous dire que je n’ai même pas feuilleté le bouquin. La réponse à cette question saugrenue est « Non ! », bien entendu, puisque les animaux ne possèdent pas cette faculté de rationalité verbale qui appartient en propre à l’homme. Cela ne veut pas dire, bien sûr, que les animaux n’émettent pas de messages, et par des moyens plus ou moins complexes, voire extrêmement sophistiqués (même si on est loin de les connaître tous), mais il faut s’y faire, les animaux sont des bêtes !
En réalité, d’une manière générale, ce qui fait aujourd’hui écran et nous empêche souvent de voir ce qui distingue l’animal de l’homme, c’est l’existence de l’étho-logie, c’est-à-dire de la science des « mœurs » animales, alors que l’animal ressortit dans sa totalité à la biologie animale (tout comme il y a la biologie végétale), et, s’agissant de ses « mœurs », à la zoologie (tout comme il y a la botanique). Oser faire une « science des mœurs animales », c’est faire la resucée d’une vieille sociologie évolutionniste qui dit que, chez l’animal, il y a quelque chose de l’homme, autrement dit qu’il n’y a pas de seuil différentiel de l’humain, ce qui, scientifiquement, n’a jamais été prouvé. En revanche, ce qui est en passe d’être prouvé, à l’heure actuelle, grâce aux recherches cliniques conduites par Jean Gagnepain, c’est que s’il y a bien du singe dans l’homme, ici encore, il n’y a pas d’homme dans le singe ! A ce compte, il faut bien admettre que l’éthologie, au point où elle en est restée, est une science sans objet qui ne saurait aboutir qu’à la résurgence de la fable, c’est-à-dire qu’au lieu de se servir de l’étude de l’animal (de la biologie animale et de la zoologie) pour étudier les fonctions naturelles que nous avons en commun avec lui (en particulier la mémoire, certains modes de communication par contagion, signaux, etc.) et surtout ce qui nous distingue de lui, la grande majorité des éthologues ne s’intéressent à l’animal que pour le rapporter à nous, ce qui ne nous apprend rien sur l’homme, puisque, de toute façon, ce que fait l’animal, comme nous allons le voir tout de suite, il le fait autrement que l’homme.
Toute éthologie étant, donc, mise de côté, il est absolument certain, néanmoins, que l’étude de l’animal présente un intérêt réel pour le spécialiste des sciences humaines dans la mesure où elle lui permet d’expliquer, à l’état libre (à l’état parfois dit « sauvage »), ce qui, chez l’homme, fonctionne aussi, mais toujours encadré par de la culture, à savoir des processus naturels dont il dispose comme l’animal, et notamment la capacité de percept. Mais de cette capacité-là, l’homme fait autre chose. Vous voyez, du même coup, tout l’intérêt qu’il y aurait à s’intéresser aux Koko, Washoe, Viki et autres singes anthropoïdes, à condition de prendre quelques précautions, notamment lorsque l’on compare leur comportement prétendu « langagier » à celui d’un enfant. Car, si les résultats des tests proposés à l’enfant et au singe sont souvent voisins, l’un et l’autre ne sont pas du tout dans la même situation, dans la mesure où l’enfant a seul la capacité d’abstraction verbale, si bien que l’on s’imagine que pour le singe comme pour l’enfant, il y a signe, ce qui est faux. Cela fait une différence considérable entre l’enfant et le singe, singe dont les performances ne peuvent pas être comparables à celles de l’enfant, puisque le problème que l’on soumet aux deux, sous le nom de « langage », est du langage pour l’un, alors que pour l’autre il n’en est rien.
Ajoutons que le postulat béhavioriste est beaucoup plus grave que le postulat évolutionniste dans la mesure où c’est tout le problème de l’expérimentation en sciences humaines qui se trouve posé là : le béhaviorisme consistant à ne prendre en compte que les résultats, c’est-à-dire les succès et les échecs, passe à côté de la seule chose qu’il faudrait appréhender, à savoir les procédures, et, dans la mesure où l’erreur seule est humaine (pour autant que l’homme seul analyse, même si cette analyse est implicite), ce sont bien les mécanismes de ces erreurs qui devraient retenir l’attention. A titre d’illustration, certains tests prétendus « non-verbaux », mais qui sont en réalité pleins d’une « verbalité » intérieure, c’est-à-dire que l’on ne peut résoudre sans concevoir. Telle est la fameuse expérience de Binet, qui consiste en ceci : on dispose plusieurs boîtes retournées, et on met un sucre sous la première, puis sous la seconde, puis sous la troisième, etc. On demande au singe et à l’enfant de chercher le sucre ; au début, le singe et l’enfant vont chercher le sucre sous la boîte où il était précédemment, mais à partir de la troisième tentative, l’enfant et le singe divergent : le singe continue à chercher d’abord dans la boîte précédente, alors que l’enfant va directement à la boîte suivante, parce qu’il a conçu, sans le savoir bien entendu, que le sucre est sous la suivante. Voilà ce que l’on appelle, intellectuellement, l’intelligence : ce que l’enfant a saisi, c’est un rapport, et s’il a saisi un rapport, c’est parce qu’il est capable de concevoir, et s’il est capable de concept, c’est-à-dire d’exprimer du formel et non pas d’exprimer des choses, c’est qu’il est capable de langage.
Il n’y a donc absolument pas lieu de se poser la question : « Les animaux pensent-ils ? », ni de parler d’ « intelligence animale », même à propos de ces charmants caniches qui sont, paraît-il, les meilleurs amis de l’homme. Au pire, l’animal est en situation de pur dressage, c’est-à-dire d’accoutumance à des réalités culturelles dont il n’aura jamais la clé : autant apprendre à un manchot à nager la brasse ! En revanche, s’agissant de la rationalité verbale, l’enfant n’étant pas en situation de dressage mais d’apprentissage, souffre infiniment moins que l’animal, parce qu’il est déjà capable de saisir la problématique dans le problème qu’on lui propose, c’est-à-dire remettre en cause la manière de le poser, voire de le reposer, et c’est pourquoi il aura tendance, s’il a mal écouté, à reformuler le problème autrement, c’est-à-dire à se tromper : c’est pour cela que l’erreur est humaine (le singe, lui, ne se trompe pas). Autrement dit, pour l’enfant il y a véritablement problématique, ce qui n’est pas le cas pour le singe : c’est purement et simplement de la coercition, voire de la cruauté envers les animaux.
Voilà pourquoi, de même, il est absurde de parler d’ « intelligence artificielle » à propos de nos ordinateurs, ne serait-ce que parce que, eux non plus, ne se trompent pas (ou, du moins, sont-ils censés ne pas se tromper) : il faut qu’ils soient d’une précision telle qu’ils n’aient pas moyen de s’en tirer autrement qu’en tombant infailliblement sur la solution. On a bien ri de la théorie des « animaux-machines » de Descartes, alors qu’il était, c’est certain, infiniment moins ridicule de parler, au XVII° siècle, d’ « animaux-machines » que de parler, comme nous le faisons aujourd’hui, de « cerveau électronique », autrement dit de « cerveaux-machines ». Dans chacun des deux cas, il s’agit, en réalité, d’une métaphore qui n’a absolument aucune valeur scientifique, métaphore que nous ne faisons que retourner : Descartes comparait les animaux à des machines, nous, nous comparons les machines à des animaux, et, - comble de l’absurdité ! -, à des animaux humains ! En réalité, qu’il s’agisse de l’animal ou de la machine, nous avons affaire à deux types de fonctionnement qui n’ont rien à voir avec le nôtre - fonctionnement qui, dans le cas de l’ordinateur (qui procède par stockage et balayage, autrement dit « mémoire » et « programme ») est encore infiniment plus simplet que celui de l’animal.
Car l’animal est tout de même capable d’un certain degré d’abstraction : la sensorialité et la perception dont il a, comme nous, la capacité (à la différence de l’ordinateur !), sont susceptibles d’un traitement naturel : il se peut très bien, en effet, comme je vous l’ai montré, que la saisie d’un objet renvoie l’animal à la saisie d’un autre objet qu’il « imagine » (au sens sartrien, et non pas analytique). Il a donc traité l’objet d’une manière particulière, un premier objet le renvoyant à un second, et pour peu qu’il ait de l’imagination, ce second le renvoyant à un troisième, etc. Voilà qui définit une série. Cela dit, si vous appelez le premier objet l’indice et le second objet le sens, à vrai dire le second objet peut devenir, dans la relation sérielle, l’indice d’un troisième objet qui devient son sens, si bien que, dans la série, n’importe quel objet peut être indice et sens selon la place qu’il y occupe. Mais que fait l’homme ? Il interrompt, comme vous savez, la relation sérielle pour lier réciproquement indice et sens, et ce lien de réciprocité définit, comme nous l’avons vu, l’« immanence du signe », c’est-à-dire sa bifacialité.
D’autre part, il n’est peut-être pas impossible que le singe anthropoïde, dans certaines situations de dressage (et peut-être à l’état « sauvage ») soit capable de sélectionner des signaux (axe vertical) et de les combiner (axe horizontal), mais aucun éthologue ne nous a encore scientifiquement prouvé que le singe avait la faculté d’effectuer l’analyse réciproque des deux axes, analyse qui définit la biaxialité. Et si le fait était établi, il faudrait encore prouver qu’il est capable de dialectique ! Autrement dit, si, d’aventure, vous rencontriez un singe qui manifestât devant vous tous les indices d’une capacité d’analyse à la fois bifaciale, biaxiale et dialectique, pas d’hésitation possible : aussi velu soit-il, vous avez affaire à un homme !
Cela dit, n’allez pas croire que l’homme est « supérieur » au singe. Nous aussi, nous sommes des animaux, mais différents, c’est tout. Mieux, même, si nous n’avions pas, comme certains animaux, au moins la sensorialité et la perception, et si nous n’avions pas en commun avec eux la capacité de les traiter naturellement, nous serions parfaitement incapables, par projection de notre rationalité, d’émerger à la dialectique du signe. Cette fois, on peut dire qu’il n’y a d’homme que parce qu’il y a du singe en lui !
Ce dont nous pouvons être assurés, enfin, c’est que l’ordinateur, ne possédant ni sensorialité ni perception (qui sont les deux niveaux de la représentation animale), ne saurait déjà, en aucune façon, les traiter naturellement ! Comment voulez-vous qu’il ait la capacité de traiter, culturellement, un traitement naturel qu’il n’a pas, pour en faire du signe ? Vous voyez bien que pour pouvoir parler d’ « intelligence artificielle », de « cerveau électronique » ou de « langage informatique » il faudrait commencer par mettre du singe dans l’ordinateur ! Il est clair que fabriquer de l’intelligence, de la rationalité verbale, de la pensée, en un mot, ne saurait être qu’un rêve d’illuminé !
Il est vrai, cependant, que la machine peut aller beaucoup plus loin que l’animal et beaucoup plus loin que l’homme, et beaucoup plus loin, même, qu’elle ne va aujourd’hui : la manière dont fonctionnent nos ordinateurs en ce début du XXI° siècle est absolument dérisoire (dans quelques années, nous les ferons probablement « parler » presque comme nous, et ils seront certainement capables de bien plus encore), mais les procédures ne seront pas les mêmes. Les résultats seront quasiment parfaits, mais, justement, les ordinateurs ne se tromperont jamais, du moins pas comme l’homme se trompe, tout simplement parce que l’homme, et lui seul, a la faculté de penser.
En résumé, vous voyez qu’il y a trois façons de traiter l’information : la façon artificielle (par stockage et programmation), la plus simple et qui est la seule à la portée de la machine ; la façon naturelle, infiniment plus complexe, et qui est la seule à la portée de l’animal ; enfin la façon culturelle - qui est propre à l’homme, et qui, seule, met en jeu des processus cognitifs totalement inconscients hors leurs manifestations en langue : par une analyse implicite de ses représentations, l’homme émerge à la structure (les faces et les axes) et au réinvestissement de cette structure dans la conjoncture. Voilà qui me conduit, pour conclure, à vous dire un mot au sujet de l’opposition que l’on pose communément entre l’abstrait et le concret.
Lorsque l’on aborde le problème du concret et de l’abstrait, on dit, généralement, que l’enfant commence par le concret et termine par l’abstrait, et on y voit un « progrès » de la pensée (voyez les travaux de Piaget, par exemple). Or, au niveau du langage, il n’y a strictement rien de concret : la totalité du langage est abstraite, si bien qu’au lieu d’envisager le processus comme un prétendu « progrès », on doit se dire que l’homme est abstrait dès le départ, et que c’est justement cette capacité d’abstraction qui lui permet de fabriquer du concret. Autrement dit, ce que nous appelons le concret n’est que le produit du réinvestissement dans le « réel » de notre capacité de structure, si bien que l’on ne puisse jamais saisir l’abstrait ou le concret : on ne peut saisir que la relation bipolaire existant entre les deux.
Voilà qui permet de poser la définition du signe, peut être la plus fidèle à la théorie conçue par Jean Gagnepain : le signe est le lieu de la contradiction réciproque de l’abstrait et du concret. C’est dire que l’on ne peut pas saisir, où que ce soit, un abstrait qui ne se réfère pas à un concret, ni non plus, sauf par naïveté, un concret indépendamment de l’abstrait qui permet de le poser. A ce compte, le mieux que puissent faire les spécialistes de sciences humaines, c’est de prendre cette contradiction à bras-le-corps, et d’en faire leur objet.
Et j’ajouterai, et c’est par là que j’en terminerai, que ce traitement abstrait-concret de la représentation est commune à tous les hommes : pas seulement au « penseur », mais à l’enfant au moins autant qu’à un prix Nobel. Autrement dit les mécanismes de l’abstraction ne font acception ni de l’âge, ni du milieu, ni de la profession, etc., pas plus qu’elle ne doit être considérée comme un « degré » de la connaissance.
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