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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Quand l’ogre Picasso « s’invite », en loucedé, dans trois (...)
#33 des Tendances

Quand l’ogre Picasso « s’invite », en loucedé, dans trois expositions parisiennes du moment (Valadon, Pollock, Nourry)

Rétrospective Suzanne Valadon, jusqu’au 26 mai 2025, à Beaubourg : La Suze, elle assure !

Bon, des trois rapprochements que je vais faire dans cet article entre le maître espagnol (controversé) Pablo Picasso (1881-1973) et trois expositions parisiennes récentes (Suzanne Valadon au Centre Pompidou, Jackson Pollock au musée Picasso, Prune Nourry à la galerie Templon, ©photos in situ VD), le lien le plus distendu est certainement celui, contre toute attente, avec la peintre autodidacte Suzanne Valadon (1865-1938). Bien qu'ils aient vécu grosso modo à la même époque (fin XIXe-début XXe siècles), leur relation est plus ténue.

Par exemple, il est rare de ne trouver aucune trace du nom de « Picasso », ce qui est le cas !, dans le catalogue portant l'événement ni au sein du parcours de l'exposition, que ce soit dans les cartels ou les panneaux explicatifs, revenant notamment sur sa biographie. De même, aucune œuvre de l'Espagnol, inventeur du cubisme avec le Français Georges Braque (1882-1963), n'est accrochée dans cette expo-somme. Pourtant, on y trouve des œuvres d'artistes qu'elle a reconnus comme influents, d'autant plus qu'elle a souvent posé pour eux. La plaquette d'introduction de l’expo, distribuée gratuitement à l’entrée, précise que, dès l'âge de 14 ans, Valadon a posé pour des peintres reconnus comme Jean-Jacques Henner, Pierre Puvis de Chavannes, Auguste Renoir, ainsi que le sculpteur Paul-Albert Bartholomé. Elle a également posé pour le jeune « nabot » Henri de Toulouse-Lautrec, avec qui elle aura une liaison enflammée.

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Suzanne Valadon, « Vénus noire », 1919, huile sur toile, Centre Pompidou-Paris, donation M. Charles Wakefield-Mori, 1939, en dépôt au musée des Beaux-Arts de Menton (Alpes-Maritimes, 06)

Cette exposition met en lumière l'influence de peintres comme Henri Matisse (pour l'usage de lignes ondoyantes) et surtout Edgar Degas, qui a joué un rôle clé dans sa formation. Le pastelliste impressionniste formidable, à tendance réaliste (comme Caillebotte), Degas l'a remarquée et a reconnu, dans ses premiers dessins, une ligne « dure et souple », selon ses propres mots. Ces feuilles puisaient leurs sujets dans des scènes de la vie quotidienne (toilette, bain, ménage…). Il a même ouvert, généreusement, son atelier à Valadon, lui enseignant la gravure en taille douce et lui achetant plusieurs de ses œuvres. Dans son œuvre picturale, Valadon se concentre essentiellement sur des scènes (intimes) du quotidien, des portraits (très souvent de femmes), des natures mortes (beaucoup de fleurs), des scènes de famille et des nus masculins et féminins. Son regard sur le monde, profondément réaliste, est imprégné de la vie des personnes qu'elle côtoyait quotidiennement, comme sa mère Madeleine, dont le visage est marqué de chaque ride.

On perçoit également, dans ses œuvres, un engagement pour la cause des femmes, ce qui est original pour l'époque. À ce sujet, sa Vénus noire (1919), en pied, représente une femme noire dans toute sa beauté, sans exotisme ni condescendance. Bref, on’y trouve pas la fameuse ceinture-bananes de Joséphine Baker ! Son regard, fier et direct, nous défie. Cette approche résolument moderne, où le réalisme se mêle à une forme de synthèse entre le Fauvisme et l'Expressionnisme, ouvre des voies pour la peinture future.

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Suzanne Valadon, « La Dame au petit chien », 1917, huile sur toile, Musée des Beaux-Arts de Limoges, achat de la Ville de Limoges grâce au don de Benoît Bourdeix, 2022

Lorsque l'on observe ses jeunes filles dénudées se regardant dans le miroir, on pense à Balthus (1908-2001), qui, lui aussi, reprend le réalisme de Courbet tout en y ajoutant une forte dimension érotique. Un tableau surprenant signé Valadon, La Dame au petit chien (1917), huile sur toile, montre une personne androgyne, seule et sensuelle, dans une composition moderne à la plongée très affirmée ; on dirait presque un plan de cinéma. Cela m'évoque, par sa frontalité et ses lignes arborescentes, Frida Kahlo (1907-1954), la peintre mexicaine illustre au mono-sourcil légendaire, dont les œuvres, florales et tourmentées, explorent aussi le trouble entre masculinité et féminité, ainsi que la peintre franco-iranienne Nazanin Pouyandeh, qui, comme Suzanne Valadon, célèbre les femmes libres dans leur nudité ou leurs habits à motifs multiples, occupant toute la surface de la toile, celle-ci devenant surface de projections de fantasmes en tous genres, histoire de se faire des récits avec, plus ou moins avouables.

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Figurine Pablo, en bois, en vente au musée Picasso-Paris !

Mais alors, où est Picasso dans tout cela ? Le lien entre Suzanne Valadon et Pablo Picasso réside dans le fait qu'ils étaient modernes, contemporains, et qu'ils ont tous deux vécu à Paris, alors capitale mondiale de l'art (ce qui n’est plus le cas à l’heure actuelle !). Bien que leurs cercles d'influence aient été différents, ils se sont croisés dans la capitale artistique, ville Lumière attirant beaucoup d’artistes exilés. Le « migrant » Picasso a même déclaré à propos de Valadon : « C'est une vraie artiste, une vraie femme peintre ». Cette remarque, respectueuse dans un monde artistique encore largement dominé par les hommes à l'époque (notamment dans les ateliers d’art), révèle un intérêt pour son travail. De son côté, Valadon, qui a trouvé Picasso quelque peu déconcertant, a décrit l’artiste espagnol comme étant « un homme qui vit dans un monde à lui, il fait ce qu’il veut, comme il veut ».

Bien que leurs styles et parcours diffèrent, leurs échanges créatifs, même sporadiques, ont été nourris par des discussions sur l'art entre tradition et modernisme. Si l'on compare souvent - l’expo de Beaubourg le fait - les lignes souples et dansantes de Suzanne Valadon à l'univers de Matisse, notamment ses fameuses odalisques, on peut également y percevoir l'influence de Picasso. Ce dernier, qui s'inspirait de Cézanne pour simplifier les formes réalistes en les faisant glisser vers une abstraction avant-gardiste, a sans doute laissé son empreinte dans certains de ses portraits, où Valadon représente des femmes massives, épanouies et plantureuses. Le Portrait de Mauricia Coquiot (1915) et le Portrait de Nora Kars (1922) témoignent de cette plénitude corporelle conquérante, telles des « femmes lionnes », semblable à l’emblématique portrait de la collectionneuse d’art et poétesse américaine Gertrude Stein (1874-1946) par Picasso, réalisé en 1905-1906, où la femme fière, aux allures d’homme, est magnifiée dans une pose hautement charismatique et pleine d’assurance.

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Suzanne Valadon (née Marie-Clémentine Valadon, 1865-1938, morte subitement d’une attaque cérébrale le 7 avril), « Portrait de Nora Kars », 1922, huile sur toile, Centre Pompidou-Paris. Legs Mme G. Kars, 1966

Valadon, bien qu'elle ait été une figure féministe avant l'heure, a sans doute choisi Picasso, non pas comme modèle, mais comme contre-exemple, afin de s'affirmer en tant qu'artiste femme. Dans la rétrospective foisonnante présentée au 6ème étage du Centre Pompidou, on réalise rapidement que sa peinture singulière, ancrée dans un female gaze audacieux, nous parle toujours et plus que jamais aujourd'hui : bingo ! Suzanne Valadon a réussi son pari - féminin et féministe - de « faire parler » la femme dans ses toiles solidement construites… « comme un homme » !

Expo « Jackson Pollock. Les premières années (1943-1947) », du 15 octobre au 19 janvier 2025, au musée Picasso : Janet… Jackson ? Pollock ? Non, Sobel ! 

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Le peintre américain Jackson Pollock (1912-1956), qui mourra prématurément dans un accident de la route, posant devant l’une de ses compositions immersives

Derrière « Jack the Dripper » (Jack L'égoutteur, jeu de mots avec Jack the Ripper/Jack l'éventreur), « Macho Man » XXL à l'instar de Pablo "Barbe bleue", cherchez la femme : elle s'appelle Janet Sobel (1893-1968), artiste américano-ukrainienne (une découverte, pour ma part, son tableau exposé est une merveille !). Question dripping (pour rappel, ceci est une technique picturale consistant à tremper un ustensile, très souvent un pinceau ou un simple bâton, dans la peinture et à la projeter, à-plat, sur le support), entre pratique séduisante et mise au point d'un procédé qui fera florès, elle en connaît, avant l'heure, un rayon, se défendant pas mal !

Son unique tableau, dans l’expo, de format moyen, est une splendeur, daté de 1945 (et comme par hasard, je vous le donne en mille, le légendaire Jackson Pollock a mis au point son expression plastique singulière en all-over et en dripping (trouvaille de poids), qui fit sa marque de fabrique, à partir de l'année... 1945 - hé hé, vous me suivez ?). Cette peinture frontale, scintillante, comme « en dentelle », et lactescente, en all-over (composition qui donne la même importance à chaque partie de la toile, parvenant ainsi à une unicité de l'image, avec un côté papier peint), on la découvre derrière une cloison, en entrant dans une nouvelle salle. Youpi ! Elle est magistrale, lunaire, excitante, c'est une épiphanie. Sur l'instant, je me dis aussitôt [car ça succède aux recherches des débuts avec un Jackson fortement marqué par l'ogre et voiture-balai Picasso (c'est simple, certains Pollock des débuts, on dirait des Picasso ! Il faut dire que le jeune Jackson, artiste américain qui toute sa vie dialoguera en peinture, à l'instar de sa femme peintre Lee Krasner (1908-1984), autre figure reconnue de l'expressionnisme abstrait américain, avec son aîné européen, phare de la peinture moderne, oscillant perpétuellement entre abstraction et figuration, rencontre la peinture « schématisée », brutaliste et « primitive » de Pablo Picasso à la fin des années 30 - il se montre fasciné tant par Guernica (1937) que par l'ensemble de l'œuvre présentée au MoMa en 1939, particulièrement par les figures hybrides des années 1930 -, ce qui l'amène sur la voie d'une peinture expressive singulière, figurative et informelle] : « Ça y est, Pollock, le bougre, s’est trouvé, il lance sa [fameuse] arme de séduction massive, le dripping ! »

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Janet Sobel (1894-1968), « Milky Way » [Voie lactée], 1945, émail sur toile

Mais, en y regardant de plus près, c’est plus floral, plus féminin, plus cellulaire (un aspect Wols) et plus arborescent que Pollock (plus beau ?), avec un côté stellaire et lacté qui rappelle, de manière surprenante, le peintre contemporain Peter Doig, d’ailleurs son titre, Milky Way [Voie lactée, émail sur toile], sera repris plus tard par Doig (65 ans), l'artiste peintre britannique mi-écossais mi-canadien (il vit et travaille à Trinidad, à proximité du Venezuela), du fameux White Canoe, huile sur toile (1990) inspirée d'un film d'horreur (Vendredi 13), hors de prix. J’ai trouvé ça dingue et réjouissant ! Et le cartel de l’œuvre précise : « (…) Pollock reconnaît avoir été impressionné par ces œuvres qu’il voit exposées en 1944 à la Puma Gallery. » Euh, tu parles que OUI !!! Gros « usagers » du dripping avant ou pendant Pollock, comme André Masson et Max Ernst, je savais (c'est dans l'histoire de l'art officielle), mais là, franchement, avec cette Janet Sobel (qui porte bien son nom, « so belle », sa peinture moirée et miroitante), ça saute aux yeux - une sacrée révélation, j'ai kiffé !

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Du Pollock (détail) pur jus, entre « dripping » (égoutter) et « pouring » (verser), qui fera son identité visuelle imparable et sa gloire

Et rien qu'un exemple, dans l'excellent Dictionnaire des artistes contemporains, supervisé par Pascale Le Thorel (chez Larousse, Paris, 2010, 359 pages), dans le glossaire, au mot DRIPPING, page 355, on lit : « En 1942, Max Ernst invente une nouvelle technique de peinture : "Attachez une boîte de conserve vide à une ficelle d'un ou deux mètres, faites un trou dans le fond, remplissez la boîte de couleurs bien fluides et laissez-là osciller au bout de la ficelle au-dessus de la toile posée à plat. Dirigez la boîte par des mouvements de la main, des bras et des épaules et de tout le corps. De cette façon les gouttes dessinent sur la toile de surprenantes lignes. Le jeu des associations mentales peut alors commencer." Jackson Pollock personnalise cette technique qui prend le nom de dripping (de to drip, "égoutter"), il se promène avec ses boîtes percées à la surface de la toile, laisse couler la peinture et, à la différence de Max Ernst, n'intervient pas autrement pour dégager d'autres formes. Il est alors surnommé "Jack the Dripper". »

Et, pardi, Janet Sobel (la « Drippeuse », trop longtemps passée sous les radars !), aux abonnées absentes ! Aucunement citée (remarquez, le surréaliste Masson est également regrettablement oublié, et d'aucuns ont déjà décelé du dripping avant l'heure dans le fil rouge dansant représenté dans l'iconique Dentellière (1669-1671) de Vermeer au Louvre !), où est-elle passée ? On cherche encore... Eh bien, à l'avenir, dans une nouvelle édition (augmentée) du bouquin, se voulant complet, je pense qu'il faut fissa la rajouter, cette Sobel, voilà, tant dans le glossaire que dans la liste des artistes, précisément à la lettre S, qui bénéficient d'une entrée (notule de présentation de leur démarche, art et vie confondus) : l'Histoire de l'art se conjugue aussi au féminin, ne l'oublions pas.

Un monde fou, samedi dernier (la peinture aimante !), pendant ma visite, il faut dire que c'était l'avant-dernier jour de cette expo monographique de qualité, hélas déjà terminée (« Jackson Pollock. Les premières années (1934-1947) », du 15 octobre au 19 janvier 2025). J'aime, et j’ai toujours aimé, Jackson Pollock (1912-1956, né dans les plaines de l'ouest du Wyoming), inventeur de l'Action Painting (technique de peinture abstraite mettant en évidence le geste et l'expression des impulsions du peintre), c'est le James Dean de la peinture ! (mort prématurément dans un accident de voiture, à l'âge de 44 balais), et toute la mythologie, je dirais même la méta-peinture (théâtrale), qui va avec ; notamment via les photos iconiques en noir et blanc "de reportage" in situ d'Hans Namuth (1915-1990), prises dans une grange, ou ranch, aux States, qui l'ont élevé au rang de star et de mythe (le peintre au lasso) : c'est l'Action Painter par excellence ! Combien de fois imité (mais jamais surpassé, son style, telle une signature ou un paraphe, est imparable), c'est hallucinant ! Un Georges Mathieu (1921-2012), que j'apprécie, en termes d’écriture plastique (« Enfin un calligraphe occidental ! », dira Malraux), est un cran en dessous, par exemple.

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Détail d’un tableau de Jackson Pollock (1912-1956), au format totémique érectile, « Two » [Deux], huile sur toile, 1943-1945, Peggy Guggenheim Collection, Venise (Solomon R. Guggenheim Foundation, New York)

Ici, au musée Picasso de Paname (Marais), c'est l'avant-Pollock the Dripper [celui qui se cherche encore, n'ayant pas encore mis à jour le langage plastique qui fera sa gloire (les champs-couleurs all-over), son importance dans le champ des arts plastiques ainsi que sa fortune critique (cf. le critique et théoricien très influent Clement Greenberg !), pour moi, et même si le figuratif écorché Francis Bacon disait qu'il faisait de la « vieille dentelle » - alors qu'aurait-il dit du féminin et lunaire morceau de peinture écoulée de Miss Janet Sobel ? -, le « tourmenté », et cabossé par la vie, Pollock est l'un des plus grands artistes du XXe siècle], autrement dit celui qui lorgne, avant de se trouver, en allant puiser, notamment en passant par les dessins automatiques, dans la psychanalyse de Freud et de Jung (c’est d’usage à l’époque), vers le régionalisme social de Thomas Hart Benton (sans oublier Albert Pinkham Ryder), vers le cubisme « africain » de Picasso l’Arlequin (il dira de cet Espagnol célébrissime, admiré ou haï : « Picasso est un maître. Il a vécu et travaillé dans une époque où il a dû se libérer de beaucoup de choses pour arriver à ce qu'il a fait. Pour moi, il a tout changé ») et vers les muralistes mexicains (déjà, avec vue sur l'immersif !), ainsi que vers l'art amérindien, adepte des peintures de sable - Pollock nourrissant sa peinture, faite de signes stylisés et de figures hybrides, de mythes cosmogoniques natifs américains.

À la librairie-boutique, un rayonnage essaie de nous « vendre », en nous montrant son œuvre abstraite lacunaire, via des essais et catalogues mis à disposition, l'importance, pas assez reconnue, de son frangin (l'aîné talentueux) Charles Pollock (1902-1988), on sent le travail mercantile des galeristes, derrière, le portant (pourquoi pas, c'est de bonne guerre : le nom de POLLOCK, assurément, fait vendre), néanmoins, rien n'y fait, le génie, que dis-je le monstre plastique, au bord de l’anomalie (gros soiffard), dans la famille Pollock, ne nous y trompons pas, et écoutez-moi bien, c'est ce putain de Jackson ! C'est comme chez les Jackson en musique, celui qui sort du lot, la comète, le diamant noir, c'est Michael. Point barre. Y'a pas photo.

J'ai croisé aussi un bouquin dont le dos disait, grosso modo - « Comment un pochtron pareil [Pollock était un buveur invétéré] a-t-il pu accoucher d'un tel grand-œuvre ? » Cela m'a amusé. Eh oui, ce genre de questionnement participe du mystère (et de l'injustice) de l'art. That's life.

Pour autant, si Pollock est un aigle, ce qu'il est (c'est du gros calibre, une pointure planétaire), n'oublions pas une flèche, exposée dans un coin, celle qui a ouvert la voie : elle s'appelait JANET SOBEL. Et elle mérite, ma foi, de passer de la marge au centre, tout simplement.

Présentation personnelle de Prune Nourry, Vénus, jusqu’au 1er mars 2025, galerie Templon (28 rue du Grenier-Saint-Lazare, Paris 3) : sororité sculpturale 

J'ai croisé (Madame) la Vénus Hottentote démultipliée chez Templon, Paname, pas loin de Beaubourg. En bas, ne manquez surtout pas la vidéo qui montre la plasticienne Prune Nourry, dans son atelier-maïeutique à Saint-Denis (93), en compagnie de modèles noires africains qui parlent, pendant les « actes » d'accouchement des œuvres, de leur histoire personnelle « abîmée » (corps battus, par la main de l'homme et du patriarcat ancestral ayant la peau dure, mariages arrangés, etc.) ; l'artiste, en voix off, évoquant, subrepticement (avec pudeur), son propre rapport au corps, cet inconnu, et à la maladie, cf. son combat réussi, d'il y a quelques années, contre le cancer du sein : sur ce plan-là, l’artiste Prune, qui ne compte décidément pas pour des prunes !, avait abordé précisément son courageux combat contre la maladie, via des espèces de flèches lancées contre des formes rondes, comme autant de cibles visées, dans son expo-installation, en 2021 (pendant l'hiver), Amazone Érogène, au Bon Marché à Paris Rive Gauche, sachant que les grands magasins - c’est bon tant pour leur image (de prestige) que pour le business, transformant ainsi le site commercial en lieu agréable pour les clients, et visiteurs, propice aux achats coup de cœur - s’ouvrent de plus en plus à l’art, cette geste, au fond, répondant parfaitement à la devise prophétique d’Andy Warhol (1928-1987), le roi dandy du pop art : « Un jour, tous les grands magasins deviendront des musées et tous les musées deviendront des grands magasins. » En ce moment, le plasticien invité est le Brésilien Ernesto Neto, avec l’expo gratuite, gigantesque - on y trouve un serpent en coton de 28 mètres de long soutenu par 45 arcs en bambou, faisant référence aux allusions cosmiques des chamanes des tribus indiennes d’Amazonie - et immersive, Le La Serpent, qui investit, avec un certain sens de la démesure baroque (que de volutes serpentines !), les verrières centrales du magasin chic - et cher ! - jusqu’au 23 février 2025.

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Revival Vénus Hottentote !

Ce film diffusé présentement au sous-sol de la galerie parisienne est passionnant, il faut vraiment, selon moi, lui accorder du temps ! Ouf, on n'est pas dans « l'art pour l'art », limite asphyxiant, qui se regarde uniquement, en vase clos, le nombril. C'est un atelier... ouvert, ça respire bien : ou la sculpture « thérapeutique  » comme souffle de vie et de résistance, face à la crudité du réel, pour réparer les vivants. Le communiqué de presse qui accompagne cette expo, au passage, nous en dit plus sur l’intention de cette « Prune nourrissante » : il s’agit, en fait, d’« un film réalisé par Vincent Lorca, qui documente son travail depuis plusieurs années : L’Amazone Érogène, Projet Phénix, Mater Earth, Statues Also Breathe. Rendant compte de la relation entre l’artiste et les modèles issus de la Maison des femmes, du processus de création des œuvres, le documentaire a été réalisé en association avec le collectif Femmes à la caméra. »

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Film du sous-sol, signé Vincent Lorca, sur Prune Nourry (galerie Templon), dans l’intimité des femmes, prenant librement la parole (l’atelier de Saint-Denis, 93, comme refuge et lieu de paroles libératrices). Les maux, en guise de soulagement, font place aux mots, possiblement réparateurs

Puis : « Le projet Vénus est né d’une rencontre de Prune Nourry avec Ghada Hatem, gynécologue obstétricienne, fondatrice de la Maison des femmes de Saint-Denis, un centre d’aide et d’accompagnement pour les femmes victimes de violences. Rattachée à un hôpital, la Maison propose aux femmes en difficulté en Seine-Saint-Denis une prise en charge pluridisciplinaire. À travers leurs ateliers (alphabétisation, théâtre, danse…), l’artiste a rencontré huit femmes qui ont accepté de poser nues, en dépassant avec courage les tabous sociétaux liés à leur culture, ou ceux personnels liés à leurs traumas. Comme pour Projet Phénix en 2021, Prune Nourry renoue avec la tradition du portrait et a sculpté ici dans un contexte encore plus intime, entre une femme sculpteure et une femme modèle. À partir de leur histoire unique - chaque femme partageant si elle le souhaitait son parcours durant les séances de pose - et de leur forme de corps variés, l’artiste a modelé en terre leur buste à la manière des vénus préhistoriques. Leurs mots, autant que les détails de leur corps, inspirant chaque œuvre. Réalisé en taille humaine ou en petit format, le portrait a ensuite été moulé, puis tiré en bronze recouvert d’une peau de terre, ou tiré en terre cuite. Forte de ses recherches et rencontres (dont Catherine Schwab, conservatrice en chef du patrimoine, chargée des collections du Paléolithique et du Mésolithique au musée d’Archéologie nationale de Saint-Germain-en-Laye, qui est originaire de Seine-Saint-Denis), autour des vénus du Paléolithique (période gravettienne) entamées fin 2022 pour la réalisation de son œuvre en tandem avec Kenzo Kuma pour la gare de Saint-Denis - Pleyel, Prune Nourry a demandé aux femmes modèles de prendre les mêmes poses, debout et statique, que les vénus du passé. »

Comment dire ? Ici, au rez-de-chaussée de la galerie Templon, la sculpture, sous forme de « statuaire totémique » (c'est bien connu, la verticalité dit la position debout de l'humain, ce qui nous distingue de l'animal à quatre pattes), est moins nourrissante (surprenante, profonde) que celle de Josephsohn (1920-2012), plus tremblante (le frémissement de la vie, l'empreinte de la mort, au travail, dans la matière « calcinée »), exposée en ce moment au Musée d’Art Moderne de Paris (vu par le peintre allemand Albert Oehlen, jusqu'au 16 février prochain) - il y a presque un côté trop propre.

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Détail d’une sculpture en terre cuite de Prune Nourry

Pour autant, dans le je(u) « gourmand » des rondeurs, oscillant entre le personnel et l'universel, des lignes sinueuses, des courbes et contre-courbes, qui se répètent infiniment, comme une caresse inlassablement rejouée, pour mieux la parfaire, il y a une compréhension, si ce n'est un amour, (des particularités) du corps féminin, sur fond de sororité bienvenue (y compris et d'autant plus si le regardeur est masculin !), qui rend l'opération globalement touchante. Les formes simplissimes, notamment la fente du vagin couplée au petit bas-ventre replet (bébé en cours ?), m'ont rappelé Pablo « le simplificateur de formes » jusqu'à l'os et jusqu'à la ligne (elliptique, à l'instar de son « rival » et partenaire Matisse, mais en plus sexuée) - il faut dire, qu'avant, je venais juste de fréquenter l'antre du musée Picasso de l'Hôtel Salé dans le Marais [diantre, encore un musée qui ferme trop tôt ! Là-bas, les surveillants ferment même carrément à clé les salles, fin de journée oblige !, pour qu'on n'y entre plus], ceci expliquant peut-être cela !

Face au corpus ici réuni des sculptures boursouflées de Nourry, comme si on leur avait soufflé dedans !, on pense rapidement aux Nanas généreuses, certes en bien plus colorées, de Niki de Saint Phalle, artiste féministe (1930-2002), pourquoi pas à Botero, mais davantage encore, car ça coule de source, à la fameuse statuette préhistorique Vénus de Willendorf au ventre rond comme un œuf de femme probablement enceinte, possible déesse de la fécondité, en calcaire oolite, datant du Paléolithique supérieur, retrouvée en 1908 en Autriche, à Willendorf, au Sud de Vienne, lors de travaux de construction sur une ligne de chemin de fer. Ne mesurant que 11 cm de haut, elle est actuellement conservée au Musée d'histoire naturelle de Vienne.

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Féminité féconde, par Prune Nourry : se nourrir du passé en misant sur l’avenir (la naissance)

Bien avant Prune Nourry, elle inspira, et il n'était pas le seul !, un Picasso, encore lui (coucou le revoilou !), qui possédait d'ailleurs deux moulages d’une sculpture « voisine », aux attributs sexuels toujours très marqués et aux formes aussi des plus protubérantes, comme enflées (seins-poches pleines tombantes et fessier callipyge hyper rebondis, elle regrouperait d’ailleurs peut-être deux femmes, c’est la vision, en tout cas, du paléoanthropologue français Yves Coppens, y voyant en 1989 une dualité à l’œuvre), statuette cette fois-ci en ivoire, remontant également au Paléolithique supérieur, nommée la Vénus de Lespugue (pas plus haute que 15 cm), une autre icône de la féminité universelle découverte, par hasard, le 9 août 1922, via un ultime coup de pioche providentiel, par René et Suzanne de Saint-Périer, dans la grotte des Rideaux, située à Lespugue (Haute-Garonne, France) ; localisation actuelle : le Musée de l’Homme à Paname.

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Pablo Picasso, « La Vénus du gaz », 1945, brûleur de cuisinière, 25 x 9 x 4 cm, Musée national Picasso, Paris

Répliques, en ronde-bosse (c’est le cas de le dire !), qui trônaient dans l'atelier parisien picassien de la rue des Grands Augustins, dont il aimait à dire, notamment à son ami, et confident, André Malraux (propos rapportés dans La Tête d’obsidienne, Paris, Gallimard, 1974) : « Pourquoi j’aime ma Vénus préhistorique ? Parce que personne ne sait rien d’elle. » De son côté, son ami Brassaï (1899-1984), grand photographe, y voyait « la quintessence des formes féminines dont la chair, comme suscitée par le désir de l’homme, semble enfler et proliférer. » Bien vu. Et Picasso toujours, ajoutait : « Je pourrais la faire avec une tomate traversée par un fuseau, non ? » Ce qu’il fit concrètement ! L’influence de cette statuette ovoïde est on ne peut plus flagrante, telle une citation défiant les âges et le temps qui passe, dans son emblématique Vénus du gaz (sculpture d'assemblage 1945), consistant en un détournement d’un brûleur de fourneau à gaz monté sur un socle en bois, trouvaille de « bricoleur » de génie, qu’il qualifiait de « déesse de temps modernes », et qu'on avait pu voir exposée, avec bonheur, au Centre Pompidou-Paris, à l’été 2019, dans le cadre de la formidable expo de groupe « Préhistoire, une énigme moderne », ou de l’homme de Cro-Magnon à Picasso (et la préhistoire comme enfance de l’art), proposée par Cécile Debray, qui n’est autre que l’actuelle directrice du Musée Picasso à Paris. Comme quoi, tout est lié, et l’ogre catalan des scandaleuses Demoiselles d’Avignon, tel un incontournable (qu’on l’aime ou le déteste !), s’immisce partout !

Pour Picasso, fort intéressé, entre autres, par l’art préhistorique, « il n’y [avait], en art, ni passé ni futur », dans l’idée que le progrès - en art, bien sûr qu’en sciences c’est différent ; l’art est, dans une optique moderne, hors l’Histoire - n’existe pas, il y a juste une évolution des formes, des techniques et des thèmes (amour, guerre, mort…), entre renouvellement, voire rupture - le cubisme en peinture en est une - et éternel retour, voire retour à l'ordre.

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Photo in situ VD de l’installation immersive (détail) de Prune Nourry, « L’Amazone Érogène » au Bon Marché, Paris, janvier 2021

Nul doute que Prune Nourry (née en 1985 à Paris et formée à l’École Boulle, elle vit et travaille à New York et à Paris), calée entre le passé et le présent, se référant autant à l'art anonyme préhistorique qu'au less is more des minimalistes américains, et reprenant tout récemment inlassablement ces dames de légende, baptisées « Vénus » (paléolithiques), pourrait faire sien ce propos - éclairant - de Pablo Picasso, peintre, sculpteur et graveur mort il y a plus de cinquante ans, mais qui continue, pour le meilleur (l’inventivité débordante, la capacité phénoménale de rebondissement, son art centrifuge, entre construction et déconstruction, repoussant sans arrêt les limites de la représentation visuelle, comme grande source d’inspiration) et pour le pire (son rapport machiste violent aux femmes, d’un ancien temps (le XIXe siècle), qui ne passe plus du tout aujourd’hui, c’est le moins qu’on puisse dire), à faire régulièrement parler de lui.

Puis, au-delà même de Picasso - je vous rassure tout de suite, si Pablo, l’homme et/ou l’œuvre, n’est pas votre tasse de thé, on peut tout à fait apprécier cette expo roborative, labellisée Nourry, sans du tout penser au monstre (dé)sacré Picasso (déclassé ? Euh…, il rugit encore), ce parallèle, sous forme de vases communicants, c’est juste mon interprétation, hein, d’ailleurs le communiqué de presse, servant l’expo, ne s’y réfère jamais -, cette manifestation solo, mais collégiale de par la générosité de son offre altruiste (le regard porté sur des femmes affrontant moult difficultés, d'habitude dans l'ombre), directement née d'une commande faite à l'artiste femme Prune Nourry, intitulée Les Vénus dionysiennes pour le Grand Paris Express dans la gare Saint-Denis - Pleyel en tandem avec l’architecte Kengo Kuma (inaugurée en juin 2024), est avant tout axée sur Gaïa, mère Nature, reliée à la femme (enceinte) modelée : les sculptures en bronze et en terre cuite, dans la galerie « white cube » (atmosphère tamisée et apaisante), revisitent, elles aussi, avec une certaine grâce, la symbolique de la matière terre, que l'on retrouve encore, et c'est loin d'être un hasard (cette plasticienne aimant creuser, au fil du temps, encore plus profond le sillon de ses découvertes), dans l'une de ses pièces, immersive et écoresponsable, conçue pour le Château La Coste (entre vignes et chais, vers Aix-en-Provence), nommée Mater Earth (2020-2023).

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Détail d’une photo d’Iann Hanning, tirée de « Point de vue », montrant l’artiste Prune Nourry, en tout petit !, réfugiée sur le vendre rond de sa vénus noire « Mater Earth », 2020-2023, au Château La Coste, dans le Sud de la France

Cette sculpture pérenne, aux dimensions « gulliveriennes », en extérieur (un mélange de cendres de forêts calcinées et de noir de vigne, qui aura nécessité l’intervention de quatorze corps de métier !), longue de près de 27,40 mètres de long et pesant environ 470 tonnes, qui s’inspire d’un travail plus ancien sur le « corps généreux d’une de ses amies enceinte de 8 mois », s’apparente d'ailleurs à une femme enceinte allongée sur le dos émergeant du paysage ; son titre même évoque la racine latine de « mère », de « maternité », mais aussi la matière (en anglais, « matter ») de l’argile. Dans ce château provençal souvent baigné de soleil, Prune Nourry dira (propos in Point de vue #3905, fin juin 2023, p. 40), une fois l’ouvrage monumental fini : « j’ai appris la patience. Ce qui n’est pas mon fort. La sculpture impose son temps. Ce n’est pas un métier de notre époque… » 

Puis, last but not least, le dépliant couleur gratuit de quatre pages, distribué à l’entrée de la galerie Templon, précise, à raison, qu’« Ainsi, ces vénus d’hier et d’aujourd’hui nous rappellent que, au-delà de la diversité de formes, d’origines et les multiples couleurs d’argile qui les composent, nous sommes tous issus de la même terre et nous retournons à la terre. » Nourryssant, non ? Bref, chouette expo (humaniste, partageuse, picassienne en creux, tout en étant féministe), car elle donne du grain à moudre. 

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