Quelle vision du monde à l’heure du Web ?
E-books, tablettes, smartphones, blogs, podcasts, flux RSS, Google actualités, YouTube, Facebook, Twitter, le Wi-Fi, la géolocalisation et bientôt les lunettes intelligentes et la réalité augmentée… Nous vivons une révolution culturelle et cognitive comparable à l’invention de l’imprimerie. Avec la création de nouveaux supports de lecture depuis une vingtaine d’années, l’écrit sur écran envahit notre quotidien. Il devient dynamique et interactif, et modifie en profondeur notre accès à la connaissance.
Lire n’est pas simplement prendre connaissance d’une information, c’est comprendre ce qui est écrit, pénétrer dans la pensée de celui qui a assemblé des lettres pour l’exprimer. Or la structure du web nous incite à surfer sur la vague de l’écrit, à caresser le texte, à frôler le sens davantage qu’à le saisir pleinement. On déchiffre mais on ne lit pas. On butine la connaissance en récoltant des savoirs dispersés pour en faire un miel peu nourrissant, un sucre rapidement assimilé et dont les effets nutritifs s’estompent rapidement. Surfer sur les pages du web mêlant articles courts, vidéos, audio, animations de toutes sortes n’empêche pas forcément une lecture attentive mais la rend plus difficile. Sur le web, le lecteur balaie rapidement les titres et a tendance à lire en diagonale. S’il cherche à concentrer son attention, celle-ci est constamment tentée de se relâcher : des mails, des fenêtres commerciales, des pop-up, autant d’incitations à se détourner du contenu exploré. Le développement des messageries instantanées, de twitter ou des textos ne fait qu’accroître la difficulté à se concentrer et contribue à rétrécir la pensée au détriment de l’analyse.
La Toile exerce par ailleurs un effet hypnotique. Elle promène l’internaute dans des labyrinthes où sa volonté propre s’égare. Chacun peut en faire l’expérience : il suffit d’entrer un mot sur Google et de se laisser porter sur les pages que le moteur de recherche identifiera. On croit tenir la barre de cette navigation mais celle-ci nous échappe en réalité souvent, un pilote automatique se déclenche et au bout de quelques instants, on sera très loin de la notion recherchée en premier lieu. Il y a quelque chose d’extraordinaire à explorer ce puits de connaissances apparemment sans fond. Quelque chose d’extraordinaire et de terrible à la fois car comme dans tous les labyrinthes, on finit par se perdre. Captif des flux d’informations, l’esprit oublie l’objet de ses recherches comme les marins d’Homère perdaient le sens de l’orientation. Les commerciaux du web ont compris l’effet du chant des sirènes version web : les panneaux publicitaires et autres fenêtres clignotantes qui apparaissent sporadiquement ont comme objectif d’attirer notre regard et de « capter une parcelle de cette ressource cognitive très labile, votre attention » (1) selon le professeur de psychologie cognitive, Thierry Baccino.
Comme le grain semé au bord du chemin et qui pousse dans la rocaille, la connaissance acquise sur le web est menacée de stérilité. Avec les nouveaux moyens de communication, la parabole du Christ s’éclaire d’un jour nouveau : les mots ont beau être à portée de clic, ils peinent à prendre racine et à donner leurs fruits. La connaissance est là, mais dans le sol tourmenté du support numérique, elle risque de sécher sur pied. Cela est dû au décalage entre les quantités d’information et notre capacité à les traiter qui tend à transformer la lecture en « visionnage d’informations ».
L’accumulation quotidienne d’informations n’est ni un phénomène nouveau ni un phénomène propre au web. Elle est même la caractéristique de l’actualité engagée dans un processus d’obsolescence permanent. Les informations sont remplacées par d’autres immédiatement. « Homère est nouveau ce matin, et rien n'est aussi vieux que le journal d'aujourd'hui » disait Charles Péguy. Le processus est cependant accentué par internet qui rend la compréhension et la mémorisation plus difficiles.
En écrivant, « la possibilité qui nous est offerte à tous d’exprimer nos opinions est magnifique, mais pas la perspective de les lire ». Le journaliste américain Michael Kinsley (2) a mis en lumière les dangers de cette accumulation qui permet à « n’importe quel imbécile d’écrire n’importe quoi. » Chacun est en capacité d’avoir son propre journal (blog), sa station de radio (podcast) ou sa télévision (YouTube). Chacun est en capacité de devenir un média et cela s’est avéré très positif quand les média traditionnels ne fonctionnent pas (on l’a vu dans les révolutions arabes). Mais l’accumulation d’informations, favorisée par les techniques d’autopublication finit aussi par noyer la bonne information et menace le discernement. Lestée par son propre poids l’infobésité menace d’écraser la vérité… et même de perturber notre rapport à la mémoire.
Souvenons-nous de Funes, le personnage hypermnésique d’une nouvelle de Jorge Luis Borges. Funes est incapable d’oublier quoi que ce soit. On pourrait croire à un don fabuleux mais il n’en est rien. Ses actes, ses pensées, ses perceptions sont neutralisés en permanence par un flot continu de souvenirs d’une précision aussi inutile que nuisible. Il devient incapable de mener une existence normale, comparant sa mémoire à « un tas d’ordures » où il ne distingue plus l'erreur de la vérité. Chez Funes, qui rêve d’oublier une partie de ses souvenirs, le filtre de la mémoire qui fait opportunément passer certains souvenirs dans l’inconscient, est cassé.
Ce destin individuel tragique peut devenir celui de notre société si l’on considère avec Umberto Eco que « ce qui forme une culture n'est pas la conservation mais le filtrage. » (3) S’agissant du web, le grand intellectuel italien va jusqu’à affirmer que « le filtrage (sur internet) est le grand problème de notre époque. » Le nouveau défi majeur pour la préservation de la culture serait donc de préserver une capacité de filtre pertinent. Aujourd’hui, ce défi est du ressort des « corps intermédiaires de la connaissance » au premier rang desquels figurent les éditeurs et les journalistes. On disait le métier d’éditeur moribond ? L’accès et l’échange gratuits des œuvres allaient le rendre obsolète. Faux, archifaux. Il est plus que jamais nécessaire. « C’est l’éditeur qui fait la littérature » a récemment dit Aurélie Filipetti reconnaissant par là même que l’expression littéraire avait besoin de cadres. Et la ministre de la Culture n’est contredite ni par les auteurs, ni par les libraires, ni par les lecteurs, ni moins encore par les éditeurs.
« Notre métier est de tracer une ligne entre ce qui fait partie de la culture et ce qui relève de l’expression personnelle » estime ainsi Arnaud Nourry, PDG d’Hachette Livres dont la ligne éditoriale reste pour autant ouverte aux jeunes talents et aux nouveaux auteurs. Ouverte et évolutive car même si les cadres sont nécessaires, « ils ne doivent pas être figés comme des murailles infranchissables qui étoufferaient la création » ajoute ce dernier. N’oublions pas en effet que Marcel Proust a commencé par éditer Du côté de chez Swann à compte d’auteur après avoir vu son manuscrit refusé par Gallimard… Une ligne éditoriale ouverte et évolutive, donc, mais aussi sanctuarisée face à l’émergence du supermarché numérique de l'information, aux yeux d'Arnaud Nourry pour qui « créés dans le temps long, seuls les livres rendent justice à la complexité, aux nuances et aux émotions qui sont le propre de l’Homme… »
Idem pour le métier de journaliste auquel on promettait une mort prochaine il y a quelques années. Encore une fois, rien n’était plus faux. Au contraire, sa légitimité est renforcée par internet. Le rôle du journaliste est de nous aider dans le tri sélectif de la connaissance. A l’ère de la gratuité sur internet, nous sommes même prêts à payer pour son analyse et le regard critique qu’il porte sur chaque évènement. Ce regard contient la valeur ajoutée d’un article de presse ou le travail vérification et de hiérarchisation de l’information d’un journal télévisé. La diffusion de l’information souvent connue en temps réel sur les réseaux sociaux compte moins que l’aide apportée par le journaliste à la compréhension de cette information. D’où les changements opérés par des quotidiens, comme Le Monde, qui laissent plus de place aux papiers d’angles et aux analyses de fond qu’aux simples restitutions de faits.
L’enjeu de la préservation des filtres de la connaissance est d’empêcher que cette invention formidable qu’est internet ne mène à l’effritement d’un patrimoine culturel commun au profit de milliards de versions différentes du monde et d’un relativisme généralisé qui sape l’existence d’un savoir universel autrement dit, de la vérité. Si chaque individu se construit une vérité personnelle, chacun peut considérer que ce qui est interdit n’est pas justifié et donc illégitime. Sans filtrage de la connaissance, nous courrons donc le risque d'une incommunicabilité complète et d’un échec de la transmission des savoirs. Nous rendrions illégitime le respect de valeurs communes. Hyperinformés et hypermnésiques, nous finirions comme Funes : contraints de choisir entre la folie ou la bêtise…
Notes :
(1) Thierry Baccino, « Lire sur internet, est-ce toujours lire ? », BBF, 2011, n° 5
(2) How Many Blogs Does the World Need ?, Times Magazine, 20/11/2010
(3) Propos recueillis par Catherine Portevin- Télérama n° 311710/10/2009
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