Oui, quand la ville et nos espoirs sont endormis, il reste Johnny Cash. Parti le 12 septembre 2003, le voilà qui revient à titre posthume, nous délivrer un message d’outre-tombe. Un opus luxueux et pur, 12 titres de reprises, qui étaient cachées sous le guéridon de la mémoire, dans les tiroirs de l’oubli. Comme dans « The man comes around », il s’efface derrière le message, en ne chantant que des reprises. Ici, ce qui frappe, c’est le message. Une version chantée du « qu’importe la destination, ce qui compte, c’est le chemin ». Evident comme un coup de poing au plexus, pur comme un diamant noir, « le Johnny » (le seul, le vrai) nous a cherché des raisons pour rester, lui qui est parti.
Oui, autant le dire tout de suite, cet opus est du pays des fins de parties et des veilleuses bleues, de la suprême infirmière, de la morphine musicale délivrée sans parcimonie par la pompe à son et à sens du vieux Cash. Le Cash de 2003, miné par la maladie, affaibli mais lucide, désespéré par la perte de sa femme June Carter, et qui ne veut pas s’embarrasser de colis inutiles pour la route.
C’est juste un cadeau fait pour les gens dont la bougie vacille, ceux qui savent que « toutes choses finiront, après le pain blanc, pain rassis, et toutes choses sont ainsi » (1).
C’est un nectar du même tonneau que quelques grands crus où ont pu s’aventurer quelques rares cavistes fous. Springsteen dans « Nebraska » et « The ghost of Tom Joad », les trois derniers albums de Bashung, le « Lumières » de Manset. Du noir amer, 100% noir intense.
L’album est en fait une suite à « The man comes around », son dernier opus de 2002, qu’on croyait pourtant indépassable. Dans les faubourgs de la faucheuse qui patrouillait dans une Camaro noire, il nous avait déjà confié un album de reprises, dont l’inoubliable « Hurt », chanson sur le bout du bout, le bilan d’une vie.
Ce qu’on ne savait pas, c’est qu’il y en avait un autre à venir, du même tonneau, qui dormait dans les Danaïdes de sa villa. Le producteur Rick Rubin y a exhumé des versions studio inédites, enregistrées chez lui en mai 2003, quelques mois avant sa mort. Des reprises de « Redemption day » de Shery Crow, de « for the good times » de Kris Kristofferon, des standards de Bob Nolan, Tom Paxton, etc.
Oui, puisqu’on parle de vin, cet album est une sorte de « dernier pour la route ». Comme l’écrit très pertinemment Stéphane Deschamps dans « les Inrockuptibles » : « la route, ce pourrait être celle du roman éponyme de Cormac Mc Carthy. On comprend que Johnny Cash n’est pas sur la route, il est la route ».
Alors il y va, le vieux Cash, et là-bas, presque aucun autre que lui n’y va. C’est un pays dont peu peuvent parler. Il pousse l’accord plaintif, amorce un cantique païen de sa voix grave et minimaliste, et il envoie tranquillement son poison, comme d’autres vont aux putes ou se jettent sous l’express de 21 heures 52. Avec lui, on se penche sur le parapet du pont entre deux rives, celui dont on n’aime pas parler.
Les musiciens qui l’accompagnent ne se la jouent pas. Il sont comme Giorgio le fils maudit, qui joue de la guitare doucement en faisant attention à « la Mama » d’Aznavour. Ils jouent cela comme une prière pour le grand Cash, vous savez, celui dont la statue est sur la place.
Et ce dernier distille son venin qui fait du bien pour ceux qui restent encore un peu, ceux qui regardent le dernier tison s’éteindre dans la cheminée du salon. Ceux qui, dans l’univers de Manset, « regardent le carafon, voient le niveau descendre, et que la plaie reste sans fond », sur la nappe à carreau de la cuisine.
Du coup, ça fait comme des reflux de honte pour les petits jeunes gens des microsillons, les platitudes des platines, les Mahé, Benabar, Luce, Raphaël et tous autres.
Un truc à ne plus oser chanter une chanson après avoir entendu cela.
Un hara-kiri musical, une malle fermée à double tour, comme on part pour les Indes, le « nocturne indien », et dont le propriétaire à jeté la clef en partant.
Quelque chose qu’on gardera en nous jusqu’au bout, pour la route, ou ce qu’il en reste.
Un quelque chose de Johnny Cash.
Johnny Cash, « Ain’t no grave », chez Lost Highway-Universal, sortie le 28 février.
(1)Gérard Manset « Toutes choses », EMI.
Moyenne des avis sur cet article :
3.89/5
(18 votes)
Pour ceux qui ont « quelque chose entre les oreilles », ceux qui veulent être « confinés intelligents », ce soir « Walk the line » sur Arte, hommage à l’homme en noir et ce qu’il en reste.