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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Rencontres autour du oud (3) : Wissam Joubran

Rencontres autour du oud (3) : Wissam Joubran

Symbole d’une nouvelle génération de oudistes et d’ores et déjà luthier réputé du monde arabe, Wissam Joubran est héritier tout autant qu’aventurier. L’entretien que je vous présente est inédit, il a été réalisé peu de temps avant le récital que les frères Joubran donnèrent au théâtre antique d’Arles avec Mahmoud Darwich et Didier Sandre. Le thème est celui de la lutherie mais le sujet véritable est la musique comme expression de la paix.

Wissam Joubran, il faut commencer par évoquer votre famille car vous êtes héritier d’une tradition de lutherie familiale.
Oui, je viens d’une famille un peu folle qui a fabriqué des ouds envers et contre tout. Je suis le représentant de la quatrième génération. Je suis donc né après la naissance du oud dans la famille. Je le dis comme ça car le oud est une personne, un membre de notre famille. Pour moi, être luthier, c’est quelque chose qui est dans le sang, qui fait que je ne suis pas un joueur de football, mais un luthier. Je me souviens de mon père (Hatem), dans la cuisine, qui fabriquait des instruments alors qu’on faisait à manger. En tant qu’enfant, je touchais, sentais, goûtais tout. Les sens sont extrêmement importants dans la lutherie. Je crois que ça s’est passé dans cette cuisine, je sentais, touchais le oud, apprenais à distinguer les bois. Vers six ans, j’ai créé un premier instrument, très simple, qui ne possédait qu’une corde. Mais je voulais me prétendre "luthier" alors que mon père y était opposé. Il a souvent tenté de me décourager de cette profession.

Pourquoi ?
Il ne voulait pas me forcer à faire comme lui. Il disait que chacun a un talent pour quelque chose et que s’il fait autre chose, il n’a pas de succès. Mais c’était mon talent, pas celui de mes frères et donc, j’ai donc décidé de devenir luthier.

Votre arrière grand-père était déjà connu en tant que luthier ?
Oui, Dib Joubran était un grand fabriquant de ouds. Il faisait aussi des meubles, mais on le considère comme un des premiers grands luthiers palestiniens. Il était en relation avec la famille syrienne des Nahhat, aussi des luthiers. Il allait aussi au Liban, ramenait des formes, des motifs et montrait son art. Si vous regardez des ouds Joubran et des ouds Nahhat, vous verrez tout de suite les similitudes stylistiques. Bon, il faut aussi dire que mon grand-père cherchait à dissuader ses fils de devenir des luthiers. Car il croyait que ce travail n’était pas valable financièrement, que ça ne rapportait pas assez. Docteur ou avocat, c’était tout de même mieux. Cependant, il avait lui-même un magasin à deux étages : celui des tables, des chaises, des meubles et celui, interdit, des instruments. On lui apportait à manger au premier et il emportait le repas au second, qui était proscrit même à ses fils. Il croyait donc que la lutherie, bien que riche en tant qu’art, n’était pas recommandable en tant que profession. Mais finalement, ses fils réussirent dans la lutherie et aussi dans le jeu du oud. Mon père apprit par lui-même, observant, créant ses propres outils, reproduisant et enfin, créant un instrument. J’eus plus de chance car pour ma génération, l’attitude changea dans la famille Joubran. Le père se mit à enseigner aux fils. Mon père fut donc mon meilleur, mon seul ami.

Pour vous, la lutherie est donc plus qu’une activité ?
Certainement, c’est aussi une notion d’amour, de relation à l’autre. Plus que cela encore, l’enjeu est de maintenir une culture vivante. En 1985, mon père voyagea en Europe, pour faire un violon car il n’y avait pour ainsi dire pas ou très peu de fabricants arabes de violon, bien que l’instrument soit joué dans le monde arabe. Mon père se rendit en Allemagne pour acheter du bois pour le violon et là, on lui demanda ses diplômes. Qu’il n’avait pas, bien sûr. Il finit par montrer aux fournisseurs les photos des outils qu’il avait construits avec ses propres mains. Les Allemands alors le crurent, ils crurent à son art. Vous voyez, il y avait un rêve là-dedans, fabriquer un violon. C’est pourquoi la lutherie n’est pas que de la transmission de père à fils, il y a plus que cela, un mélange d’idéal, d’études, de mathématiques, de physique, de techniques inconnues dans les pays arabes. La forêt, la connaissance des arbres, comment et quand utiliser le bois. Mon père m’a rappelé cette histoire et m’a fait comprendre l’importance d’étudier pour accompagner son rêve.

Parlez-nous de vos études en Italie.
C’est mon père qui m’apprit l’existence de l’Institut Antonio Stradivari à Cremona. "Je te souhaite le meilleur, m’a-t-il dit, si tu réussis là-bas, tu seras un luthier". Mais je n’avais que dix-sept ans, je ne parlais pas l’Italien, je n’étais jamais sorti de Palestine. C’était une décision lourde. Alors, j’y suis allé, j’ai passé des examens et je suis entré directement en troisième année. Ces examens portaient sur mon expérience, sur la lutherie, le jeu du violon. À la fin du cycle, je reçus la meilleure distinction dans la fabrication du violon.

À l’Institut Stradivari, vous avez confronté votre expérience avec un nouveau savoir.
C’est bien ça. J’ai eu la chance d’étudier avec le maestro Giorgio Cè, un excellent professeur. Il fut comme un second père pour moi, me donnant tout ce qu’il avait. Mais je pense que moi aussi, je lui ai appris ce que je connaissais. C’était un dialogue interculturel, comme on dit, passionnant. J’ai étudié les aspects mathématiques, l’acoustique, le dessin (les plans), l’histoire de l’Europe et de la musique européenne, de nouvelles techniques et j’ai découvert des outils dont je ne soupçonnais pas l’existence. Je me souviens des premiers jours et de tous ces nouveaux outils, j’étais effrayé, que pouvait-on faire avec tout ça ? Je passais d’une poignée d’outils à plus d’une centaine. Cet artisanat a un sens : il met dans les mains du luthier la possibilité de perfectionner l’instrument, de le rendre plus précis, plus raffiné. Donc, pour résumer, il y avait pour moi à Cremona un esprit de dialogue qui est très important, entre l’Est et l’Ouest, entre l’ancien et le moderne.

Vous avez donc conçu les ouds de vos frères. On a même dit qu’il y avait finalement six frères Joubran sur la scène, ceux de chair et ceux de bois !
En effet. Chacun de nous a sa personnalité. Pour Adnan et pour Samir, j’ai créé des ouds qui correspondent à leur personnalité. Là encore, il s’agit de dialogues, de langage. Le oud parle, il est lui-même et en même temps, une partie de notre corps. Vous savez, si je n’ai pas mon oud avec moi quand je vais quelque part, il me manque, ça ne va pas. Ce n’est pas rationnel, c’est du ressenti. Le oud exprime une part de mon dialogue intérieur.

Vos paroles rappellent celles du grand oudiste irakien Munir Bashir, qui évoquait les silences et la respiration de son instrument… Parlons à présent de votre dernière création, un oud incrusté de poésie, en l’occurrence un poème de Mahmoud Darwich, votre compatriote. Ce très bel instrument est une magnifique réussite. Comment y êtes-vous arrivé ?

Chaque année, je réalise six ou sept instruments. Chacun me prend au moins deux mois. En parallèle, je fabrique un instrument "spécial", qui me demande l’année entière. Je réfléchis longuement à sa conception. Comment y intégrer de nouvelles techniques ? Comment lui donner quelque chose qui n’a jamais été vu dans un oud ? Des amis musiciens m’ont dit que ce travail avait pour but d’amener le oud à un niveau supérieur. Je le vois aussi comme un travail sur moi-même. Le oud est le père d’une famille d’instruments et le roi de la musique arabe. Je ne peux supporter le statu quo.

Intégrer un poème dans le corps de l’instrument, c’est aussi se rattacher à l’emploi "décoratif" de la calligraphie arabe.
Oui, un texte dans une rosace, ce n’est pas une nouveauté. Mais pour ce "oud of the year" (oud de l’année), j’ai choisi ce poème "Sur cette terre" de Darwish pour son symbolisme. L’instrument transmet le message. Ici, le oud dit "chaque personne sur cette terre mérite d’être en vie". J’ai utilisé de l’ivoire, du bois de rose, de l’épicéa… Des matériaux morts finalement, l’éléphant, l’arbre sont morts. Mais en faisant le oud, je redonne la vie. Cet ivoire de la rosace retrouve la vie pour affirmer dans sa forme la préciosité de la vie et le droit à la vie. C’est une âme.

L’avez-vous conçu pour un artiste en particulier ?
Pour l’instant, j’en ai joué quelques fois en concert, notamment en accompagnant Mahmoud Darwish dans un récital à Ramallah. Mais j’attends que vienne son propriétaire, celui qui sera capable d’en jouer et d’en prendre soin.

Il y a d’autres symboles dans ce très riche instrument ?
Oui, deux oiseaux qui symbolisent la paix. La paix est le vœu le plus cher des Palestiniens, pour autant qu’elle s’accompagne de justice. C’est d’ailleurs dit dans le poème. La Palestine est une dame, notre dame et "à cause d’elle", nos avons le droit d’être en vie. Vous savez, là-bas, la vie ne tient qu’à un fil. Vous sortez dans la rue et l’instant d’après, vous êtes mort. La mort par hasard, la vie par hasard : il faut absolument en finir avec ça. Chaque personne sur cette terre a le droit de vivre.

Est-ce que ces symboles, cette ornementation suffisent à désigner ce oud comme un oud de Wissam Joubran ou l’avez-vous signé d’une autre façon ?

C’est une belle question, celle de la signature. À l’intérieur du oud, il y a une étiquette "Wissam Joubran, Palestine". À l’extérieur, il y a un style, une personnalité, j’espère que ça se voit. Jusqu’à présent, j’ai construit une centaine de ouds et je connais les autres luthiers, je sais reconnaître leur style. Vous savez, je suis perfectionniste, j’accorde une attention énorme à la qualité des matériaux et j’introduis de nouvelles matières (ivoire, or) avec le plus de soin possible. Car ces matériaux, bien entendu, affectent le son. Avec ce oud de l’année, je suis arrivé à un très beau son, tout en innovant. C’est peut-être mon meilleur instrument, c’est ma signature.
 
 
Photos, textes, informations sur :
http://www.wissamjoubran.com/fr/
 

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3 réactions à cet article    


  • ASINUS 10 septembre 2009 10:02

    bonjour , vu sur arte il y a un an ou deux un reportage sur un luthier palestinien il
    s agit peut etre de ce monsieur.Je connaissais le son mais j’avais decouvert à l occasion que certains instruments etaient des oeuvres d art, compliment pour votre article

    Asinus


    • monbula 10 septembre 2009 15:35

      Pour vous faire plaisir, vous auriez pu préciser que l’instrument à cordes oriental est l’ancêtre de celui de l’occident.

      On l’oublie trop souvent.


      • Gül 10 septembre 2009 21:37

        Bonsoir,

        Sublimissime de sensualité exacerbée. Cet homme et son langage font du bien.

        Merci pour l’hommage que vous lui rendez au travers de cette rencontre.

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