René Rougerie, éditeur insoumis
René Rougerie est un homme affable, souriant. Mais cet homme tranquille ne plie pas. Il est debout, fidèle à ses convictions, fidèle à la poésie aussi, un homme qui a toujours été un résistant, un homme de maquis. Un homme au nom symbolique, dont le rouge signifie bien les origines.
J’ai eu la chance de rencontrer René Rougerie deux fois. Je l’avais sollicité car je préparais la biographie de Robert Giraud. Rougerie s’enthousiasme encore quand il évoque Le Vin des rues, le chef-d’œuvre de cet ami de la nuit qui fit découvrir les bas-fonds de Paris à Robert Doisneau : « Dans Le Vin des rues, il y a la matière de dix romans ! Il ne les a pas écrits, mais il les a vécus, c’est peut-être la plus belle des choses. Il est resté dans le vif du sujet et n’a pas exploité, je crois que c’est plus une qualité, même si on peut avoir quelques regrets. » René Rougerie éditera au tout début de son aventure éditoriale L’Enfant chandelier, un recueil de poèmes de Robert Giraud illustré par Pierre, son frère peintre.
René Rougerie sourit. Mais son sourire est particulier. C’est le sourire de celui qui en sait long. René Rougerie en sait long sur beaucoup de choses, sur la littérature, sur le livre, sur le commerce de l’édition dont il avait prévu, il y a bien longtemps déjà, l’état dans lequel elle se trouve aujourd’hui. « On peut dire sans crainte que l’édition mondiale a davantage changé au cours des dix dernières années que pendant le siècle qui a précédé », écrivait André Schiffrin en 1999, dans un livre salutaire, L’Edition sans éditeur (La Fabrique éditions). Bien avant lui, René Rougerie avait déjà tiré les conclusions qui s’imposaient. Inutile de rentrer dans les détails, tout ceci est décrit, et bien décrit, dans La Fête des ânes ou la mise à mort du livre.
A la Libération René Rougerie fonde la revue Centres avec deux amis limougeauds, Georges-Emmanuel Clancier et Robert Margerit. Le nom de cette revue décentralisée est un clin d’œil. Centres fut l’une des grandes revues littéraires et non parisienne de l’après-guerre. Elle sera notamment la première à publier les écrits du peintre Gaston Chaissac que René Rougerie rééditera plus tard sous le titre Je cherche mon éditeur.
D’autres auteurs encore - Jean Rousselot, JMA Paroutaud, Luc Decaunes, Gabriel Audisio, Ramuz, Raymond Queneau, Luc Estang, Michel Manoll, Léopold Sedar Senghor - seront publiés dans Centres. En 1955, avec l’écrivain et libraire Marcel Béalu, il créera une autre revue, Réalités secrètes, qui s’arrêtera en 1970. Lui succéderont Poésie présente et les éphémères Saisons souterraines et Le Temps des hommes. « J’ai toujours eu une grande attirance pour la revue qui me semble un élément indispensable à la vie d’une littérature, qui aide à la naissance d’une œuvre et à son épanouissement », explique René Rougerie.
Revenons en arrière : « Entre 46 et 47, j’étais journaliste à l’Agence européenne de presse. Après j’étais correspondant parisien du Populaire du Centre. Je crois que mon dernier papier date de mars 48. Je suis revenu à Limoges. Je devais partir à Oran, ça ne s’est pas fait et puis j’ai eu l’occasion avec mon père d’acheter une photogravure et de commencer. » Soixante ans après, les éditions Rougerie continuent à faire marcher la vieille presse. Olivier, le fils de René Rougerie, tient la maison depuis 1988, mais son père est toujours présent à la manœuvre. Xavier, le petit-fils, s’occupe du site web.
René Rougerie sait bien que le paysage éditorial a beaucoup changé en soixante ans. Que le temps est moins favorable aux petits éditeurs (petits par leur chiffre d’affaires), que des aventures comme la sienne sont plus improbables aujourd’hui. Il faut tenir bon, maintenir le cap. Celui de René Rougerie est radical : « je publierai donc ce que j’aime. Revendiquant même le droit de me tromper. Refusant toutes les étiquettes, ne me laissant enfermer dans ancun système. Capable d’aimer aussi bien une poésie lyrique que celle concise où chaque mot porte son poids », écrit-il dans le n° 1 de Poésie présente en 1970.
« Pour René Rougerie la poésie est présente et il ne l’incite jamais à se détourner de son cours. Tout est simple : les mots sont dans le poème, le poème est sur la page, la page est dans le livre. Pourtant il connaît les menaces qui planent, se posent, détruisent le cours des mots et des Etres, il dénonce les impostures, les absences, les boursouflures médiatiques et tous ceux qui décrivent un ciel dont ils empochent les offrandes… Les parcours de la poésie sont longs, hasardeux et imprévisibles, ils passent par l’amour, l’amitié, la liberté de dire et d’être » (Georges Drano, n° 53 de la revue Plein Chant consacrée entièrement aux éditions Rougerie).
Le premier ouvrage qui sort de ses presses se nomme Les Cantilènes en gelée, recueil de poème d’un certain Boris Vian qu’il fréquente quand il se rend à Paris et qu’il retrouve entre autres ses compagnons Limousins, Robert et son frère Pierre Giraud.
En soixante ans, les éditions Rougerie ont publié une quarantaine d’auteurs. C’est peu. Mais les crus sont bons. Les auteurs sont suivis. Nous sommes ici à l’exact opposé des « coups éditoriaux », ces ersatz qui rassasient très vite, mais ne nourrissent pas. « Connu pour être l’éditeur de Saint-Pol Roux, Pierre Albert-Birot, Joë Bousquet, il a aussi publié des textes inédits de Victor Segalen, Pierre Reverdy ou Max Jacob. Mais, surtout, il continue de publier de jeunes et moins jeunes poètes comme Olivier Deschizeaux, né en 1970, Yves Prié, né en 1953, ou Yvon Le Men, dont le recueil Chambres d’écho a été récemment lu par l’acteur Denis Podalydès » (Le Monde des livres, P. Kéchichian, 27 juillet 2008).
En 1988, René Rougerie a écrit un ouvrage sur le résistant Henri Nanot (Henri Nanot, 1921-1962, un amour fou de liberté, éditions Lucien Souny), figure aujourd’hui oubliée qui fit les frais d’un conflit qui agita Limoges peu après la Libération et opposa socialistes et communistes.
Nanot fut injustement emprisonné. Il est mort scandaleusement dans un hôpital psychiatrique. André Breton qui avait publié des poèmes de Nanot dans le Surréalisme même l’avait défendu. « C’était un personnage étonnant. Il avait écrit un livre, Scènes de la vie du maquis. C’était un paysan qui avait une culture immense. Sauf pour les auteurs dont le nom commençait par "Saint", ça il avait du mal à les lire ! », sourit avec malice le socialiste et le lettré Rougerie.
Rougerira bien qui rougerira le dernier, comme, peut-être, aurait dit Queneau.
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