Retour de flamme au 59e Festival de Cannes
En donnant le Grand prix à Flandres, le jury du 59e Festival de Cannes présidé par Wong Kar-Waï renouvelait le geste de son prédécesseur David Cronenberg qui, en 1999, remit ce même prix à L’humanité et donc déjà à Bruno Dumont, leur metteur en scène commun.
A l’époque, ce film recevait également les deux prix d’interprétation, masculine à Emmanuel Schotté, et féminine à Séverine Caneele, que celle-ci devait partager avec Emilie Dequenne pour Rosetta, première Palme d’or des frères Dardenne et révélation à laquelle Adelaïde Leroux ressemble très étrangement dans Flandres... comme si la boucle Dardenne-Dumont avait tenté de se conclure en cette opportunité.
Par ailleurs, en cette année 1999, Pedro Almodovar recevait, lui, le prix de la mise en scène pour Tout sur ma mère, alors qu’il est gratifié aujourd’hui du prix du scénario pour Volver.
Ainsi donc, en l’an 2006, Almodovar et Dumont ont eu, de nouveau, l’un et l’autre, l’opportunité de flirter sur la Croisette avec la Palme d’or, mais en la laissant s’échapper in extremis au profit de Ken Loach qui, à la suite de 12 films en compétition et deux prix du Jury, pouvait enfin, avec Le vent se lève, accéder à l’honneur suprême.
De notre point de vue, Babel d’Alejandro Gonzalez Innaritu aurait constitué une Palme d’or davantage flamboyante, mais ces metteurs en scène étaient bel et bien tous regroupés en un peloton de tête avec des outsiders comme Guillermo Del Toro pour son surréaliste Labyrinthe de Pan ou Nuri Bilge Ceylan pour son mélancolique Les climats.
Le jury a donc arbitré ses choix artistiques en faisant la part entre les conflits contemporains (Indigènes, Le vent se lève) et leur métaphore universelle (Babel, Flandres) non sans une inquiétude latente à l’égard des systèmes de surveillance mis en place par Big brother (Red road) mais en privilégiant l’influence persistante d’une culture matriarcale (Volver).
Babel, c’est la mondialisation qui s’offre sous forme d’un superbe puzzle planétaire à reconstituer selon des règles qui se construisent sous nos yeux en jouant au jeu du "Village global" selon des perspectives subjectives, voire intimistes. Très grand film qu’il est possible d’aborder dans le suspens esthétique par de multiples prismes psychologiques, socioculturels et politiques.
Dans un car de tourisme, en plein désert marocain, une jeune femme est soudain gravement blessée par un coup de feu d’origine apparemment inconnue ; aussitôt, du Japon au Mexique, en passant par les Etats-Unis, se réveillent des liens de causalité à effets insidieux et subliminaux !...
Un Babel-Tour où il ne faudrait pas confondre le simple jeu d’un enfant d’ici avec le désespoir d’une adolescente de là-bas !...
Flandres, c’est la guerre inhumaine et éternelle qui dans toute sa vulgarité vient chercher à domicile ses proies au plus profond d’un désarroi préexistant pour les constituer en instruments à tuer leurs semblables vivant symétriquement à quelques distances de différenciation.
Quelle perspective de retour au pays peuvent-ils attendre, ces soldats aveuglés par l’enrôlement, en prime d’une telle manipulation de leurs esprits fomentée par les forces obscures de l’inconscient collectif ?
Bruno Dumont avait initialement opté pour un massacre en règle de tous les proches au terme du périple belliciste, mais il s’est en définitive ravisé pour un happy end en phase ultime de son film où l’amour avec un grand "A" serait censé avoir le dernier mot !...
A notre avis, cet incohérent compromis final a ôté les chances fondées de son éventuelle Palme d’or qui aurait dû, a contrario, assumer, en sublime transgression, l’impasse flagrante des sentiments amoureux confrontés à l’énergie dévastatrice des instincts primaires.
Ceci étant excepté, le "génie" pudique mais cru de Bruno Dumont réside dans l’art de savoir exacerber l’abstraction jusqu’à constituer ses images en une métaphysique taiseuse où la distorsion du réel se scande comme un poème infini et poignant.
Hors compétition, le scoop de cette 59e édition fut sans conteste la première présence à l’écran du 11 septembre 2001 apparue sous deux approches fictionnelles en forme de reconstitution.
Tout d’abord, ce furent vingt minutes extraites de son prochain World Trade Center qu’Oliver Stone est venu proposer en prémices à la projection de son Platoon en copie remasterisée.
Du point de vue d’une brigade de pompiers de New York City se rendant vers les tours jumelles, la tentative de sauvetage va s’organiser tant mal que bien en illustrant la lutte disproportionnée que les soldats du feu durent engager dans la confusion générale.
Cette super bande annonce laisse augurer d’un film où le spectateur aura l’impression d’accompagner les volontaires dans leur progression improbable à vouloir sauver quelques précieuses vies au risque de la leur.
Ensuite ce fut la projection d’ United 93 de Paul Greengrass où, selon une double perspective, celle des contrôleurs aériens d’une part, et celle des passagers du quatrième avion suicide d’autre part, se révélent l’incapacité technique à agir des premiers et la contre-offensive des seconds qui s’organisent pour reprendre au commando le contrôle du vol de l’avion, grâce notamment aux téléphones portables communiquant avec les proches à terre... jusqu’au crash final en rase campagne évitant ainsi l’objectif initial, la Maison Blanche.
Ces deux films, intégrant fiction et réalité selon des angles très différents portés sur l’évènement tragique initiateur du XXIe siècle, annoncent à coup sûr de nombreux autres oeuvres, y compris théâtrales, et préfigurent la réflexion fascinée de l’Occident face aux motivations du terrorisme qui sont encore loin d’être assimilées.
Dans les deux cas, c’est l’incompréhension des enjeux qui semble prévaloir chez les protagonistes piégés dans un drame à dimension universelle mais fondateur à coup sûr d’un monde à reconstruire selon des modalités qui restent à imaginer.
Ce sera sans doute l’une des grandes sources de créativité, pour les metteurs en scène de tous pays, de venir présenter à Cannes, lors des prochaines éditions, les matériaux de leur quête éthique sur le devenir de la société humaine après les effets boomerang de cette rupture dévastatrice.
Ainsi le soixantième Festival se devra de concilier plus que jamais les paillettes de la fête du 7e art avec des exigences visionnaires.
Signe symptomatique de ces temps de mutation, le président Gilles Jacob songe à moyen terme d’une quinzaine d’années à faire raser le "nouveau palais" surnommé "Bunker" ou tout au moins à lui bâtir un successeur dont la conception serait plus fonctionnelle et le geste architectural mieux adapté aux ambitions du prestigieux Festival international du film !... Rêve d’un cinéma de passion, ou cauchemar éveillé en béton armé ?
Sur Theothea.com : Cette chronique est publiée avec photos
Le Festival de Cannes 2006 & ses Palmarès
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