Salut, Ramon !
Littérairement, comme tout individu, j’ai eu plusieurs périodes. Gamin, j’ai dévoré tout ce qui était disponible à l’époque... à savoir fort peu de choses à vrai dire. Tous les Clostermann, parce que les avions me fascinaient et me fascinent toujours, tout ce qui était littérature pour la jeunesse de l’époque, mi-aventures mi histoires policières, puis j’ai plongé avec avidité dans la science fiction, car les livres sortaient enfin en livres de poche pas chers. C’est ainsi que je suis tombé sur le cas à part, Fredric Brown, l’hilarant de la SF... mais qui avait deux carrières : SF et Polar.. et c’est par ce pont inattendu que j’ai plongé dans un deuxième ravissement.... Le polar, à l’époque aussi détesté par les bien-pensants que la SF. Jusqu’en 1970 environ il y avait en effet la « grande littérature », et... les petites. Je ne vous parle pas de la BD, là c’était la lie de la terre chez les « littéraires ».

Quand vous alliez chez une sommité quelconque, il y avait toujours dans son salon l’Encyclopédie Universalis, quasiment jamais ouverte car imbitable pour les non spécialistes, et des kilomètres de rayonnage en skivertex, un faux cuir hideux, avec marqué à l’or fin (enfin c’est ce qu’on croyait à l’époque) les noms des romans les plus connus de la littérature. Tous les nanars y étaient. Résultat, c’est le seul truc qui me rapproche de Sarko : la Princesse de Clèves, non, je n’ai jamais réussi à lire plus d’un chapitre ; mais je ne m’en vante guère à vrai dire. L’époque peut-être aussi et l’argent : je ne me déplace alors qu’en bus ou en train et ai toujours un ou deux bouquins avec moi, au cas où. Des polars, à couverture cartonnée, qui se lisent en un trajet ou deux, et qui ne posent pas de problèmes métaphysiques. Je vais commencer par Fredric Brown, qui fera un beau la Belle et la Bête (Série Noire N°1082) , dévorer ensuite Léo Malet (si bien que quand j’atterrirai à Paris je connaissais déjà un peu les quartiers), puis commencer à taper dans la Série Noire qui vient alors juste de signer de nouveaux auteurs. Dashiel Hammet, et son "Faucon Maltais", acheté à 16 ans, renversant, ("Moisson Rouge", idem) mais aussi très vite la nouvelle vague française, très enracinée dans des romans sociaux. Manchette aussi avec son "Petit bleu de la côte ouest"... Et une chose assez étonnante que je découvrirais sur le tard : les premiers Frederic Dard, chez Press Pocket, découverts à Paris sur les quais, au style bien académique au regard de ce qu’il fera plus tard et dont je n’ai jamais été fan. La Série Noire Gallimard, donc....qui vient d’appeler de jeunes auteurs pour renouveler le genre, au seuil des années 80, disons.
Les nouveaux auteurs de polars de chez Gallimard sont en fait tous ou presque d’anciens gauchistes, de la LCR ou de Lutte Ouvrière et donc excellents pour décrire de petites gens et non des super-héros : tout le contraire de la SF, le changement est radical et me va très bien. Je vais ainsi découvrir un superbe duo, Marie et Joseph, qui me procureront un double plaisir, en émaillant leurs romans de citations musicales, de titres ou de refrains, à m’en faire courir aussitôt chez le disquaire. Et puis il y en aura aussi très vite deux à part : Didier Daeninckx ,dont le tout premier roman, "Mort au premier tour" sorti en 1977 m’emballe (il le réécrira plus tard en en conservant que les 4 première lignes, le trouvant raté !). C’est très lié à l’actualité de l’époque, comme roman, sur le cas d’un militant écolo anti-nucléaire retrouvé raide mort. Dès les premières lignes il a fait de moi un fan : quand sort en 1984 "Meurtres pour mémoire", j’en ferai des extraits pour étudier la guerre d’Algérie avec mes élèves. C’est en effet l’histoire de la terrible répression de la manif d’algériens du 17 octobre 1961, avec comme responsable un dénommé Maurice Papon.... Daeninckx ne me quittera plus, et je le retrouverais régulièrement sur mon chemin littéraire.
Et puis vint Ramon... Ramon Mercader. Vous pensez bien que la première fois que j’ai vu ce nom ça a fait tilt : un auteur qui prend comme pseudo celui de l’assassin de Trotski, ça passe difficilement inaperçu. A Lutte ouvrière ; il est vrai, il s’était déjà affublé du nom de "Daumier", le caricaturiste. Avec lui, ça démarrait très fort....
Son premier roman, c’était "Du passé faisons table rase", sorti en 1982. où l’auteur règlait de sérieux comptes avec le PCF de Georges Marchais. Le héros de son roman, Castel, lui ressemblait comme deux gouttes d’eau, et les magouilles décrites criantes de vérité, notamment les épisodes à mourir de rire de la réécriture des biographies officielles des dirigeants. Dans mon bahut, le jour où le bouquin tombe de ma sacoche devant le délégué coco de l’établissement, je ne vous dis pas le regard... Il ne m’adressera plus jamais la parole de l’année ! Je découvre évidemment assez vite que Mercader s’appelle Thierry Jonquet, les magazines littéraires aidant, et nous sommes alors en 1985 déjà. A force d’acheter des Série Noire Gallimard, je finis par repérer leurs numéros d’éditions. Le numéro 2000 est pour cette année-là, et ce sera une formidable claque : ce sera "La bête et la belle », signée... Jonquet.. Un roman noir parfait, très noir, qui détricote une histoire à l’envers : au bout de quelques lignes on a déjà l’assassin, qui a même fait des aveux sur des bandes magnétiques... et au bout une des plus belles surprises jamais lues. Ce que je sais pas, alors, c’est que Jonquet est plus jeune que moi de trois ans : le livre qui lui vaut l’insigne honneur d’être le numéro tant attendu, il l’a donc écrit à 31 ans. Jonquet restera toujours sombre, mais ça s’explique aisément : avant de ne faire que de la littérature, (et donc tout en rédigeant ses premiers romans) il a exercé des boulots éprouvants : ergothérapeuthe en gériatrie, enseignant dans un un centre de neuropsychiatrie infantile.... il s’en servira dans "Le Bal des débris" en 1984. Et reviendra plus tard sur le corps meurtri dans "Ad vitam aeternam" (en 2002).
Logique aussi qu’il s’intéresse alors aux banlieues, elles aussi lessivées et laissées dans le dénuement depuis les années 60 : ce sera "La Vie de ma mère !" en 1994 : on est loin de Pagnol en effet. Bizarrement, des années après, une jeune beur au talent fou, Faïza Guène, me remémorera ce livre, dont le héros est Kevin, gamin perdu de l’éducation spécialisée. Le bouquin de Jonquet deviendra une BD en 2003. Juste avant, Thierry Jonquet a sorti "Les Orpailleurs", qui évoque le camp de Birkenau : l’or de ces fameux orpailleurs, ce sont les dents des juifs massacrés. Jonquet excelle toujours dans les atmosphères glauques et sombres. Et écrit toujours de la même façon, à savoir à partir d’un entrefilet de presse qui l’a marqué. Au point de se retrouver au tribunal en 1998, pour avoir trop bien décrit dans son roman "Moloch" les circonstances d’un meurtre à partir des maigres éléments de presse : on l’accusera d’avoir violé le secret de l’instruction ce qui sera vite balayé et révélera plutôt un sacré talent d’imagination. Il y aura encore un ou deux ouvrages, dont "Mon Vieux" en 2004, ou l’explication d’une canicule vue par Jonquet... Roboratif !
Mais son dernier roman sorti en 2007, "Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte" est celui qu’on pourrait davantage retenir encore. Son style, au fil du temps, s’est assagi, et sa maîtrise des ambiances et des atmosphères toujours aussi magistrales. Homme lié à l’actualité, il revient et ce ne peut être un hasard sur la banlieue. Avec un sujet à marcher sur des braises : une jeune enseignante juive est expédiée en banlieue ou sévit un islamisme salafiste virulent. Un sujet explosif : l’antisémitisme que décrit Jonquet est un fait patent : c’est l’école de la haine de l’autre. Comme à son habitude, Jonquet ne prendra pas parti, même si d’aucuns parleront de caricatures pour certains gamins décrits : personnellement, je ne le pense pas : c’est bien la description d’un racisme exacerbé, ou le juif sert constamment de repoussoir à toutes les difficultés de jeunes à qui on a monté le bourrichon. Le magazine Telerama sera assez emballé et le critiquera de manière fort juste : "Thierry Jonquet n’est pas un styliste, c’est un bâtisseur d’histoires, puissamment charpentées. Un chroniqueur des temps modernes, une sorte de journaliste de terrain qui croirait encore à sa mission d’information. Il capte, analyse, dénonce, en vrac, la maltraitance, la misère, l’abêtissement. Jonquet écrit pour conjurer sa peur, aimerait sans doute faire de la littérature un ultime rempart contre la barbarie. Tableau sans concession d’une ville de banlieue livrée à la délinquance et à la montée de l’intégrisme religieux, Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte est un livre qui cogne, qui bouscule notre représentation de l’aujourd’hui. Rien n’échappe au romancier, il s’approprie tout, malaises et malheurs - la faillite de l’enseignement et de la police, la ghettoïsation, la montée de l’obscurantisme, la violence gratuite, la mémoire mitée." La LICRA aussi, qui lui décernera son prix littéraire 2007. Tout le monde avait trouvé le titre du bouquin fort étrange, mais particulièrement bien choisi,. Jonquet était allé en fait le dénicher dans une stance assez prophétique de Victor Hugo :
Étant les ignorants, ils sont les incléments ;
Hélas ! combien de temps faudra-t-il vous redire
Á vous tous, que c’était à vous de les conduire,
Qu’il fallait leur donner leur part de la cité,
Que votre aveuglement produit leur cécité ;
D’une tutelle avare on recueille les suite,
Et le mal qu’ils vous font, c’est vous qui le leur fîtes.
Vous les avez guidés, pris par la main,
Et renseignés sur l’ombre et sur le vrai chemin ;
Vous les avez laissés en proie au labyrinthe.
Ils sont votre épouvante et vous êtes leur crainte ;
C’est qu’ils n’ont pas senti votre fraternité.
Ils errent ; l’instinct bon se nourrit de clarté (...)
"L’écrivain Thierry Jonquet est mort ce dimanche 9 août, à l’hôpital de La Salpêtrière ; il avait 55 ans". Salut.... Ramon !
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