Schoenberg/Cobain
Civilisation de deux punks marinant dans la déprime.
Le 20ème siècle aura dévoyé l’homme-monstre du 19ème : ce romantique infatigable tracé par Goethe et Hugo, grandi par Wagner, diminué par Baudelaire, illuminé par Rimbaud, adouci par Debussy, parodié par Mahler. Cet homme-monstre, blanc et européen, est en fait devenu ce qu’il a toujours voulu être, un émotionnel pur jus, pure électricité, qui fait griller les billets de 20 dollars ainsi que sa propre cervelle. Chauve ou cheveux longs, pour isoler ou pour conduire.
Entre Arnold Schoenberg (1874-1951) et Kurt Cobain (1967-1994), il y a l’écart du langage et du succès. Le premier, résolument tordu jusqu’au silence de son spectateur, le second, brutalement harmonieux à la folie de son public. Schoenberg mort vieux, Cobain mort jeune. Des ressemblances ? Il y en a, avec cet émotionnel mythique, disparu au 21ème siècle, noyé sous le flot d’informations en ligne, qui aujourd’hui ne saurait plus quoi ressentir, stupéfait de sa propre sidération.
De ce point de vue, Schoenberg a été le premier punk de l’histoire de la musique, Cobain le dernier.
Du « Pierrot Lunaire » à « In Utero », le creuset est le même, le fossé aussi. Strictement européen, strictement industriel. La machine nie l’expression, l’art la recréera. De 1874 à 1994, ce fut l’histoire d’une prise au piège de plus. Schoenberg fut libre dans le cadre d’une musique savante, et sa dernière série d’œuvres commenta l’automatisme meurtrier poussé à son extrême paroxysme ; Cobain fut libre un certain temps dans celui d’une musique populaire, jusqu’à ce que l’industrie vienne lui mettre la pression un peu trop fort. Les influences ? Les mêmes. Les émotions des jeunes hommes nées dans un siècle où les humains se sont vus très grands, dans l’amour comme dans la mort, et se sont heurtés au rationalisme dominant.
Pour faire pendant, opposer une autre force, ils se lancent dans une quête de l’insurpassable, de l’insupportable, expressivité. Le premier, parvenu à la fin de la boursouflure orchestrale avec les « Gurrelieder », franchit sa porte à travers la destruction de la tonalité. Le second, qui voit trop bien le triomphe de l’amplification du son, y ajoute les mélodies crues du blues rural et ouvre la sienne. Schoenberg hurle à travers le silence dans des pièces de chambre dont la disparité des sons rappelle les corps démembrés et les membres éparpillés des soldats de la première guerre mondiale. Cobain hurle le bruit intérieur de jeunes gens dont l’intégrité corporelle est trop bien conservée pour ne pas réclamer un autre conflit.
Entre eux, il y a tentative sur tentative de sortir le monstre de sa cage thoracique. La majorité des disciples de Schoenberg qui formèrent la seconde École de Vienne ont laissé nombre de pièces où le rationalisme est retourné contre lui, la partition réduite à un outil et servant de prétexte pour enfiler des notes selon un ordre tellement précis que le caractère vain de la démarche apparaît aussi insensé que ses équivalents dans d’autres domaines de la vie, et ce faisant, exprime une émotion en contexte. Une série de douze sons comme une série de gestes dans une usine fordiste, où ils ne pénétreront jamais. Ils mourront pour la plupart dans le grand âge, après avoir étudié et servi à la connaissance d’une musique pensée pour une élite d’étudiants. De l’autre côté, à la suite de John Lydon ou de Nick Cave, des hurluberlus comme Sid Vicious, GG Allin ou Seth Putnam se sont vautrés dans la merde pour signifier au monde qu’il allait dans la mauvaise direction, poussant le mauvais goût jusqu’à reprendre des thèmes de séries TV ou des standards de la variété internationale. Parce qu’ils s’exprimaient dans le langage des pauvres, ils ont terminé très rapidement au tombeau.
De la même façon dont l’idéologie communiste a renforcé la bataille technologique entre le bloc soviétique et le bloc occidental, ces artistes ont nourri l’intensité générale de leur siècle, étayé les raisons de perpétuer les conflits, les ont réglés avec leur disparition ; et en mourant, ils ont laissé aux techniciens l’héritage du devoir pharmaceutique. Pour vaincre son temps, la musique n’est plus acceptée comme remède. C’est pour vaincre le temps qu’on recherche aussi vainement une solution quantique, alors que l’évidente, la kantienne, est ignorée (1).
Depuis 1994, il n’y a plus de nom sur le cri de l’intérieur qui voudrait se frotter aux démons de l’ordre machiniste. Cette culture s’est figée. Elle n’a pas disparu, elle survit de subventions, elle fait partie du paysage. Elle défile comme ces papiers peints dans les trains immobiles des vieux parcs d’attraction. Alors que sous le couvert éthique de ne pas voir les autres mourir, tous nos efforts se portent sur notre volonté de ne pas mourir nous-mêmes, le sens de vivre, celui qui voudrait voir l’envers du décor, celui qui laissait des traces dans le présent, a enfoui sa foudre sous nos pas. Cet éclair ressurgira du dessous, comme le cri du dedans. La révolte frappera d’autant plus durement, plus crûment. Pas sûr qu’elle prenne l’excuse de la culture, la seconde foi !
(1) « De la mort, nul ne peut faire l’expérience en lui-même (l’expérience postule la vie) ; on ne peut l'observer que chez les autres. » (Anthropologie, §27)
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