Scoop : le retour du polaroid ! Via un focus sur les expos parisiennes Barbara Crane (Beaubourg) et Linda Tuloup (galerie Olivier Waltman)
- Au Grand Palais, Paris Photo, la semaine dernière...
L’avez-vous remarqué ? Le polaroid, ce fameux appareil-photo à cliché instantané créé vers la fin des années 1970, a le vent en poupe ces derniers temps, que ce soit dans l’univers de la photo, dans les foires (Paris Photo, tout dernièrement, au Grand Palais, pour sa 27e édition, du 7 au 10 novembre derniers, on en rencontrait par exemple, chez Walker Evans, Manolo Vellojin, María Cristina Cortés et autres Roger Ballen) ou au musée (cf. l’expo remarquable en accès libre Barbara Crane (1928-2019) au Centre Pompidou-Paris, galerie de photographies, jusqu’au 6 janvier 2025), ou bien même au cinéma (en même temps, comme c’est l’un de mes objets fétiches, depuis l’enfance, j’avoue qu’il n’est pas impossible que je finisse par en voir partout !) ; rien qu’un exemple : dans deux films récents réussis (Blink Twice de Zoë Kravitz, Mother Land d’Alexandre Aja), avec son « instantanéité épiphanique » palpable (on le tient concrètement en main, ou la preuve par l’image), il avait même valeur de témoignage - cf. le fameux Ça a été (visualisé) de Roland Barthes, à savoir la reconnaissance à partir d’une image photographique, pas seulement le polaroid !, de la réalité passée d’une chose ou d’un événement - pour les héros, histoire de confondre, afin de sortir vivants d’une vraie mélasse, leurs pires ennemis, allant même pour ces derniers, via le deuxième long cité, jusqu’à s’acoquiner avec le Diable en personne. Alors, ce sympathique polaroid, aux airs vintage de madeleine de Proust et de complicité familiale (les joies de se prendre en photo en famille : c’est un moment de convivialité, la photo-objet devient un cadeau-souvenir que l’on ne jette pas, sans oublier que l’on peut écrire ou dessiner dessus, marge blanche comprise), on l’a longtemps cru moribond, à l’instar du disque vinyle qui fait pourtant lui aussi de la résistance, mais non, il est toujours là, se portant même, avec les nouveaux appareils-photo fabriqués mis en vente dans moult enseignes de grande distribution, aux formes rondes bonhommes du genre jouet pour petits et grands, au look rétro et aux couleurs pop ou pastel, comme un charme !
Dans un premier temps, je m’attarderai, en reposant sur deux papiers récents (novembre 2024) d’Aujourd’hui en France, se référant explicitement, directement ou indirectement, au polaroid (alors que sa production a longtemps été arrêtée, au grand dam d’ailleurs de ses aficionados nombreux, bonne nouvelle, depuis quelques années, il renaît, tel le phénix, de ses cendres) sur sa charge, ou apport, sociologique, autrement dit sur sa présence (familière) en société, et, dans un deuxième, en glissant, je dirais naturellement, vers l’artistique (la photographie, relevant de la pratique populaire bien-aimée à faire des images et à produire des souvenirs, est également, et ceci est loin d’être un scoop !, un art à part entière, avec son propre langage et son histoire), en focussant tout particulièrement sur, selon moi, deux expos « Polaroïd » phares du moment, toutes deux à l’entrée gratuite et au tropisme féminin des plus prononcés, m’ayant vraiment emballé : Barbara CRANE (une sacrée découverte) à Beaubourg et Brûlure de Linda TULOUP (expo, jusqu’au 30 novembre prochain, événement prolongé du fait de son grand succès, et livre inédit), galerie Olivier Waltman dans le quartier de Saint-Germain à Paris), photographe plasticienne, d'une finesse exquise, étant psychologue de formation.
Revival polaroid : état des lieux, entre lumière et zone d’ombre…
- Photo, source : « Le Parisien », du lundi 11 novembre 2024, ©cliché (recadré) Maxppp/Oliver Berg
Décidément, le polaroid est de nouveau à la mode ! Que ce soit chez les jeunes, ils prennent de plus en plus plaisir à afficher, façon patchwork évocateur, des photos instantanées tangibles sur les murs de leur chambre ou dans un album-maison Do It Yourself, ou chez les plus âgés, voulant immortaliser mariages, soirées d'anniversaire et autres événements, sportifs, intimes ou culturels, importants à leurs yeux. Sur le site de la Fnac, faites le test, on peut lire ceci : « Et si vous retrouviez ou découvriez la magie de la photo sur papier plutôt que de laisser les clichés numériques s’accumuler dans votre ordinateur portable ou votre smartphone ? En plus de développer vos talents de photographe, ce type d’appareil-photo permet d’obtenir un souvenir palpable, à accrocher où bon vous semble. Vous trouverez ici le meilleur des appareils-photo à cliché instantané. » Pub de ma part ? Aucunement, je vous rassure, je n'ai aucun deal commercial avec la Fnac ou, plus précisément, avec la « Polaroid Corporation » ! Soit dit en passant, en mai 2017, celle-ci, rachetée par l'un des actionnaires de l'Impossible Project, devenait, selon Wikipédia, Polaroid Originals. J'avoue ici, de ma part, juste un intérêt certain, d'où cet article (vous l'aurez, je pense, aisément deviné), pour la « magie » de l'apparition photographique quasi immédiate (il faut lui laisser le temps, bref, quelques secondes suffisent, du développement !) qu'offre le Polaroïd et les nombreux effets visuels qu'il permet, entre maîtrise et hasard, netteté et flou, amateurisme et professionnalisme - ce n'est pas pour rien, me semble-t-il, que de grands artistes du XXe siècle, tels Warhol, Hockney et Nobuyoshi Araki, s'en sont emparés avec gourmandise, et souvent façon journal intime, pour questionner leur rapport à l'image et leur lien avec le réel, ou monde des apparences.
- Des appareils polaroid (FujiFilm, Polaroid Originals, « POP » et « mint ») en vente au Bon Marché Rive Gauche, Paris, l’été 2020…
Dans un article récent d'Aujourd'hui en France/Le Parisien (#24 949, 11 nov. 2024, in papier « Zoom sur un marché en plein boom », propos recueillis par Aurélie Lebelle, page 10), on apprenait que la toute-puissance du numérique (et de l'immatériel qui va avec) avait désormais ses limites, exerçant même une certaine lassitude chez les usagers, qui redécouvrent, pour un certain nombre, toujours croissant, avec l'instantanéité grandement séduisante du médium, les joies du vintage et l'excitation du one-shot ! 500 millions d’euros, c’est que pèseraient, ni plus ni moins, les entreprises (Polaroid Originals, Cewe/Cheerz, Kodak, FujiFilm, Photobox/MonAlbumPhoto, Canal Toys, Kidywolf...) du secteur, en croissance continue de 3 à4% chaque année, celui-ci regroupant non seulement les photos instantanées du polaroid, qui nous intéressent ici tout particulièrement, mais également les Photomatons ainsi que les bornes d'impression dans les grandes surfaces, rapides et peu chères, telles Leclerc, Système U, Cora, Intermarché, Carrefour ou Auchan, permettant d'imprimer sur papier glacé, que ce soit pour les ados ou leurs grands-mères, leurs meilleurs souvenirs conservés sur leur téléphone portable. Ce sont d'ailleurs particulièrement les jeunes qui « ont la nostalgie, dixit Ana Sculy-Logotheti, la directrice générale de Cheerz citée par Lebelle, d'une époque où l'on prenait des photos sans pouvoir refaire dix fois la prise. Cette excitation du one-shot est nouvelle pour cette génération du tout-numérique. » Concernant l'appareil polaroid, la star des ventes est assurément l'Instax, c'est, avec le hit de Canal Toys (vendu à 15 000 exemplaires en 2021 mais à 60 000 l'an dernier), le best-seller du marché : il se monnaie à 70€ environ, sachant que ce sont les pellicules qui font sérieusement grimper la facture : 1 euro par cliché. Autre star, mais encore plus inattendue, qui s'invite, soudain, dans le périmètre du polaroid, et toujours à l'en croire Aujourd’hui en France (AeF n°8392, 14 novembre 2024), c'est… feu Alain Delon himself, qui aurait vu en l'objet polaroid (pièce unique, et à conviction !) une possible preuve compromettante, nuisant à sa personne et à sa mythologie !
Alain Delon présente - Explication : dans le papier d’AeF, « Les derniers secrets d’Alain Delon : "Une bisexualité impossible à révéler" », p. 32, par Catherine Balle, l’on apprenait tout dernièrement, via le truchement du biographe « non officiel » Bernard Violet (in son dernier livre paru, aux éditions Robert Laffont, Les Derniers Mystères Delon : Tous ses secrets révélés, 680 p., 25€), que la star internationale de Plein soleil et du Cercle rouge, disparue le 18 août dernier, aurait pu être victime d'un chantage au « sexe-Polaroid » de la part de Stevan Markovic, son ancien homme à tout faire yougoslave retrouvé assassiné en 1968, tué parce qu'il aurait pratiqué une filouterie en eaux troubles, à but lucratif, à l'encontre de la star de cinéma : « Le dossier judiciaire Markovic, dixit Bernard Violet [75 ans au compteur, écrivain qui, pour l’occasion, a repris son best-seller-enquête de 1998, Les Mystères Delon, vendu à plus de 100 000 exemplaires, que l'acteur avait voulu faire interdire au moment de sa sortie, en développant certains passages], est un véritable roman érotique. On y découvre que, dans le milieu artistique, tout le monde couchait avec tout le monde. Sur la base de documents judiciaires, je pense que Delon a été la cible d’un chantage au "sexe-Polaroid", mené par Markovic. Une photo sur laquelle on aurait vu l’acteur partouzer avec un jeune prostitué. Mais ni Delon ni son entourage n’étaient du genre à céder. Vraisemblablement, son ami caïd du milieu François Marcantoni a été chargé de donner au Yougoslave une correction qui a mal tourné. » Bref, comme vous le voyez, le polaroid, de par sa « concurrence » avec le réel et ses fulgurances potentielles, n'a pas fini de faire parler de lui. En outre, lorsqu'il est entre les mains d'artistes… femmes, il se pourrait bien qu'il soit à son meilleur.
Ce geste (photographique), via le polaroid, qui en disait tant : Barbara Crane à Beaubourg
Venons-en au « rayon » rayon Arts plastiques, via le médium photo, il y a en ce moment à Beaubourg (Paris), et ce jusqu’au 6 janvier prochain, une expo-somme Barbara Crane, photographe américaine (1928-2019), absolument formidable – c’est à mes yeux une révélation, j’ignorais son existence jusqu’à encore tout récemment -, artiste dont l’œuvre plurielle, croisant avec brio formalisme et humanisme, perfectionnisme technique et sensibilité à l’imprévu, donne la part belle, à coups de mosaïques tapissées de petites photos exposées fonctionnant comme autant de tableaux composites se donnant à voir en produisant un effet troublant de diffraction du réel [il n’est alors pas impossible de penser, devant, à la Nouvelle Objectivité de la série People of the 20th Century d’August Sander (1876-1964) agrégeant, en plus de 600 clichés réalisés, une myriade de visages, de figures, des chanceux comme des estropiés de la vie (on y croise par exemple le peintre Otto Dix et sa femme Martha), de métiers et de vies qui défilent, comme pour faire l’état des lieux, ou portrait panoramique, d’une nation, classé par archétypes] au tirage instantané du polaroid, sans aucunement s’interdire, pour autant, toujours en ce qui concerne Crane, l’usage d’autres techniques et supports, tels que les épreuves gélatino-argentiques et numériques, les tirages au platine-palladium ou encore photographie couleur ou noir et blanc.
- « Private Views » (1980-1984), Polaroids Polacolor type 59 (Collection Barbara B. Crane Trust) de visiteurs, pris par Barbara Crane, pendant la Foire du comté de Maricopa (Arizona)
Le plus étonnant ici, hormis l’usage virtuose du Polaroïd, est le parallèle fort intéressant à pratiquer entre des paysages (urbains), nous apparaissant souvent comme des scènes abstraites cliniques (Crane s’avérant obsédée par l’architecture moderniste), et des visages (d’anonymes), que Barbara Crane, sans jamais crâner (elle ne se la joue pas), prend manifestement plaisir à shooter en gros plans hallucinés, comme dans sa série en tous points remarquable Wipe Outs (1986).
- Barbara Crane photographiant avec une chambre portative 4 x 5 pouces Speed Graphic, munie d’un dos pour film Polaroïd, pour la série « Private Views », Chicago, vers 1984. Épreuve chromogène. Collection Barbara B. Crane Trust, photo-souvenir in catalogue de l’expo
Cette expo photo-graphique gratuite - il s’agit de la toute première monographie européenne consacrée à cet artiste américaine (corpus de quelques œuvres majeures réalisées entre 1965 et 1987) - se situe au sous-sol du Centre Pompidou, dans son cabinet de photographies (un peu trop exigu), à l’ombre de la lumière du jour (support fragile). En 1947, ses parents lui offrent un appareil photo Kodak reflex à double objectif pour son anniversaire. Passée par le Mills College (Oakland, Californie, 1945-48), où elle se spécialise en histoire de l’art, et la New York University (obtention d’une licence en 1950), Barbara Crane a poursuivi sa formation au milieu des années 1960 à l’Institute of Design de Chicago. Durant les années 1979-93, elle réalise des photographies au Polaroïd grâce à une subvention du Polaroid Artist Support Program. C’est une œuvre photographique forte, à la croisée de la tradition de la photographie américaine (straight photography) et d’une sensibilité tout expérimentale, héritée des avant-gardes européennes, ses influences allant de John Cage au chorégraphe Merce Cunningham en passant par Matisse, certainement pour celui-ci en allant voir du côté de la ligne claire, de la frontalité et de l’à-plat.
- Photo issue de « Loop Series », 1976-1978, Barbara Crane (1928-2019). Épreuves gélatino-argentiques. Musée national d’art moderne, achat 2024, pour certains clichés. Collection Phaedra Harbaugh and Boris Sepesi
On y découvre du formalisme de haute volée (les grilles modernistes formées par des Polaroïds exposés en série, des tirages photographiques tirés au cordeau magnifiant par exemple des architectures que l’on dirait tout droit sorties de tableaux de David Hockney, celui, architectonique en diable, des débuts) associé à de l’humain, trop humain pénétrant lorsqu’elle capte, dans ses Polaroids Polacolor type 59 (1980-1984), la fragilité ou la fureur de vivre, ceux-ci nous apparaissant bientôt comme autant de temps suspendus captant des anonymes en situation, au repos ou se divertissant (hommes, femmes et mômes), pour saluer la surprise qu’est la vie et erregistrer, à jamais, l’instant T qui « dira » au mieux, par le choc des photos, la personne portraiturée, en adoptant un regard emphatique sur elle, afin de capter, au plus près, entre tous « ces gens-là », gestes de tendresse, fous rires, clins d’œil (faits à la photographe cadrant) et autres marques de complicité.
C’est à la fois beau et émouvant : une superbe artiste (photographe plasticienne) nous apparaît ici dans toute sa puissance scopique à exprimer, entre ombre et lumière, le réel. Quand c’est comme ça, franchement, une photographie a une force qui n’a aucunement à rougir, bien au contraire même, face aux autres arts visuels pouvant la concurrencer, tels peinture et cinéma, sa puissance « existentielle » venant également, sans nul doute, du « Ça a été » barthésien chopé en elle, avec presque un côté vaudou à l’œuvre (capturer l’âme des êtres via leur image « volée »), tout en allant lorgner du côté du « reporter-photographe », ou « photo-journaliste », pour rendre la vérité d’un moment, d’un événement, d’une présence, en recherchant inlassablement la « photo exacte ».
- Qui photographie qui ? La portraitiste ou le portraituré ? Polaroid tiré de la série « Private Views » (1980-1984) effectuée dans l’Arizona, collection Barbare B. Crane Trust]
Sincèrement, je pense qu’on pourrait rester des heures devant chaque « photogramme », signé Crane, tant du récit s’instaure avec, leur petite taille aidant d’ailleurs, façon écrin cultivant le goût du secret, à nouer une intimité particulière avec. Puis, diantre, cela dépasse très largement l’art pour l’art, enfermé dans sa bulle ou tour d’ivoire, ou le nombrilisme pesant rasoir (on la voit très peu, voire jamais, en image, ne cherchant pas à se faire se faire mousser, par contre quelques photos la montrant, en chair et en os, se trouvent dans le catalogue), pour venir approcher, sans fioritures ni chicanes, la vérité (des êtres, d’une époque, d’un habitus, des habitudes, d’un regard sensible, des architectures urbaines des seventies aux States) en images fixes, l’aspect sériel et séquentiel, de toutes ces photos agrégées, prenant bientôt la forme d’un immense puzzle que l’on pourrait assembler, afin de saisir pleinement l’Americana, par petites touches « impressionnistes », à sa guise et à son rythme. Un mot de Barbara (je l'appelle par son prénom, ses photos captant la vérité nue et crue des êtres me la rendant, soudain, proche, telle une amie d'affinités électives) : « La seule chose que je voulais montrer [avec ses Private Views (1980-1984) prises dans l’Arizona, collection Barbare B. Crane Trust], c’était ce geste qui en disait tant. Je m’approchai, physiquement, de plus en plus de mes sujets. Quand j’ai commencé à les photographier, je me situais à trois mètres des gens. À la fin, je n’étais plus qu’à quelques centimètres. » Bref, à peu de choses près, s’il n’y avait qu’une seule expo, photo et tout court, à voir en ce moment c’est celle-là ! Petite et dense (esthétiquement, philosophiquement, sociologiquement, humainement), elle vaut largement le détour !
Un, deux, trois, soleil… brûlant ! (Retour sur l’expo, avec livre, Linda Tuloup en galerie)
- À l’entrée du solo chaud Linda Tuloup, en plein cœur de Paname…
Superbe (petite) expo Brûlure, poétique et érotique, onirique et sensuelle, avec un parfum d’enfance revisitée (qui irait de Peau d’âne de Jacques Demy (la Reine bleue, la Princesse, Peau d’âne, la sorcière et la Fée des lilas toutes réunies !) à la Fée Clochette dans Peter Pan en passant par la Fée Électricité de Raoul Dufy) par Linda Tuloup, artiste photographe née en 1976 à Paris où elle vit et travaille, mi-chamane aux allumettes mi-sorcière incendiaire faisant de l’alchimie du feu, cette artiste aimant se référer à La psychanalyse du feu (1938) de Gaston Bachelard, notamment à cette phrase « Quand on veut que tout change, on appelle le feu », tout un art : détruire pour mieux révéler et s’ouvrir ainsi aux métamorphoses et aux heureux hasards qui en jaillissent, multipliant les « défauts » et les couleurs fascinantes, du violet au rouge passion en passant par les teintes fushia, or et rouille.
Cette mini expo-événement, produisant des étincelles dans notre psyché, se loge, se love ?, galerie Olivier Waltman, en plein cœur de Paris (rue Mazarine, 6e arrondissement), avec, pour l’accompagner, un livre-objet d'art brûlant de mille feux (nouvelle publication, septembre 2024), au titre éponyme, Brûlure, paru aux éditions André Frère (design de Ruedi Baur), associant des photos claires-obscures énigmatiques, d’où des Ophélie, comme habillées de fleurs, de feu, de fruits, de lumière et de voilages, semblent émerger de la nuit noire de noyades possibles (si, assurément, le feu est là, son contraire, l’eau, stagnant ici comme aux détours de cheminements boisés fantastiques et humides, n’est pas toujours très loin), à du verbe, mais sans le moindre verbiage. C’est, a contrario, hautement poétique et elliptique.
- Polaroid mis à feu par Linda Tuloup...
Ces clichés ensorcelants, signés Tuloup, comme réalisés entre chien et loup, viennent « se marier », tant dans le livre que dans l’expo solo (les deux faisant corps pour mieux nous éblouir), non seulement à des peintures anciennes « miraculeuses », à savoir de toute beauté, fonctionnant, en montrant souvent des mains (le don, l’une versant une pluie d’or, ou l’ouverture à l’autre), comme autant d’apparitions surnaturelles, tels Saint Sébastien soigné par sainte Irène (vers 1640) par Giovanni Battista Spinelli (1613-1658), Danaé (circa 1650) de Jean Mosnier (1600-1656) et autres La Source ou Baigneuse à la source (1868) de Gustave Courbet (1819-1877), mais également à des mots bientôt égrenés, telles des litanies, une possible déclaration d’amour ou des facéties, par Colin Lemoine, critique d’art, écrivain et conservateur au musée Bourdelle, certains propos du livre-écrin en question se mettant, façon échappée belle, à courir, ou battre la chamade, sur les cimaises de la galerie ; on pourrait presque penser que ce sont des paroles issues de chansons populaires, ce qui est pour moi un compliment. Exemples : « Tu tiens l’allumette, c’est elle qui bouge pas le Pola, ça alors, tu la fais danser, ça brûle, ça fond, ça s’amalgame, les couleurs se fécondent, ça coule, c’est Pompéi bordel, tu peins avec la cendre, tu dis regarde et d’un coup transperces la peau, je dis oh, tu dis c’est beau, je dis c’est merveilleux tu dis adieu l’indemne, je ris, tu peins avec la cendre, je dis feue la peau, tu dis regarde, je dis que sous la flamme je ne vois que du feu », « Je vois des halos et des éclats, des fesses éblouies, des bras de lait, dès membres fantômes, je vois et fais tout pour ne pas dire ce que je vois, je veux garder cela, ne pas céder aux mots, pas là » et autres « Il faudrait se taire et regarder, bouche cousue, accepter de ne pas déchiffrer car il n’y a rien à déchiffrer, qu’ici le monde s’ouvre sans clef, que c’est pour toi la grâce, et pour moi un peu le danger. » Il faudrait se taire, OUI, mais, si vous le voulez bien, je vous en parle encore un peu.
- Portrait de Linda Tuloup, galerie Olivier Waltman, Paris, le 30 octobre 2024. ©Photo VD
Cette expo-photo Brûlure, prenant la forme d’une installation (c’est une œuvre d’art totale déployant en frise des photographies, en noir et blanc ou en couleur, et des vers libres se donnant la main pour dialoguer à l’infini, entre gravité et malice, entre eux), oscille, tels les reflets de la flamme incandescente courant sur les murs (couverture de survie dorée au sol oblige, c’est elle qui, par un effet miroir, crée l’illusion d’une lumière papillonnante), entre brûlure et beauté, allumette et amulette (de fée ?), clair et obscur, épiphanie et cendre, pyromanie et feu de l’amour, froissé et fulgurance, chambre noire et white cube, instantané (les délices du Polaroïd ludique !) et parfum d’éternité. Le feu sacré (pour l’art, l’instant d’amour et la pluralité du monde sensible, dont la nature foisonnante fourmillante de détails) y trouve, dans cet espace d’exposition resserré, un merveilleux réceptacle, doublé d’une caisse de résonance, des plus intimistes.
- Attention, livre qui brûle. Passionnant ! Une petite œuvre d’art en soi…
Ce sont des autoportraits photographiques, prenant la forme d’une espèce de série cathartique toute personnelle, ayant eu recours au retardateur, très proches semble-t-il de l’autofiction, ou la photographie comme mise à nu, pourrait-on dire - en même temps, l’artiste ne semble s’y révéler, de par son corps nu dévoilé montré en entier ou uniquement par fragments (ses seins, ses hanches, sa peau, ses jambes…), que pour mieux se cacher, comme pour préserver les mystères ineffables, entre femme-enfant, Animal on est… bien (Femme Louve ou Demoiselle Papillon ?) et mère Gaïa, de l’ Éternel féminin ; en fait, histoire de préciser les choses (de la vie), lors du confinement lié à la pandémie de Covid-19, Linda Tuloup s’est photographiée chaque jour, avec un appareil Polaroïd équipé d’un retardateur sans jamais pour autant ne se regarder que le nombril : elle se met comme en offrande pour les autres, dans sa vérité nue, entre force (beauté) et faiblesse (fragilité de l’existence, frémissement de la vie), son corps n’étant qu’un instrument pour parvenir à ses fins, troubler ou émerveiller, entre attraction et répulsion, à l’instar du feu. Puis, en approchant franco une allumette, elle a brûlé, à des degrés divers, ses Polas, sachant que pour certains, entre destruction et reconstruction (la disparition engendre autre chose, la trace de la flamme produit du nouveau, à savoir une sorte d’« œuvre ouverte », la photographe ajoutant, « On associe souvent la photographie à la mort, mais pour moi c’est un point d’ouverture, un instant d’amour »), leur aspect froissé ne vient, en fait, que de l’action du feu.
- La Fée des Polas ? Agrandissement numérique d’un polaroid, par Linda Tuloup
Dans le magazine Photo de cet automne (n°561, in article du portfolio Linda Tuloup eu feu : Brûlure, propos recueillis par Cyrielle Gendron, le 31 juillet 2024, p. 98), la photographe plasticienne précise ceci : « J’ai débuté Brûlure quand nous avons été confinés en 2020. Comme tout le monde, je me suis retrouvée cloîtrée chez moi. J’avais tout un stock de polaroids dans mon frigo [NDLA : certains passionnés de Polaroid conservent leur pellicule Polaroid au réfrigérateur, c’est tout à fait possible, en fait il est conseillé de conserver les films Polaroid à une température entre 15 et 20°C, le fait le plus important étant qu'il ne faut pas de variation subite de température] et moi seule sous la main. Alors j’ai commencé à faire des autoportraits ; pas par vanité, mais parce que ça avait l’avantage d’être simple. Je mettais le retardateur, j’avais dix secondes, je courrais, dans mon jardin, dans ma chambre, la révélation était immédiate. Mais, très vite, j’ai eu besoin d’accomplir un geste supplémentaire, d’inventer une cérémonie. (…) [Alors] j’ai fait appel au feu ! (…) J’avais mon petit paquet d’allumettes, j’en craquais une et je faisais danser la flamme sur le Polaroid. Je voyais de nouvelles couleurs apparaître, j’observais la photographie devenir sculpture, se tordre, se courber, s’ouvrir, devenir vivante. C’était fascinant. Soit je venais de faire la photo et dans cet élan, sans réfléchir, je la brûlais ; soit le temps passait et ça devenait vertigineux. C’est effrayant en réalité. Mais c’est ce risque qui m’a intéressée. En même temps l’image se révèle, en même temps elle disparaît. Et dans cette disparition il y a autre chose qui se révèle à nous. C’est magnifique. En travaillant sur le livre Brûlure, je me suis aperçue que j’avais une boîte de polaroids que je n’avais pas encore passés à la flamme. Alors, jour et nuit, je me suis mise à brûler. Je voyais dans cette brûlure quelque chose de l’ordre de la métamorphose, de la renaissance, je voulais creuser à l’intérieur de l’Être pour aller voir ce qu’on ne voit pas de prime abord. J’ai eu l’impression d’être un peu comme une sorte de chamane, une sorcière. »
Le soir du vernissage, il y régnait vraiment, dans l’espace d’exposition, une chouette ambiance (animal nocturne, semblant d’ailleurs s’inviter subrepticement dans certains Polas), comme « au coin du feu » (car Linda Tuloup, femme-flamme, est une artiste infiniment discrète et délicate), afin de se raconter, en groupe ou en solitaire, des histoires pour rêver à foison ou bien pour se faire peur, de manière vertigineuse. Bouh ! Promenons-nous dans les bois, en étant simplement éclairés, entre ténèbres et lumière, par la menue flammèche d’une allumette. Au fait, attention, si vous lui demandez une dédicace sur son beau livre d’art, prenez garde, elle peut fissa, toute feuille, toute flamme, vous sortir une allumette de je ne sais où pour cramer aussitôt un bout de page, le trou se fera alors très vite !, avant d’y laisser dessus, quelques bribes de mots, bien pensés (comme si elle vous perçait à jour, Tuloup n’a pas fait des études de psycho pour rien), associés à son simple prénom, « Linda », ainsi qu’à la date exacte de sa « mise à feu », pour l’autographe effectué !
Cette présentation personnelle Linda Tuloup, « Brûlure », montre, en diptyque, des originaux (polaroids, donc pièces uniques) et des agrandissements numériques. Toujours, dans le magazine Photo #561 (p. 99), l’artiste notait encore ceci : « Dans l'exposition, il y a à la fois les originaux brûlés, et des agrandissements. En numérisant les Polas, j'ai découvert ce que l’œil n'arrivait pas à voir dans le petit format, notamment la beauté du tumulte qui se joue dans cette brûlure, dans ce creux, cette trouée dans l'image. C'est aussi ce qui m'émeut avec le Polaroid et la brûlure, si ça avait été une photo que j'avais pu reproduire et tirer en 50 exemplaires, cela aurait perdu un peu de magie. De fait certains ont malheureusement fini en cendres, mais ça fait partie du jeu. Une fois que le Polaroid sera vendu, il ne me restera plus de trace... »
Enfin, pour encore plus comprendre l'importance de cette « expo-livre » totalement inédite, révélant, de long, en large et en travers, un univers des plus sibyllins, à l’inquiétante étrangeté saisissante, ainsi que son rapport passionnant « de proximité » au Polaroïd et au feu, ardent ou mourant, réunis ici pour des noces heureuses, sans pour autant oublier l’entropie et la mort au travail juste avant l’extinction définitive des feux, soudain le « Mes tableaux ne sont que les cendres de mon art » de feu Yves Klein me revient en mémoire), je ne résiste pas à l’envie de vous faire partager, via quelques extraits ci-dessous (in Le feu est tout), l’enthousiasme débordant, et contagieux – franchement, cela fait plaisir car ça change du style « colin froid » de bon nombre de journaleux gris confondant objectivité et morne plaine ! -, de l’écrivain français Yannick Haenel (Prix Médicis 2017), avec lequel Linda Tuloup a déjà collaboré par deux fois, via deux livres de photographies publiés (Vénus – Où nous mènent les étreintes, 2019, et La nuit souterraine, 2023, se jouant, pour ce dernier, de la relation amoureuse, un brin cosmique, entre texte et image, femme nue au blanc laiteux et nuit des forêts), qu'il nous fait partager, sans retenue, à l'égard de ce solo show mémorable, dans sa chronique « Qu’avez-vous vu, monsieur Haenel ? », en page 12 du Charlie Hebdo du 6 novembre 2024 (n°1685) : « Il y a en ce moment, à Paris une exposition merveilleuse. Elle est gratuite, comme l’est toujours la poésie. C’est à la galerie Olivier Waltman, au 74, rue Mazarine, dans le 6e arrondissement (vers Odéon, donc). L’expo s’appelle « Brûlure ». La photographe : Linda Tuloup. Vous avez jusqu’au 23 novembre*, courez-y : il est rare d’être comblé à ce point. La magie, ça a lieu quand la fragilité prend la place de la puissance. Voici des éclats rouges et mauves, des étincelles de jardin argenté, des halos de nuit verte, des braises, des nymphéas, des échancrures de forêt où clignotent des rivières. (…) Et ce "puits des magies", comme dirait Rimbaud, on le retrouve tout entier, plus foisonnant encore, dans le livre Brûlure, qui est une splendeur. (…) Les étoiles ne sont pas qu’au ciel, elles scintillent sous les paupières des artistes. Linda Tuloup n’est pas qu’une photographe de l’intime, encore moins de l’autoportrait : si elle abandonne ses nudités à la flamme, c’est-à-dire aux couleurs qui les révèlent, c’est pour donner à voir ce qu’est la poésie de l’existence. L’invisible s’écrit sur ses images en lettres de feu. Les paysages nocturnes de Linda Tuloup, troués de fines lames bleues ou vertes, sont parmi ce que j’ai vu de plus beau. Le cœur est un jardin qui s’ouvre. »
- Le feu est tout, voilà tout !
Bon, après ça, si vous ne voulez toujours pas aller voir cette expo (elle dure encore une quinzaine de jours, rassurez-vous), alors je ne peux plus rien pour vous ! Ceci est un trait d’humour, bien sûr. Voili, voilou. Et vive le feu sacré, chez les artistes et autres, ainsi que l'irrésistible, et follement attachant, polaroid. Dernière chose, le samedi 23 novembre prochain, à 17h, afin de poursuivre, en la transmettant, tel un passage de flambeau, au plus grand nombre, cette « Brûlure » (livre-expo), il y aura, galerie O. Waltman, une lecture à deux voix, d'une vingtaine de minutes, par Linda Tuloup et Colin Lemoine, autour de leur ouvrage à... six mains - eh oui, n'oublions pas, au passage, son génial concepteur Ruedi Baur - si précieux. Alors, prêts, chers lecteurs/regardeurs, pour ce transport en commun ?
Exposition personnelle Brûlure, Linda Tuloup, du 30 octobre au 30 novembre 2024* (attention, prolongations), galerie Olivier Waltman, entrée libre, 74, rue Mazarine Paris 6e, www.galeriewaltman.com + le livre Brûlure, texte de Colin Lemoine, design de Ruedi Baur, chez André Frère éditions, 224 pages, prix public : 49€. www.lindatuloup.fr / Expo-rétrospective Barbara Crane, 11 septembre 2024 – 6 janvier 2025, commissaire : Julie Jones, exposition gratuite, Centre Pompidou-Paris, Galerie de photographies, niveau -1, tous les jours de 11h à 21h, sauf le mardi. Catalogue Barbara Crane, sous la direction de Julie Jones, 224 pages, 180 photographies noir et blanc et couleur, prix public : 49€. / ©Photos in situ VD.
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