Sex and vertigo
Je suis très sensible au vertige. Même sur un escabeau. Près d’une fenêtre, quand je regarde tout en bas, j’ai comme des aiguilles dans le sang. Ne parlons pas de la tour de Pise qui, non seulement penche, mais n’est protégée à son sommet que par deux vagues cercles de fer. Arrivée là-haut, je me jette à quatre pattes. Je ne peux plus faire un pas. J’aurais pu être engagée par Hitchcock dans « Vertigo ». Sueurs froides sans maquillage.
Certes Pascal console cette faiblesse en écrivant : « Le plus grand philosophe du monde, sur une planche plus large qu'il ne le faut, s'il y a au-dessous un précipice, quoique sa raison le convainque de sa sûreté, son imagination prévaudra. Plusieurs n'en sauraient soutenir la pensée sans pâlir et suer. »
Merci…Mais bon…Pourquoi ?
Dans une vie antérieure, a-t-on glissé du haut d’une falaise ? S’est-on suicidé du haut d’une tour ?
Je peux, du moins, dire d’où cela vient, dans ma vie actuelle, qui est née à Montpellier.
Un jour, j’avais sept ans, quand, dans les jardins du Peyrou, quelqu’un m’a raconté l’histoire d’un prisonnier à qui l’on promettait la liberté à condition qu’il coure, sur un cheval au galop, les yeux bandés, au sommet de l’étroit aqueduc des Arceaux.
Je ne sais pas si mon vertige est né de cette image ou de la découverte de l’existence du mal. Je ne connais pas la fin de l’histoire. Si peu de souvenirs nous restent de nos petites années. Et là, je revois tout. J’entends la voix. Je détaille la voie étroite par laquelle on avait condamné quelqu’un à passer. Moi ?
Le lendemain à l’école, un jour où toute la classe marchait allégrement sur une poutre à un mètre du sol, il m’avait été impossible de le faire. J’ai mis six mois à tenir sur un vélo, je suis incapable de patin à roulettes, la première fois que j’ai pris un téléphérique pour skier, je suis redescendue à pied.
Tout ceci me revient à la suite d’une histoire récente.
Il y a un an environ, étant avec ma fille chez une jeune styliste de Montpellier, j’avais été invitée à défiler pour elle lors de sa prochaine collection. Elle aime faire porter ses créations par des femmes de toutes les formes et de tous les âges. L’affaire avait disparu au fil du temps jusqu’à ce que l’invitation soit précisée, samedi 9 juillet, dans cette ville de Montpellier où je suis née, où j’ai vécu quinze ans, que j’ai quittée dans un immense désespoir, rejoignant Marseille que je n’ai jamais aimée. Montpellier, la ville mythique de mon enfance…
J’ai rêvé pendant des années que je revenais à Montpellier. Pendant des années, j’ai passé mes nuits à arpenter les rues du quartier St Roch. Je crois que si un jour j’arrive au paradis, si la ville céleste ne ressemble pas à Montpellier, je serai déçue.
-Et où se passe ce défilé ? demandai-je à ma fille.
-Place st Roch.
-Quoi ?
Incroyable ! L’église Saint Roch est au cœur de mon enfance catholique, mais plus encore au cœur de mon enfance de fille unique, donc solitaire. J’ai découvert mon indépendance dans ces rues, errant à gauche et à droite. J’avais envie de me perdre. J’avais envie d’avoir peur d’être perdue. Pendant des années je n’ai connu de la vie que ce cœur de ville. On ne voyageait pas. Mes parents n’avaient pas de voiture. J’allais à Palavas en vélo ou en petit train. J’ai tant aimé cette ville à laquelle on m’arrachée quand j’avais quinze ans. Mon premier chagrin d’amour.
Comme les villes étaient différentes ! Comme elles étaient à échelle humaine. Comme une gamine de dix ans pouvait les parcourir, aller à pied tous les jours au lycée ou se promener au Peyrou. Je me souviens qu’à douze ans, volant trois sous à ma grand- mère, je me précipitais au « Lynx », cinéma permanent, où je restais toute la journée à voir le même film : « Hélène de Troie » avec Jacques Sernas et Rossana Podesta. C’étaient les débuts du cinémascope. « La Tunique » avec Victor Mature ! Mon père, journaliste, avait des invitations pour tous les cinémas de la ville et ces bouts de carton de couleur différente pour le « Pathé », le « Rex » ou le « Capitole » me faisaient rêver comme jamais aucune sortie ne pourra me faire rêver maintenant.
Tous les dimanches j’allais à la messe à l’église St Roch, endimanchée, et quand je me trouvais au milieu de la foule qui se pressait pour entrer, j’éprouvais tout à coup un écœurement lié à l’abus de parfum, le même écœurement qui me prend parfois, dans des ascenseurs bondés …Les corps des autres contre le mien, impossible d’y échapper, avec toujours la même nausée, née ces matins-là, le dimanche. C’était à l’entrée de l’église qu’étaient notées les cotes morales des films. « Pour tous », « Pour adultes » et deux mentions qui me faisaient frissonner : « A déconseiller » et le terrible « A proscrire ». Qu’est-ce que ça pouvait être un film « A proscrire » ???
Ce matin, 9 juillet, le temps est splendide. Pourtant, ma joie ne peut en aucun cas être comparée à celle que j’éprouvais, tellement plus vive, lorsque j’avais quinze ans et que je revenais vers Montpellier, la ville des rêves absolus, flottant au-dessus des villes et des rêves. Ma Miyazaki city.
Enfant, je vivais dans le quartier St Roch qui était une vieille chose un peu délabrée. Je suis née 8 rue des sœurs noires dans des appartements du troisième étage qui se louent à présent à des étudiants. De toutes petites pièces qui n’existent plus, telles qu’elles étaient, que dans ma mémoire. Je n’ose aller sonner chez les locataires actuels leur disant le cœur agité : « Laissez-moi entrer. Laissez-moi entrer dans ma vie qui est morte. Je suis née ici ! Y a-t-il encore le soir ces cris stridents d’hirondelles qui faisaient ma tristesse de fille unique ? » Oui, en ce temps-là, les copines ça ne s’invitait pas facilement.
Ma meilleure amie, Michèle, était la fille d’un député. Elle habitait dans un hôtel particulier de la grand rue et pour moi c’était Versailles. On s’entendait si bien toutes les deux. Un jour, je l’ai vue monter, jusqu’à mon troisième étage. J’ai été si heureuse, un moment, car elle ne venait jamais. Elle portait une valise avec quelques affaires que j’avais oubliées chez elle. Et comme elle pleurait et que je ne comprenais pas pourquoi, elle me dit : « Ma mère a une histoire avec ton père. Mon père l’a su et on ne peut plus se voir. » Le Ciel m’est tombé sur la tête. Je ne comprenais rien à ce qu’elle disait. Et on a pleuré toutes les deux. Plus jamais je ne l’ai revue.
« Michèle, ma belle…sont deux mots qui vont très bien ensemble… » Adieu ce qui va bien ensemble…
Comme beaucoup de centres anciens, Montpellier s’est inventé un cœur de ville chiquissime et ravissant. Là, où j’allais chez Madame Croqueloi, l’épicière, il y a à présent une galerie d’art et les anciens établissements Ballatum où l’on achetait ces linos qui m’éblouissaient sont devenus des pubs donnant sur des terrasses. Je ne connais pas de ville plus belle en son centre, plus agréable à parcourir, plus riche en boutiques créatives que Montpellier.
Et ce fameux quartier St Roch, cette église, elle, sans aucun charme, mais rattrapée cependant par une volée de marches à l’italienne ! Elle fait face à un immeuble moderne à la façade dans intérêt, mais un trompe-l’œil l’a transformée d’une manière étonnante. Tout ce quartier est piétonnier et résonne de bruits de voix et de talons.
C’est cette place que je retrouve, tout excitée, quand j’arrive. Défiler pour une créatrice ne me pose aucun problème particulier. J’en suis ravie, même. Je suis curieuse de voir la robe qu’elle a choisie jusqu’au moment où…
Telle est la vie…Quand elle ne mélange pas le bien et le moins bien, elle est vexée. En tant que créatrice originale, elle aime bien pimenter nos vies.
Le défilé se passe sur un podium. Il culmine à environ un mètre cinquante du sol.
-Alors, vous allez jusqu’au bout du T, là, une pose, puis, vous revenez en arrière, une pose, puis vous prenez la partie centrale, une pose au milieu et vous arrivez à l’escalier, puis vous descendez et vous remontez les marches de l’église et vous attendez en haut…
C’est Elisa, la créatrice, qui donne ses instructions. Je ne vais pas y arriver. Je me sens profondément ridicule. On est une douzaine de nanas et comme il en manque une, c’est Fabrice, l’ami de ma fille, qui prend sa place. Il défile, le chien, dans une aisance parfaite se tortillant à la pointe extrême du podium, faisant le fou au milieu de toutes ces filles. Il frôle le vide. Il s’en fout. Tout le monde rit et l’acclame. C’est à moi.
On se dit toujours dans ces cas-là : « Courage. Il y a pire en ce monde. Ne sois pas ridicule. » Me voilà donc sur cette estrade bordée de deux espaces horriblement vides et profonds. J’avance jusqu’au bout de ce putain de podium rose et là c’est le fameux demi-tour pour revenir vers le centre. Quand je tourne la tête tout est noir, je réussis à ne pas mourir, je ne sais comment, j’enfile la grande longueur, j’ai les jambes qui tremblent, je m’accroche à l’arrivée à l’escalier. Une pure horreur.
Mais je veux être courageuse. Pendant que les autres discutent, je remonte sur le podium et je recommence. Je me prends en main. Je me secoue. Je me la joue Lee Marvin dans « Les douze salopards ». « Go ! Tu vas y arriver ! Merde ! » C’est pire. Je prends alors une décision : je n’irai pas jusqu’au bout de ce T. C’est impossible. Je m’arrêterai avant. Et je mets au point un petit délire. Je me la joue Inès de la Fressange qui ondulait sur les podiums dans une aisance aristocratique en un temps où, pour être mannequin, il n’était pas nécessaire d’avoir un air de fille qui a perdu toute sa famille le matin. Je tiendrai mes chaussures à la main. Cela fera comtesse aux pieds nus un peu pompette .Voilà, je rentre d’une soirée arrosée ce qui explique que j’ondule, j’ai donc la tête qui tourne et je fais signe aux filles qui sont au sommet des marches et qui me demandent d’avancer vers elles : « Non, non ! Trop bu ce soir dans ma belle robe de soirée ! »
J’explique ça à Elisa qui me dit en riant : « OK. A Partir du moment où c’est assumé, ça me va. » Ca, pour être assumé…
Elisa ne discute pas car elle est comme tous les créateurs confrontés à ces préparatifs de spectacle où il y a toujours une musique qui ne démarre pas, trois mannequins absents, des accessoires qui ont disparu, une tente qui doit arriver plus tard, donc mon histoire n’est que la goutte d’eau dans le sombre océan des angoisses d’avant-spectacle.
Les répétitions étant terminées, il s’agit de se rendre au magasin d’Elisa, rue St Anne, à côté d’une autre très belle église, d’une autre très belle place, dans le ravissement de ces rues anciennes que je connais par cœur.
On passe rue des gagne-petit. Ça me fait rire ce nom. Elle est bien de notre époque, la rue des gagne-petit ! Les retraités, les smicards mais bientôt tous les autres, des gagne-petit ! J’ai un souvenir attaché à cette rue. Les fenêtres de l’appartement où je suis née y donnent. Un jour, j’avais six ans, ma mère me voyant avec mon doudou, m’avait dit : « Non, mais tu n’es pas ridicule à ton âge, laisse-moi cette saleté ! Va me jeter ça ! Je ne veux plus le voir ! »
Et moi, pour prouver que j’étais une grande, j’avais pris le doudou et je l’avais balancé par la fenêtre, acte horrible qui me fait douter de ma sensibilité. Lequel doudou était tombé rue des gagne-petit. Mais l’héroïsme n’avait duré qu’un temps et au moment de dormir j’avais tant et tant pleuré, hurlé et gémi que mon père, compatissant, était allé dans la rue obscure chercher mon doudou.
Adieu la rue de mon doudou …
On passe aussi près de la rue du conservatoire. Là aussi j’ai un autre drame d’amour. J’avais été admise au conservatoire d’art dramatique grâce au piston d’une voisine et j’y prenais des cours, à douze ans, dans un ravissement dont aucun mot ne peut rendre la source. Et ce d’autant plus qu’il y avait là un garçon de 14 ans, un grand , de l’espèce des garçons, espèce rare et dangereuse qu’aucune école de fille n’abritait jamais. Or ne voilà-t-il pas qu’à la fin de l’année, la classe organisant une surboum, je me retrouve invitée pour un slow par mon chéri secret. Et là, tout à coup, quelqu’un coupe la lumière et dans cette obscurité brodée de je ne sais quel « only you », je sens encore, contre ma joue et contre mes lèvres, le duvet de la joue de ce puceau serrant sa pucelle, quand soudain la lumière foudroie , un homme bondit dans la pièce, mon père, il se précipite sur moi , me met une claque magistrale et m’embarque indignée en criant à la cantonade : « Tu ne retourneras plus jamais dans ce lieu de perdition ! »
-Voilà ta robe.
J’avais espéré, tout au long du chemin, une robe cool et sympa qui se porterait sans problèmes et me laisserait me concentrer sur ce vide affreux qui borde toutes nos vies, petits espaces roses et dangereux, mais non.
C’est une super jupe en jean robe rouge sombre, des myriades de volants nerveux, qui se porte avec un bustier de fille de joie serré dans le dos par un lacet….Bon. Je l’essaie. Disons que le problème majeur est que le lacet devrait serrer un poil plus pour que je sois à l’aise. Là, pour que me seins aient cette forme bombée qui fait prostituée de western, il fait que je gonfle mes poumons , ce qui donne un résultat ravissant à condition de ne plus respirer ou de prendre sans cesse, comme une femme qui accouche, des respirations fréquentes et nerveuses.
Je vais donc dans une robe rouge, où je suis à moitié à poil, défiler sur un podium rose qui flotte sur un monde noir face à l’église de mon enfance où j’ai découvert, pour la première fois, un sexe d’homme. C’était dans le petit jardin de l’église st Roch. En face de moi un clochard qui mangeait un sandwich qu’il essayait de compléter, sans trop y réussir, avec une grosse saucisse. Je n’avais à l’époque aucune connaissance de ces énormes choses et en était restée au sexe masculin de trois millimètres d’un petit cousin né depuis deux jours et il m’a fallu je ne sais combien d’années pour comprendre ce qui s’était passé ce jour-là, dans cette manœuvre, assez longue ma foi, où un pain dans la main et une saucisse dans l’autre ce pauvre gagne-petit n’avait pas réussi visiblement à tout manger.
-On se met là ?
C’est un ces petits restos qui abondent dans le centre de Montpellier. Le nôtre est recommandé par le routard et propose des frites maisons à volonté. Comme je suis allergique au gluten et au lactose, chaque commande dans un restaurant est complexe. « Il n’y a ni beurre ni farine ? »
-Non. De la crème.
-Ah ! Non pas de crème. Pas de lactose. Et pas de gluten.
-Heu… Attendez…Je vais me renseigner.
Et le garçon revient, toujours très aimable, investi d’une mission sacrée : sauver une cliente d’un empoisonnement imminent, revenant avec des recettes miracles sensées ne contenir aucun des poisons qui rongent les os des créatures sensibles.
En levant les yeux, je découvre une ancienne façade avec un balcon ouvragé à l’ancienne, décoré de bambous froufroutants, le tout dressé, comme un plat artistique, sur un fond de ciel brûlant. C’est beau la vie… Cela me rappelle « L’amour fou » de Breton, cette passion des surréalistes pour les villes, cherchant à chaque angle de rue des mystères et des merveilles.
Quelques instants après je suis chez le coiffeur à deux pas de là. C’est une boutique qui ne donne pas comme beaucoup d’autres sur une rue où passent des voitures. Elle donne sur une place couverte à l’italienne de plantes, de lauriers, de petites tables de bistro. Une rue calme où l’on se promène.
C’est l’instant du shampooing. Et là, merveille des merveilles, ce coiffeur n’appartient pas à l’espèce des sauvages qui veulent, au nom d’une propreté maudite, vous arracher le cuir chevelu et le laminer avec leurs ongles. Non. Il caresse la tête avec la paume de ses doigts, il frotte doucement sous une eau à peine tiède. J’ai l’impression que je vais défaillir tellement c’est bon. Je ferme les yeux . Il me dit : « Ca va ? » J’ai à peine la force de répondre. Je murmure : « Oui. Très bien. »
Je pense aux hommes impuissants qui sont désespérés pace qu’ils ne bandent plus. Mais savez-vous que vous pouvez être les amants les plus recherchés, les plus admirables si vous savez caresser un crâne de femme, et glissant doucement, d’une main retournée effleurant à peine de ses ongles, la plus légère, la plus acide possible, attoucher le blanc des bras et des cuisses ? Faites-vous faire des T-shirts. « Je ne bande pas, je caresse ». Et vous serez surbookés. « Lave-moi les pieds et les cheveux, chéri. Sois mon Christ shampooineur. Mon masseur thaïlandais qui coince son genou entre mes cuisses pour avoir plus de prise sur mon dos, innocemment. Sois l’innocence d’avant le sexe. Quand le plaisir ignore de quelle épopée il est le messager. Ne t’égare nulle part. N’explore aucun volcan. Caresse-moi comme un chat se lèche en prenant son temps car il n’a rien de mieux à faire. »
Je cherche un eunuque qui a du doigté. Un homme savant dans l’art des caresses féminines. N’enseignez plus les maths aux garçons dans les écoles. On s’en fout. Ca ne débouche sur rien. Apprenez-leur à caresser les femmes et réciproquement et le monde sera plus calme et plus doux. Non pas Bonobo land mais l’ombre d’un temple des mystères d’Eleusis. Offre-moi le seul nom que j’aime porter : Frisson.
Comme chez tous les coiffeurs il y a un fond sonore musical. Dieu merci j’échappe à la house. J’écoute à peine les différentes chansonnettes jusqu’au moment où l’extase de la caresse s’unit aux paroles d’une chanson d’Elodie Frégé, oubliée depuis longtemps : « la ceinture ».
Non pas sur la bouche
Même si c'est louche
Puisque ma langue
A le goût de ta vertu
De ton honneur perdu
Non pas sur les lèvres
Même si j'en rêve
Même si je tremble
Et bien que mon coeur soit nu
Mon âme est revêtue
De pudeur et d'impudence
Sans te faire offense
Mieux ne vaut pas tenter sa chance
Rien ne dure
Au-dessus de la ceinture
Lorsque je sors, j’ai encore le temps de faire un tour dans l’église de mon enfance. Quel lieu. Quel pouvoir . Tous les dimanches dans une robe qui me grattait, (je ne me souviens que de celle-là, ) je tentais d’apercevoir un enfant de choeur dont j’étais amoureuse. J’avais sept ans. Il devait en avoir douze. Quand il passait pour faire la quête, je lui donnais toutes mes économies. Il faut dire qu’il habitait la grand rue . Que son père était médecin. Et que moi, dans mes pièce sous les toits, je n’étais qu’une petite prolétaire consciente de son infériorité. Tentais-je de lui montrer mes richesses en me privant de crocodiles en sucre pour tout lui offrir ? Ce garçon, je l’ai perdu de vue, ne l’ayant rencontré à la messe que quelques fois. Je l’ai retrouvé des années après.
C’était à Palavas. J’étais avec le garçon que je devais épouser à la fin de l’année. J’avais vingt ans. Et soudain, descendant chercher je ne sais quoi, devant les boites aux lettres, j’étais tombée sur lui. Lui. L’enfant de chœur Philippe S… Nous avons parlé. Je lui ai dit « Vous vous souvenez de moi ? » (Je me ruinais pour vous à l’église !) Et il m’a dit : « Oui. Bien sûr. » Et il m’a quitté en me disant : « On se reverra peut-être ? Vous restez jusqu’à quand ? » Plus jamais nous ne nous sommes revus. Plus jamais. Il est peut-être mort.
Quand j’entre dans l’église St Roch l’orgue se met à jouer. C’est parce que je parais, c’est sûr…Et par-dessus le marché un air que j’adore. C’est un psaume qui est celui que l’on entend dans « Witness » quand tous les mormons construisent une grange. Je m’assieds à la place d’autrefois et je pleure . C’est trop là. Trop d’émotions.
Dans un coin il y a ce confessionnal …
Il faut dire que vers dix ans, à la suite d’explorations scientifiques et diverses j’avais découvert que certaines parties de mon corps étaient susceptibles de produire des effets au demeurant remarquables. Ca alors ! Et personne ne m’en avait parlé ! Je m’étais donc aussitôt précipitée pour voir ma mère et ma grand-mère, une sainte femme, et leur faire part de ma découverte. Et de leur expliquer, gestes à l’appui, comment en appuyant ici et là on pouvait obtenir une musique céleste. Je ne comprenais pas leurs airs atterrés. N’était-je pas gentille de leur révéler une si bonne chose ? Il faut dire que je ne risquais pas de lier ces faits à une quelconque sexualité n’ayant strictement aucune idée de la reproduction des espèces. Je vivais sur mon île où seules abordaient les hirondelles. Une heure après ma grand-mère fut mandatée pour me dire de ne plus jamais faire cette chose là qui était un gros péché qui ne plaît pas au Bon Dieu et qui s’appelait « avoir des désirs impurs volontaires ». Dont je devais m’accuser en confession. Mon enfance a été fracassée là-dessus. J’ai vecu ce qu’a vécu Eve qui, ayant trouvé une pomme au goût délicieux, et ayant voulu l’offrir à Adam , son amour, a été jetée dans les limbes de l’enfer par un Dieu jaloux. Oui, Dieu voulait baiser Eve. Et c’est nous qui sommes baisés. C’est la seule explication logique.
Quelle honte ils ont inventée ! S’accuser de « désirs impurs volontaires » à dix ans ! Qu’est-ce que ça voulait dire ? « Volontaires » était terrible. Ma vie était désormais déchirée entre ces deux moments : le plaisir du plaisir ou la honte de l’aveu. Jusqu’au jour où un prêtre a été plus curieux que les autres. Les autres ne posaient pas de questions. Mais lui m’a dit : « Qu’est-ce que tu fais ? » Je suis morte dans l’obscurité. Plus jamais je n’y suis retournée.
Quand je suis remontée au troisième étage où j’habitais j’entendais le bruit étouffé des clous de mes semelles. Vertige…
En parlant de prêtre… A seize ans, au moment où j’ai dû quitter la ville de mon enfance, l’aumônier qui me dispensait le catéchisme me dit : « Ne pars pas sans me dire au revoir. » Et comme je l’aimais bien, je n’y ai pas manqué.
Je le revois faisant les cent pas devant la chapelle où il m’attendait.
Nous sommes entrés dans l’église et nous avons parlé, assis à côté l’un de l’autre. Puis la conversation finie, nous nous sommes levés et comme je lui disais au revoir il m’a serrée longuement contre lui, longuement. Que perdait-il ce jour-là ? J’avais été un peu gênée mais sans rien comprendre car ce temps-là était un temps d’innocence et le seul désespoir était celui de mon départ.
Et lui ? Suis-je restée dans ses souvenirs ? Où est ce moment, encore vivant pour moi, dans la sourdine d’un vitrail ?
Les marches de l’église St Roch sont couvertes de spectateurs. Le défilé va commencer.
Je vis dans un monde cotonneux. Je vais faire n’importe quoi. En regardant mes pieds. Parce que si je regarde les gens, je vais tomber par terre. Et si j’allais mourir à deux pas de ma maison natale ? Et si c’était mon destin ? Dans le berceau de mes amours défuntes qui sont venus me chatouiller comme des anges indélicats ?
J’y vais. Je fais ce que je peux. C’est un triomphe. C’est ce qu’on me dit. Je le crois. Je pense que tout le monde veut encourager cette pauvre créature qui, sans doute membre éminent d’une ligue antialcoolique, a surmonté son éthylisme pour venir, en tremblant, jouer les duchesses aux pieds nus. Place st Roch. A deux pas de la rue des sœurs noires.
Comme quoi, déjà, il y avait des immigrés…
Sur le chemin du retour, comme je suis seule dans ma voiture, tellement soulagée, conduisant pieds nus, sans ceinture, écoutant un morceau de Mozart dont le nom m’échappe, à deux pas de chez moi, je suis soudain dépassée par un gendarme à moto.
Merde ! Et allez ! Amende ! Points !
Il se penche et me dit : (vite je baisse le son) : « Votre ceinture… »
-Oui, oui je vais la mettre !
Ah ! Je ne la ramène pas !
Il rajoute une phrase que je n’entends pas. Il me double doucement et je m’attends à ce qu’il m’indique le bas-côté. Mais non, il continue. Et je comprends pourquoi. Il y a un contrôle un peu plus bas sur un rond-point ! Ok ! Il va m’attendre là. Mais non, il disparaît en vitesse. Et comme j’ai mis ma ceinture, je passe le contrôle fièrement.
Et je comprends tout à coup ce qu’il m’a dit : « Mettez votre ceinture. Il y a un contrôle plus loin. »
Alors là….
Les saints et les anges sont de petites personnes à côté des gendarmes compatissants !
St Roch, en personne m’est-il apparu ?
Le plus beau miracle de mon enfance c’était hier…
Sait-il caresser les cheveux ?
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