Striptease : l’expérience pratique
Il est des spectacles dont vous ressortez sans avoir la certitude qu’ils vous aient plu quand bien même leur exécution serait proche de la perfection. Avant de découvrir un réel plaisir au déplaisir, à l’introspection, au questionnement comme si l’arrière goût d’un vin long en bouche prenait peu à peu le pas sur l’âpreté ressentie aux premiers contacts du liquide sur le palais. Il est ainsi des spectacles qui continuent longtemps à faire leur chemin dans vos pensées vagabondes, qui y reviennent et y reviennent encore semer l’intranquillité, et n’est-ce pas ce qui désigne avant toute autre chose un bon spectacle ? Tel est le cas de Striptease, pièce écrite et mise en scène par Cédric Orain avec Céline Milliat-Baumgartner et donnée en représentation à l’Aghja ce week-end.
De Strip, effeuiller, et tease allumer comme le rappelle celle qui entre en scène par le bord, à côté des spectateurs déjà pris à revers par l’actrice unique de la pièce qui ne cessera de jouer avec eux, les interpellant directement, verbalement ou corporellement, un à un pour toucher à travers chaque individualité le for intérieur de tous ceux venus la voir à l’Aghja, cette salle ajaccienne à laquelle la collectivité devrait verser les subventions qui lui manquent sous peine de voir disparaître le vecteur d’une culture de qualité parce que non consensuelle, audacieuse, dérangeante à l’image du spectacle donné en ouverture de la saison. Et, connaissant Francis Aïqui, son directeur artistique, ce n’est sans doute pas un hasard.
Avec l’austérité, c’est aussi la culture qui est mise à nue et tout doit être fait pour qu’elle ne se limite pas à la plus commerciale parce que la plus aguicheuse, la plus prémâchée, la plus standardisée sans plus de considération ni pour l’auteur, ni pour l’acteur, ni enfin pour le spectateur abandonné à sa zone de confort. Et c’est ce que Striptease montre sans jamais se faire donneur de leçon. Par l’exemple.
Aguichés… Fermés.
La salle est pleine. Mais qui se serait déplacé attiré par le seul titre de la pièce pour assister à un spectacle graveleux et seulement érotique se serait trompé. Et pour autant la pièce est bien là pour poser la question. Que sommes-nous tous venus chercher ? Un corps, un trou ? Une réponse à ce que Pascal Quignard nomme le mystère de la nuit sexuelle, celle où nous avons été engendrés ? Qu’attendions-nous ? La mise à nu comme une mise à mort ? Nous étions-nous servis de l’alibi culturel pour satisfaire nos fantasmes ?
Elle est là, femme-enfant à la voix haut-perchée, les cheveux noirs ramenés en chignon – une fois dénoués ils feront tignasse - et de grands yeux, noirs également, agrandis par le trait qui les surligne. Elle porte un boa de plumes noires comme ses gants, hommage à la grande Rita et à son numéro devenu un classique, sur une robe beige avec de la dentelle noire sur les épaules ainsi que des bas résilles et de petits escarpins. Elle promène sa silhouette gracile sur la scène ouverte sur le public et donc au public, délimitée par le premier rang dont ceux qui l’occupent pourraient la toucher. Pourraient… Tout est là : dans cette règle non écrite que lors d’un striptease, on regarde et on ne touche pas. Pas même quand l’actrice, à travers son texte se donne, s’offre nue, debout jambes écartées de la largeur des épaules, bras ouverts et doigts tendus vers le sol, tête légèrement en arrière. Et cette nudité est alors toute puissance !
D’une économie esthétique du désir…
Le désir n’existe qu’insatisfait. Le striptease est une économie du désir. Un art de son épuisement. Il se veut durable. Prendre le temps de se dévêtir. Prendre le temps d’enlever un gant et de laisser découvrir millimètre par millimètre la peau blanche dans toute sa lumière. Et prendre de nouveau le temps de danser dans l’intervalle, de recouvrir le corps qui s’expose par des jeux de lumière. Cacher et montrer pour ensuite ôter de la vue l’objet du désir et ne plus laisser jouer que les ombres. Telle est l’économie lancinante du striptease qui pourrait durer des heures. Elle est artistique, esthétique.
… A une économie technique et marchande !
Mais qui a encore le temps aujourd’hui ? Qui à l’heure du porno sur internet peut retarder et cultiver sa jouissance ? La comédienne et le metteur en scène le savent. La pièce est courte. Quarante-cinq minutes. Une mi-temps de football… Les passages en pleine lumière sont brutaux. L’effeuillage se fait dans l’ombre et le corps nu apparaît soudainement en pleine lumière. Et soudain il dérange. Quand bien même, le spectateur saurait que l’actrice est volontaire, à l’aise dans une nudité qui l’interroge, elle qui, à plusieurs reprises, a dû jouer des scènes au cinéma dans le plus appareil, sans en souffrir, le théâtre est là dans toute sa dramaturgie qui rend l’apparition intrusive et violente.
Tout comme sera violente la fin de la pièce. La modernité et son lot d’épuisement, d’assèchement. Il y a depuis le commencement une barre de métal fixée dans le sol. Elle luit. Il n’est pas besoin de beaucoup de barreaux pour nous enfermer. Une barre suffit.
L’histoire du striptease avait commencé par une sortie de scène manquée, l’histoire de Miss Mae dite aussi Mae Dix qui changeait de tenue entre chaque numéro et qui, dans sa précipitation avait dégrafé sa robe avant d’être sortie de scène. Un impromptu, une surprise. De la poésie. Les stripteaseuses avaient un nom Bonita Super, Foufoune Darling ou Lili La Pudeur (immense performance dans la pièce quand l’actrice rend hommage à l’inventivité des identités), une personnalité, elles œuvraient sur une scène dont elles étaient les maîtresses. La musique était lente et accompagnait harmonieusement les mouvements. Elle était le spectacle, le point d’attention. Elle s’achève aujourd’hui sur des comptoirs où des femmes accrochées à une barre exécutent des figurent acrobatiques et flattent par des mouvements violents du bassin l’ego des hommes qui quand ils les regardent, rêvent leur sexe de la taille de cette barre. Elles sont devenues une partie du décor anonyme des boites de nuit.
Nous sommes passés de l’économie durable à celle de la cadence et de la productivité. Le rythme est techno, le volume sonore a envahi l’espace, le battement des basses vient perturber celui de nos cœurs, et l’actrice scande un, deux, trois, quatre, cinq, six, sept en boucle tout en tournant au début avec grâce et légèreté autour de la barre, comme pour nous apprendre les passes qu’elle va par la suite répéter jusqu’à l’épuisement, d’abord habillée d’une robe de cuir à lacets qui n’est pas sans rappeler l’univers sado-maso puis nue. Une nudité qui cette fois dit le dénuement.
La pièce se clôture ainsi au pied de la barre, dans l’immobilité, une dernière parole avant l’obscurité. La mort. Une prémonition ? L’interrogation va bien au-delà du striptease qui devient ainsi une métonymie de nos sociétés. De l’art nous sommes passés à la technique. De la culture du désir, nous sommes passés à son épuisement. Jusqu’où irons-nous dans notre suicide collectif ?
Mais si d’assister à Striptease relève de l’expérience, d’une expérience du corps qui ressort épuisé lui aussi, il relève aussi et surtout d’une expérience pratique au sens philosophique du terme, morale. Ce n’est finalement pas le corps que le striptease a allumé mais bien l’esprit. Et pour cette seule raison, n’hésitez pas, courrez voir la pièce dès qu’elle passe près de chez vous.
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