Tati Jacques
On connaissait Tatie Danielle, cette vieille dame insupportable rendue célèbre par Etienne Chatiliez. Arte nous a révélé en ce mois d’octobre un Jacques Tati surnommé le « tati-llon » par les équipes de tournage, et dont les traits d’humour les plus stigmatisants visaient les femmes. Portrait de ce Tati Jacques qui aurait eu 100 ans ce mois d’octobre 2007.
Dimanche 7 octobre, il ne fallait pas être passionné de foot pour réserver sa soirée à la soirée thématique concoctée par Arte sur notre "Chaplin français". Cela commençait en fanfare avec Les Vacances de M. Hulot, chef-d’oeuvre indémodable dédié aux multiples déboires de notre poète du monde moderne, au chapeau et à la pipe, à l’immense silhouette (plus d’1,90 m) dégingandée restée si populaire.
De Tatischeff à Tati chef
Le reportage qui suivait le film était un florilège de gags commentés et justement appelés Le Rire démocratique. Il nous fait découvrir Tati, fils d’un encadreur russe (Georges Emmanuel Tatischeff, né en 1875 à Paris), qui deviendra lui-même un maniaque du cadrage. Cela lui vaudra le surnom de "tati-llon", considérant l’image cinématographique à l’égal d’un cadre pictural. De nombreuses simititudes avec des oeuvres de peintres célèbres sont données dans le documentaire suivant, Playtime Story.
Playtime Story nous confirme le caractère perfectionniste et exigeant de Jacques Tati, présent tous les jours du tournage de Playtime de l’aube jusqu’au soir et sur les moindres détails. On le pressentait, mais ce sont des archives (dont un film non monté tourné par les opérateurs de Tati) récemment découvertes qui ont permis de le confirmer : Tati chef était un vrai casse-pied ! Playtime Story établit, image à l’appui, la démonstration de ce fait et montre le processus de création d’une aventure qui dura trois ans et valut la ruine financière de son auteur.
L’exigence valait aussi pour les scènes comiques, car le rire chez Tati se traite avec le plus grand sérieux. Ainsi, le gag à la fois profond et désopilant de M. Hulot accroché par les pieds au portail dans Mon oncle est retirée au montage. On la retrouvera plus tard dans Playtime. Dans la nuit, deux amoureux sont plusieurs fois interrompus dans leur conversation par des sons incongrus : le bruit des pièces qui tombent une à une du manteau de M. Hulot, suspendu dans la nuit en voulant réparer dans la plus grande discrétion une bêtise qu’il a commise : inénarrable !
Le message de M. Hulot
Avant Nicolas Hulot et son message sur les dangers écologiques que court notre planète, il y eut Jacques Tati, l’autre M. Hulot, celui qui s’efforçait de nous faire passer un message non moins essentiel : la place de l’humain dans notre monde.
Le personnage de M. Hulot préfigure les problèmes croissants d’insertion à venir. Hulot ne trouve pas place. Il peine à s’adapter aux exigences de la société moderne, que ce soit la vitesse, l’exécution répétitive d’un travail sans âme (la fabrication de tuyaux de caoutchouc, dans Mon oncle, donne lieu à des effets hilarants). Pas d’épouse (le célibat est aujourd’hui chose très répandue), pas d’emploi à sa convenance (son recrutement grâce à l’aide du beau-frère de Mon oncle donne lieu à un déchaînement de catastrophes qui écourte son expérience). En proie à l’incompréhension permanente devant la fonctionnalité stupide des objets modernes, il déclenche le rire comme dans cette scène de Mon Oncle où, dans la cuisine ultra équipée de sa soeur, il laisse tomber un verre qu’il voit, à sa grande surprise, rebondir sur le sol. Il tente l’expérience (ratée) de faire rebondir un second objet. Mais qu’est-ce qui nous fait le plus rire ? Est-ce sa maladresse ou est-ce l’absurdité et la vanité de ces choses ? Hulot est aussi le personnage qui sert de révélateur au ridicule des autres.
Les décors au milieu desquels évolue le personnage Hulot expriment le scepticisme devant les nouvelles normes esthétiques architecturales et du design. Hulot est comme fâché par l’univers construit de toutes pièces par des hommes qui ont rejeté l’harmonie avec la nature, y compris avec leur propre nature, pour s’enfermer dans un monde artificiel, avant qu’il ne devienne carrément virtuel... Il n’a pas les clés - et d’ailleurs il n’en veut pas - de ce monde qui lui échappe. Il n’a pas la maîtrise de ces choses qui ne feraient qu’encombrer son esprit avide plutôt de liberté, d’air et d’espace, de rêves purs. Ces choses, ces conventions aussi, sont autant d’obstacles dans sa relation spontanée et sincère avec les autres. Il déambule en ce monde comme le poète maladroit, à l’image de l’albatros, de Baudelaire : "Exilé sur le sol au milieu des huées / Ses ailes de géant l’empêchent de marcher".
Les distances entre les gens et l’incommunicabilité sont au centre des films de Jacques Tati. Ainsi que la perte d’humanité de l’individu au milieu des bureaux (Playtime) ou des voitures (Trafic). Une scène de ce film montre M. Hulot en quête d’une station service, et marchant un bidon à la main, le long de l’autoroute, jusqu’à ce qu’il croise un autre passant en proie au même problème et qui marche en sens inverse. Plusieurs voies d’autoroutes les séparent : distance, incommunicabilité... Plus tard, M. Hulot attend vainement sur l’autoroute qu’une voiture s’arrête. Malgré un flot ininterrompu de circulation, aucun véhicule ne le prend. Tandis qu’il chemine sur la petite route de traverse, la première voiture croisée s’arrête et son conducteur l’embarque immédiatement. Quelle plus belle image pour dénoncer la perte de spontanéité de nos sociétés ? Cette place de la distance entre les êtres est également montrée de manière édifiante dans la scène de Playtime où, dans un couloir interminable (trompe-l’oeil augmenté par l’ajout de colonnes et un jeu d’éclairage), on voit s’approcher la silhouette d’un bureaucrate dont le pas résonne dans le vide. Cet effet de solitude moderne et de cloisonnement entre les êtres est renforcé par la scène précédente qui présente un agent d’accueil en proie à une multitude de boutons à actionner, un système électronique luminescent et bruyant qui favorise peu la compréhension et l’échange entre les interlocuteurs.
Tendre l’oreille aux sons étonnants qui parsèment les films de Tati (où le dialogue parlé est très secondaire), ouvrir les yeux sur les moindres replis que cache une simple scène (minutieusement construite par touches successives pour que chaque figurant y joue un rôle très précis), se laisser bercer par les musiques ou charmer par les chorégraphies gestuelles des personnages, c’est cela aussi que l’on retient de l’oeuvre du maître, en plus des scènes que chacun a choisies et gardées précieusement au creux de sa mémoire. Finalement, loin du Tati Jacques, le poète Jacques Tati aura su mettre le cinéma au service de la vie : "La possibilité d’ouvrir une terrasse sur la vie, et d’en faire connaître toutes les richesses, fait partie, il me semble, de multiples utilisations du cinéma." (Jacques Tati)
Retrouvez l’univers poétique et fabuleux de Jacques Tati sur le site d’Arte : dans cette rubrique spécialement dédiée (photos, interview, animations, quizz).
Le site officiel sur Jacques Tati : Tativille.
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