Thanatos euh ! euh ! euthanasié, l’installation par où le scandale arrive
C’est l’histoire d’une obscure commune rurale du Massif Central, propulsée au fil des derniers mois au rang de centre vivant de l’art contemporain. C’est l’histoire d’un poète qui se propose un beau matin d’ « euthanasier Thanatos » (la mort en grec) par une fresque qui atteindra 27 mètres. C’est l’histoire, finalement, de la querelle des anciens et des modernes, version France (très très) profonde.
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L’art brut, depuis longtemps, a réalisé l’Aufhebung, l’abrogation de ces matériaux qui en est également la conservation et la relève, dans une démarche dont la dénonciation de la frénésie consumériste est indissociable. Mais d’oeuvre en oeuvre, d’installation en installation plutôt, puisque le propos est moins de créer que de suspendre le statut d’un ensemble d’objets prééxistants, on abouche au même épuisement du réel, attesté phénoménologiquement dans la frustration du spectateur : qu’est-ce qui, dans cet art des choses im-mondes, détachées de notre monde, est en jeu ? La mise en scène de l’usure du désir par le désir ? La vie, quand elle cesse de vivre la vie ? Tentative de réponse.
L’installation Thanatos euh ! euh ! euthanasié a vu le jour par la malice d’Henri Grange, poète (dé)localisé en ce paisible village de Grandrif tirant son nom d’un ruisselet qui y dégringole des sombres forêts avoisinantes, auteur du joli recueil « J’aime armer mon coeur d’un amour qui désarme » (Arco, 1983). Picorant dans la zone des bacs à ordures bétonnés communaux, qu’il tient pour le sanctuaire artistique local, dans les déchetteries environnantes, dans son patrimoine éclectique surtout, il entreprend au début de l’été 2009 une fresque qui couvrira petit à petit le mur faisant face à sa maison, limitant une ruelle sans issue. La municipalité, s’élevant le 4 juillet à l’âcmè du politique en tant que tel (c’est-à-dire compris, avec Carl Schmitt, comme instance de discrimination de l’ami et de l’ennemi), déchaîne ses foudres, lui intimant par recommandé, suite à « plusieurs réclamations de riverains » et « après consultation du conseil » de « libérer l’espace public », sous peine de poursuites. La gendarmerie, cela va de soi, est en copie.
Mais le fautif court toujours ; et son installation reçoit chaque jour la visite de quelques curieux, amateurs ou journalistes locaux. C’est qu’il importe, précisément, que cette oeuvre se situe sur le territoire communal : dans la continuité de l’espace public, ce vortex disloquant le monde d’objets ouvre une brèche dont la condition d’apparaître est précisément qu’elle se trouve « au coin de la rue ». Alors que dans un musée la scénographie redouble en quelque sorte l’acte artistique de l’installation, Thanatos euh ! euh ! euthanasié surgit dans la suite d’un monument aux morts, d’un grand Christ douloureux, du chevet de l’église, ordonnés du coup à l’abord de cette expérience : avoir un pied dans le réel funéraire, et l’autre qui glisse.
Le caractère intempestif de Thanatos euh ! euh ! euthanasié prend alors une dimension politique. Simplement exposée, l’installation eût assumé la gaze anodine qui nimbe les productions du 1% culturel. Imposée, elle convoque le promeneur à une exigence neuve : celle de consentir au réel dévoilé - les journalistes de la Gazette du cru l’ont bien compris, qui écrivent que l’oeuvre a le mérite de « ne laisser personne indifférent » ! Car cet amas ne fait pas autre chose, finalement, que de restaurer des objets voués à la disparition pour mettre le spectateur face à leur ensemble, et par là face une forme de vérité du monde qu’il habite. Prise de conscience écologique, dénonciation de notre rapport dévoyé à l’outil... chacun y trouvera ensuite son manger.
Mais Thanatos euh ! euh ! euthanasié ne propose pas seulement de préserver quelques bégaiements du réel de son inéluctable disparition ; toute ouverte à une transcendance qui s’atteste dans l’évocation d’une mariée, dans le futur arc-en-ciel qui viendra couronner le mur en parpaings surplombant l’installation, et bien évidemment dans la croix, manifeste dérisoire et incontournable du rachat au coeur de l’immonde, l’installation emporte également une dimension proprement théurgique, dans la mesure où la mort de la mort s’y avoue dans l’ordonnancement de presque riens. Le caillou, le bout de chiffon, ces bribes indicibles, ne disent-ils pas plus adéquatement ce qui, produisant toute détermination, n’en peut recevoir aucune ? Et le petit ordre bizarre de ces pauvretés ne célèbre-t-il pas plus justement, c’est-à-dire en toute dissemblance, le principe de tout ordre ? La célèbre assertion prêtée à Flaubert, « Dieu est dans le détail », peut se comprendre en ce double sens : que dans le plus petit se révèle mieux le plus grand, par apophase ; et que le soin que l’homme y apporte le rapproche du divin. A l’âge du global, de l’instantané, de la fausse grandeur, voilà qui pourrait bien faire véritablement scandale...
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