Théâtre à Paris : Le Paquebot Tenacity
Qu’on se le dise au fond des ports ! Le Paquebot Tenacity a jeté l’ancre à Paris et il écume le passage Lamier depuis le mois de mai. Un nouvel équipage a été composé par Pierre Boucard.
« Il faut bien le dire entre nous, je travaille en amateur. » déclare d’emblée un personnage assez rabelaisien. Il a pour nom Hidoux et Charles Vidrac qui a écrit la pièce a d’ailleurs fait précéder ses dialogues d’une citation de Rabelais :
« Les destinées mènent celui qui consent, tirent celui qui refuse »
Et le personnage qui semble le plus tenace souligne, lui : « Un paquebot qui a un nom fait pour nous, un nom de circonstance, que nous pouvons prendre comme devise. (…) Il s’appelle Tenacity. »
Consentir à son destin ou s’y refuser, c’est le thème principal de cette pièce créée en 1924 par le Vieux Colombier de Jacques Copeaux.
Le spectateur ne verra pas le paquebot. Il ne verra que la salle de la pension Cordier. Un comptoir, quelques tables, quelques chaises. Un petit rade comme on en trouve (parfois encore) dans tous les ports. Un havre de paix (mais Vildrac ne précise pas qu’il s’agit du Havre). Cinq personnages vont donc « habiter ce havre » : au comptoir où l’on compte des histoires, Hidoux, déjà nommé, et Madame Cordier ; sous leurs regards bienveillants, une paire de tourteraux qui vont se disputer la petite Thérèse, une serveuse de 22 ans. On verra comment la dispute n’aura pas vraiment lieu.
Bastien (qui semble le plus tenace) et Alfred, qu'on nomme Segard (s'égare) semblent préfigurer Frédérick Lemaître et Baptiste dans Les Enfants du Paradis. Hidoux serait un Jéricho bienveillant...
La pièce est en trois actes et le deuxième comprend deux tableaux. L’action se déroule au sortir de la première Guerre Mondiale. Bastien l’expose en quelques mots à Madame Cordier :
« Notre métier, Madame ! Est-ce qu’on nous a laissé le temps d’avoir- un métier ? C’est-à-dire que celui que nous avions nous l’avons à peu près oublié ! Nous sortons de faire la guerre. On travaillait depuis six ans dans les casernes ou sur la Meuse, ou sur la Marne ou sur la Somme, dans les jolis chantiers du gouvernement. C’est chez ce patron-là que nous sommes restés le plus longtemps depuis notre sortie d’apprentissage. »
Aujourd’hui, on raconte que des pigeons prennent leur envol pour échapper à l’enfer fiscal. Ils s’exilent à Londres où un maire ébouriffé aurait promis de dérouler pour eux un tapis rouge. Là, les tourtereaux viennent d’échapper à l’enfer des tranchées . Ils n’ont pas été envoyés « dans un autre monde » et veulent aller « coloniser le nouveau monde ».
Et à Hidoux qui lui fait remarquer que l’Amérique, « c’est un tantinet trop couru ; déjà avant la guerre », Bastien répond sans se démonter :
« Trop couru ? Ça dépend quel pays d’Amérique ! Bien sûr je ne vous parle pas des Etats-Unis ; je ne vous parle pas de New-York ! Il ne faut pas confondre : c’est au Canada que nous allons ! »
On voit par là que dans ce monde-là, la mondialisation n’est pas encore achevée. Le « vieux monde » vient de sombrer dans la guerre et la révolution à l’est. Et à l’ouest, quoi de nouveau ? L’Amérique est encore le « nouveau monde ».
On notera aussi que le décor de la pièce est celui de son époque : les femmes sont au second plan ; le blanc et le cognac servis de bon matin.
Les plus bavards sont les hommes. A eux trois, Bastien, Hidoux et Alfred (qu’on appelle Ségard), totalisent 63 % des répliques et 75% du texte. Bastien semble le plus résolu, qui se vante d’avoir entraîné Alfred dans l’aventure. Hidoux n’est pas seulement le pilier du bar. C’est aussi le pivot de l’histoire, celui qui philosophe entre deux vins (jamais de champagne), volontiers anarchiste et lucide néamoins sur ce qu’il appelle sa liberté :
« Tu peux changer la forme du gouvernement, ça ne sert à rien du tout, si les hommes sont toujours les mêmes, comprends-tu ? C’est comme si moi, Hidoux, je voulais changer de quartier parce que ma chambre est dégueulasse. Mais la chambre que j’occuperai, dans n’importe quel quartier, sera toujours dégueulasse ! Pourquoi ? C’est une chambre d’ivrogne : il y aura toujours à ma fenêtre des rideaux déchirés, car je m’accroche après eux pour ne pas tomber quand je veux me donner de l’air.
Moi j’ai toujours eu envie d’une petite plante verte chez moi, sur la table de nuit, avec un bouquin à côté. Mais je pourrai changer de table de nuit, il y aura toujours un litre dessus, ou plusieurs litres. Vois-tu, Bastien, mon cas est sans doute désespéré ; mais crois-moi, ce n’est pas un homme saoul qui te parle aujourd’hui : applique-toi à devenir meilleur et ne crois pas aux gouvernements. »
« Tiens : moi, je suis libre ! Quand j’étais jeune, on m’appelait l’anguille. Personne n’a jamais pu me tenir dans sa main. Je ne vends qu’un tout petit morceau de ma liberté à la fois pour vivre. Je choisis mon travail selon mes goûts, selon l’état de mon porte-monnaie et da ma santé. Je rends des services, on pourra te le dire, et je suis bien avec tout le monde. Mais pour ce qui est d’engager l’avenir, je ne peux pas, comprends-tu, et je n’ai jamais pu. D’y penser, cela me donne une malaise ... »
La pièce a été portée à l’écran par Julien Duvivier en 1934, avec quelques modifications dans l’intrigue. C’est dans ce film, je crois, qu’il est fait mention du Havre. Mais pour le vérifier, il faudrait en retrouver une copie.
http://www.cinema-francais.fr/les_films/films_d/films_duvivier_julien/le_paquebot_tenacity.htm
http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Paquebot_Tenacity
Elle est reprise aujourd’hui sans fioriture dans un petit théâtre parisien. La mise en scène est ingénieuse (tendez l'oreille avant le lever de rideau). Les décors sont sobres mais efficaces. La réalisation des costumes témoigne d'un sens de l'histoire
Au troisième acte, certains personnages se défilent, d’autres se retrouvent seuls. Lesquels se perdent ? Lesquels se trouvent ? Lesquels s’égarent « comme des bouchons sur un fleuve » ? Quels sont les plus tenaces ?
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