Therion, groupe de la décennie 2000 et maître du métal opéra
Le
monde de l’Art a sa propre histoire, distincte de celle qui officielle est
élaborée par les historiens et celle des populations vivant à leur rythme. En
1830, un artisan d’Ariège ou de Provence ignorait les mouvements romantiques de
déroulant dans la capitale, alors qu’en 1880 le Parnasse était inconnu de la
plupart des paysans brestois pour qui Mallarmé évoquait sans doute un type au
fusil dépassé. Depuis la création de la sphère médiatique, l’art a pénétré
toutes les couches populaires et les zones géographiques. Le boulanger de Sarlat
vit au rythme de U2 ou du métal nippon s’il en est fan. L’art évolue et le rock
vit ses crises transformatrices avec les charnières qu’on a connues, 1968 et la
sortie du psychédélique, 1977 et le post-punk pour liquider les seventies. En
1983, la techno et le rap sont apparus, avec le néo-prog. Dans les années 1990,
ce fut le prog de troisième génération qui émergea. L’electro est entré dans
les salons et les bars branchés pour bobos. La chanson française est restée
aussi médiocre que dans les seventies, même pire.
1990
signe aussi la mutation fondamentale du métal. Avec notamment l’émergence du
death, du doom et du métal gothique, de l’atmosphérique, du hard-core et
quelques autres variantes de ce genre musical qu’on assimile à tort comme prisé
par les ados. A la fin des années 1990, le métal occupe une grosse place dans
les bacs à disques. En fait, dans les années 1980, ce qu’on appelait heavy
métal ou hard rock, était effectivement un genre prisé par les ados. Il s’est
produit une mutation importante dans les années 1990. Empruntant à la fois à la
sortie du psyché fin 60’s et la sortie des standards seventies fin 70’s.
L’emploi des voix gutturales a signé cette mutation, avec l’usage d’une
batterie moins heavy, mais plus frénétique, donnant le vertige et rendant
parfois les morceaux presque inaudibles. Ce qui n’est pas sans rappeler les
productions du punk. Mais, contrairement à ces derniers qui ne prenaient pas la
peine d’apprendre à jouer d’un instrument, les métallos se révèlent comme des
musiciens virtuoses, avec notamment des guitaristes assumant avec prestance
l’héritage des Clapton et Page. Le métal s’est fait plus élaboré, dans le
style, les composition, le choix des instruments, utilisant souvent des
claviers, ingrédient indispensable au progressif et dont l’emploi fut à la base
d’un genre hybride, le métal prog, avec des maîtres du genre comme Symphony X
ou Shadow Gallery, très présents depuis la fin des 90’s. Le métal est
incontestablement le genre le plus créatif. Qu’on écoute Moonspell, Ramstein,
MM, Tool, Opeth, Dimmu Borgir, NIN, pour s’en convaincre.
Le
métal est avec le prog le genre musical amplifié le plus foisonnant et
innovant. Therion est un groupe très peu connu, malgré les 120 000 ventes de
l’album Vovin. Les Finlandais de Nightwish ont fait mieux. La
comparaison entre ces deux groupes scandinaves se justifie par la voie
empruntée, celle du métal opéra. A peu près au même moment. Vers 1996. La
différence étant que les premiers ont directement œuvré dans le genre, mais
timidement, avec la chanteuse soprano Tarja, alors que Therion pouvait se
prévaloir de dix ans d’expérience dans le métal, avec des débuts disons
académiques, du doom et du death. Le métal opéra et le métal symphonique sont
un genre difficile, mais prometteur et, sans doute, ce qui peut laisser augurer
d’un grand œuvre dans la musique présente et future. Soyons bien clair, le
métal symphonique se distingue du prog qui, s’il emprunte à la musique
classique, évolue dans le genre rock alors que le métal symphonique tente la
grande synthèse entre rock et classique. Une synthèse évidente dans l’esprit,
mais avortée avec les piteuses expériences de Deep Purple. Procol Harum a
relevé le défi en 1971, une prestation intéressante, sans plus. Au passage, une
mention pour les expériences de David Bedford, alliant l’orchestre classique aux
synthétiseurs et à la guitare d’un certain Mike Oldfield. En 1999, une superbe
prestation avec Metallica et l’orchestre symphonique de San Francisco. Le ton
est donné, la voie tracée. Le destin du rock passe par le classique et sans
doute réciproquement.
Therion
mérite le détour. Son tournant symphonique se dessine vers 1996 et la parution
du prometteur album Theli. Les claviers font une apparition remarquée,
comme les parties chorales. Confirmation avec AZLD, puis Vovin et
une reconnaissance discrète, mais planétaire. Mais c’est avec les sublimes Deggial
et Secrets of Rune que s’accomplit le tournant métal opéra. Un genre
qu’on aurait pu croire impossible, mais qui, avec la magie de Therion et son
leader compositeur Cristofer Johnsson, a accouché de plusieurs chefs-d’œuvre de
synthèse entre le métal, les instruments classiques (formation de chambre ou
orchestre) et les voix d’opéras, dans tous les registres (soprano, alto, ténor,
basse). Bref, une combinaison fulgurante en théorie et avérée en pratique. Une
réussite exceptionnelle due notamment au talent de compositeur du leader, à une
interprétation et une production sans faille avec de subtils arrangements.
Bref, du grand art. Une osmose qu’on croyait impensable. L’opéra est entré dans
le rock et réciproquement. Il n’y a pas cette sensation d’un collage entre deux
genres, mais une interpénétration, un véritable jeu d’ensemble, une symphonie
pour orchestre de chambre comprenant voix d’opéras, masculines et féminines, chœurs,
une dizaine d’instrumentistes classiques pour l’album Deggial sorti en
2000 (violon, alto, flûte, hautbois, tuba...) et les quatre membres du groupe. Puis
ce sont carrément une trentaine de musiciens et choristes qui jouent sur l’album
Secret of Runes réalisé en 2001 dans la continuité du précédent (pour
lequel j’avoue une légère préférence). Depuis, Therion a produit trois CD intégrant
un orchestre complet (on passe à plus d’une centaine de musiciens) ; une
trilogie qui n’apporte rien de plus si ce n’est trois perles, différentes, mais
complétant l’œuvre de ce groupe. Dont on sait maintenant, avec le recul des
ans, qu’il a signé une œuvre monumentale dont on prendra conscience en
réécoutant Secrets of Runes et Deggial, puis les albums suivants.
Sans doute faut-il le recul de quelques années pour réaliser qu’un événement
artistique s’est produit. Combien ont su dans l’instant que Bach, Beethoven ou
Schubert avaient composé des œuvres magistrales ? On pourrait en dire
autant de l’œuvre de Leibniz ou Nietzsche.
Cette
évocation d’un groupe majeur laisse transparaître l’avenir du rock à travers
une osmose entre métal, symphonisme et lyrisme. Ce mariage entre les
instruments classiques, les voix d’opéra et la puissance des instruments dits
amplifiés, basse, batterie, guitare, offre des possibilités inédites. Certes, c’est
une prouesse que de faire jouer ensemble tout ce monde, mais rien n’a dit que l’art
devait être facile et que le rock devait se cantonner à trois ou quatre potes
musicos, grattant des cordes de guitares, poussant la chanson et cognant sur
des fûts. Des œuvres sublimes sont devenues possibles, amenées à occuper la
place de Wagner avec 150 ans de décalage. D’ailleurs, l’auteur de la tétralogie
est particulièrement apprécié par Johnsson. Autre point de similitude, la place
des mythes ainsi que des aspects d’ordre symbolique et ésotériques nécessitant
des pages pour être décrits. La mythologie nordique est, comme il se doit, bien
représentée, Odin, les runes, etc. Juste une mention sur le parolier de Therion
qui n’est autre que Thomas Karlsson, fondateur d’un ordre initiatique baptisé
Dragon rouge, dont les pratiques « magiques » empruntent la voie de
la main gauche, de l’obscurité, par opposition à celle de la main droite qui,
alliée à la lumière, devrait aboutir à la fusion des masses avec la divinité.
Vaste enjeux, susceptibles d’effrayer les parents d’ados, de faire sourire les
mécréants ou bien réfléchir les métaphysiciens sur cette étrange corporation
étudiant des auteurs assez hétéroclite, Platon, Plotin, Nietzsche, Bergson,
Evola, Castaneda, Lautréamont, Les Upanishad, L’Inde védique (dont on connaît l’influence
sur le panthéon celtique) le Tao te King, Faust, Jung...
Si
le but de la main gauche est de créer, alors autant reconnaître que les
musiciens de Therion se sont largement acquittés de ce dessein, livrant à la postérité
une œuvre appartenant à un genre devenu presque universel, le rock. Qui aurait
parié que dans le sillage d’Elvis et de Satisfaction naîtraient de tels
chefs-d’œuvre ? C’est un peu comme la musique de Renaissance, ses
troubadours puis quelques compositeurs, Boccherini, Scarlatti, déjà du grand
style, mais à cette époque ou la suivante, celle dite baroque, une symphonie de
Beethoven eut été impensable. Tout simplement parce que l’orchestre
contemporain n’existait pas ; mais il fallait aussi de sacrés
compositeurs, trempés comme du Brahms ou du Mahler, pour faire donner à l’orchestre
toute sa puissance esthétique. Le génie des morceaux exécutés par Therion
repose autant sur la composition de Johnsson que ses arrangements pour faire
jouer ce nouvel orchestre hybride. Therion sera sans doute crédité d’une
contribution majeure au rock et qui sait, sera considéré comme le groupe des
années 2000, un peu comme King Crimson le fut dans les seventies.
Mais
au fait, si comme Heidegger le dit, de quel événement historique l’art nouveau
de Therion est-il l’annonciateur ? Serait-ce l’ère apocalyptique post-2001 ?
A moins que l’art n’ait sa propre histoire, indépendante de celle du monde.
Nous ne sommes plus dans l’Antiquité ou au Moyen Âge, époque où cette question
avait un sens.
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