Tout a-t-il été dit concernant la gratuité dans les musées et les monuments ?
L’expérimentation de la gratuité dans des musées situés à Paris et en régions appelle plusieurs observations, en dix points, en relation avec le vif débat qui se poursuit sur cette question.
1. Que penser de l’expérimentation de la gratuité des musées ?
- Malgré des constats probants, les limites de cette approche sont réelles, comme si on craignait que l’expérimentation n’aboutisse à des résultats jugés trop favorables. En effet :
- La durée d’expérimentation peut être considérée comme trop courte : pour en mesurer pleinement les résultats, il aurait fallu que tous les visiteurs potentiels soient au courant de la mesure et qu’ils décident de venir dans les musées concernés dans le délai (très réduit) de l’enquête…
- Les musées et les monuments retenus ne font pas partie des plus fréquentés ni des plus attractifs… et il n’y a pas eu de campagne de communication !
- Étrangement, le ministère de la Culture a décidé que « les politiques des publics et les dispositifs de médiation existants » ne seraient pas modifiés pendant la durée de l’expérimentation, alors que cela constitue précisément l’une des conditions de réussite de cette mesure (cf. infra).
- On pourra alors prétendre que la composition de la fréquentation observée (en forte hausse néanmoins) est peu différente de ce qu’elle aurait été en dehors de la mesure de gratuité… et à suggérer qu’elle finira par retomber comme un soufflé (voir ci-après sur la question de « l’effet lune de miel »).
2. La gratuité est-elle efficace ?
- Oui, et de deux points de vue, mais à certaines conditions !
- La gratuité provoque en premier lieu un effet « volume » : plus de public (la fréquentation augmente) et une plus grande fidélisation (on revient plus souvent, ce qui est particulièrement positif d’un point de vue de politique culturelle).
- Elle provoque en second lieu un effet d’« élargissement » : la gratuité permet la venue d’un public plus diversifié sur le plan socioprofessionnel, ce qui répond à un objectif de démocratisation culturelle.
- Le ministère de la Culture indique à cet égard : « L’augmentation des volumes de fréquentation s’accompagne de modifications de la composition sociodémographique du public (…) La gratuité a un impact quant à l’ampleur et à la composition des publics » (in Les Tarifs de la culture, dir. François Rouet, La Documentation française, 2002).
- Sans compter que la gratuité réduit la tentation de vouloir « rentabiliser » le prix de la visite (voir un maximum de choses en un minimum de temps).
3. Quelles sont les conditions pour que la gratuité agisse pleinement ?
- Les conditions pour obtenir un impact tangible sont triples.
- En premier lieu, pour que la gratuité produise ses effets, il convient que le musée soit intéressant… et qu’il renouvelle son attractivité dans la durée !
- En deuxième lieu, le rôle de la communication est de faire connaître cette mesure, sinon seuls les habitués et les habitants de proximité seront au courant.
- En dernier lieu, il convient bien sûr de se préparer, dans plusieurs domaines, à la venue de publics moins habitués de la visite des musées et des monuments : qualité de l’accueil et de l’information, dispositifs de médiation, interprétation des collections… À défaut, on court le risque – contrairement à l’effet recherché – de provoquer la déception de ces nouveaux publics.
4. Existe-t-il des musées entièrement gratuits ?
- Sans parler des musées britanniques, l’entrée des musées nationaux américains, à Washington, est tout le temps gratuite pour les collections permanentes… mais aussi pour les expositions temporaires !
- Il existe du reste de nombreux musées gratuits, en France (Bordeaux, Caen, Dijon, Paris…) et dans le monde.
5. Qui paie pour la gratuité des musées ?
- Rappelons en premier lieu que l’absence de gratuité a aussi un coût, en termes de personnel d’accueil et de billetterie notamment.
- De plus, les recettes provenant des billets d’entrée, en dehors des grands établissements nationaux parisiens, sont souvent modestes, voire insignifiantes.
- Par ailleurs, une partie des recettes de billetterie peut être « récupérée » par les dépenses des visiteurs à la boutique, à la cafétéria… ou sous la forme de dons volontaires (comme dans les musées anglo-saxons).
- Sans compter l’intérêt pour les mécènes de soutenir un musée très fréquenté.
- Enfin, notons qu’on ne remet (bien heureusement) pas en cause le principe de la gratuité d’accès à propos des bibliothèques, sachant que les musées remplissent eux aussi un rôle pédagogique, social, éducatif et civique de premier plan.
6. Peut-on parler d’un « effet d’aubaine » ?
- Le fait que certains visiteurs se rendent plus souvent dans un musée ou un monument du fait de la gratuité ne constitue pas un effet indésirable de cette mesure ; il en constitue au contraire un résultat que l’on doit rechercher.
- C’est en effet le but de toute politique culturelle que de familiariser dans la durée les citoyens avec l’art et la culture, et aucun conservateur ne devrait regretter que des visiteurs choisissent de se rendre à plusieurs reprises dans un musée ou un monument pour en découvrir en profondeur les collections (et non de façon superficielle à travers le parcours obligé des chefs-d’œuvre).
- Cela n’est nullement contradictoire avec la recherche d’un élargissement du spectre socio-éducatif des visiteurs, qui constitue comme on l’a vu l’une des conséquences de la gratuité (aux conditions rappelées précédemment).
- Parler d’un effet d’aubaine consisterait alors à reprocher aux ménages aisés de fréquenter régulièrement les bibliothèques, dont l’accès est précisément gratuit, en « profitant » de cette disposition.
7. Faut-il craindre un « effet lune de miel » ?
- Alors qu’à Londres la Tate Modern (dont l’accès aux collections permanentes est gratuit) attire – avec plus de 5 millions de visiteurs par an – davantage de public qu’à son ouverture, cette approche est pour le moins sujette à caution.
- Ce bien mal nommé effet « lune de miel » (l’idée qu’immanquablement la fréquentation retombe rapidement) s’applique en réalité moins aux institutions passant de la gratuité au paiement… qu’à la plupart des équipements culturels qui connaissent un effet de curiosité et de découverte à leur ouverture ! (C’est précisément ce que l’on a observé à propos du musée d’Orsay par exemple : une forte baisse après un pic de visites.)
- On peut par conséquent maintenir la fréquentation à un niveau élevé si plusieurs mesures correctives sont mises en œuvres préventivement : renouvellement régulier de l’attractivité, présentations temporaires fréquentes, maintien des efforts de communication après la période de lancement, mise en œuvre d’une politique de fidélisation, etc.
8. La mesure profite-t-elle indûment aux visiteurs étrangers ?
- D’une part, ceux qui le prétendent ont l’œil fixé sur les grands musées nationaux parisiens, qui attirent effectivement de nombreux visiteurs étrangers… en oubliant les musées situés en région qui – pour la plupart d’entre eux – en attirent fort peu.
- D’autre part, s’il est vrai que les visiteurs étrangers seront peu sensibles à une hausse des tarifs car ils ont déjà dépensé beaucoup plus d’argent pour se rendre dans notre pays (au risque toutefois d’un effet d’éviction des visiteurs nationaux, rebutés par des tarifs trop élevés), il n’en reste pas moins qu’une augmentation des tarifs en France se répercute de toute façon chez nos voisins, qui ne manquent pas de réagir à leur tour par une hausse de leurs tarifs, alimentant de la sorte une regrettable escalade des prix.
- Enfin, la question est moins de savoir si une éventuelle mesure de gratuité ferait économiser quelques euros aux visiteurs étrangers que de comprendre que cette mesure – en rendant notre territoire encore plus attractif – allongerait leur durée de séjour, provoquant ainsi une hausse sensible des recettes touristiques (dans les hôtels, commerces, restaurants, transports et boutiques de souvenir). La vision de la réalité de l’économie touristique vient ainsi corriger une approche étroitement financière et de court terme.
9. Une accentuation de la marchandisation est-elle à craindre ?
- Cette accusation est particulièrement paradoxale, à l’heure où la hausse des tarifs de nombreux musées et monuments paraît témoigner de l’éloignement de leurs ambitions sociales et éducatives et semble plutôt la traduction d’une approche de plus en plus financière, voire mercantile.
- Si développement commercial il y a, ce sera aux visiteurs qu’il appartiendra d’acheter librement un bien ou un service (à la boutique, à la cafétéria ou au restaurant), une demande qu’ils expriment régulièrement dans les enquêtes.
10. Pour conclure, que penser plus généralement de la question tarifaire ?
- Le prix d’entrée ne constitue certes pas la seule barrière d’accès aux musées ou aux monuments, personne ne prétend sérieusement le contraire.
- Il existe en effet d’autres obstacles, géographiques, sociaux ou encore psychologiques. Dès lors, la gratuité ne représente pas un remède miracle ou une solution magique aux inégalités d’accès à l’art et à la culture.
- C’est ce qui explique l’importance de l’enseignement de l’histoire de l’art à l’école, pour les enfants qui ne vont pas au musée avec leurs parents.
- Reste que si l’ensemble des Français contribuent au financement des musées par leurs impôts, seuls 30 % environ s’y rendent chaque année ; dans cette mesure, la modération tarifaire (et, d’autant plus, la gratuité d’accès) constitue une mesure utile et efficace.
- L’économiste Xavier Greffe indique à cet égard que « tout financement par les prix conduit à réduire le bien-être global net par rapport à la gratuité (…) Seule cette dernière assure la maximisation du bien-être collectif net des agents » (in La Gestion du patrimoine culturel, Anthropos, 1999).
- Enfin, ceux qui sont préoccupés par les éventuelles pertes de revenus des musées et des monuments trouveront dans l’ouvrage Le Nouvel Âge des musées de nombreuses pistes pour leur permettre d’accroître leurs ressources.
Références
§ « Les Droits d’entrée, les Abonnements et la Question de la gratuité », dans Musées et culture, le financement à l’américaine, PUL, 1990 (la première analyse sur le thème « gratuité et stratégie de développement »).
§ « La Question de la tarification », dans Le Nouvel Âge des musées, les institutions culturelles au défi de la gestion, Armand Colin, 2005 (une relativisation de l’apport financier des droits d’entrée).
§ « La Stratégie du prix », dans La Culture mise à prix, la tarification dans les sites culturels, L’Harmattan, 2005 (la première mention de l’éventualité d’un « effet d’éviction » dans le cas d’une hausse excessive des prix, ainsi qu’une analyse de la question – fondamentale – de la fidélisation ; la bibliographie comporte 80 références, françaises et internationales).
§ « Le Prix d’accès au musée », Musées et collections publiques de France, n° 248, 2006 (la nécessaire distinction à opérer entre les différentes échelles de la tarification : locale, territoriale et nationale).
§ « Des relations entre gratuité d’accès et services commerciaux dans les musées », Musées et collections publiques de France, n° 49, 2006 (une analyse des liens entre gratuité et recettes commerciales additionnelles).
§ « Politique culturelle, gratuité et dynamisme des musées », Policultures, La Lettre des politiques culturelles et artistiques, n° 120, octobre 2007 (la mise en évidence d’un risque de concentration sur les grandes institutions « rentières »).
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