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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Turba : un spectacle transgressé

Turba : un spectacle transgressé

Ce papier ne concerne pas tant la pièce (Turba, de Maguy Marin & Denis Mariotte) que sa représentation du 07 février 2009 au théâtre de la Ville de Paris, interrompue par une partie du public. Je souhaite montrer en quoi cette interruption (momentanée) participe à cette pièce, ajoute à son propos et lui donne une vitalité transgressive rare.

Alors que les spectateurs sont encore en train de prendre places, les 11 interprètes sont assis en fond de scène, immobiles et semblables à des statues à peines distinctes du fond. Tout commence par ces corps faisant parti du décor. Pas de lever de rideau, si ce n’est celui sonore, d’un rideau d’eau coulant et ruisselant sur toute la largeur de la scène. L’ouverture est sonore donc. L’eau arrête de couler et, après une hésitation, un homme se lève. Il vient sur le devant de la scène et défait partiellement sa chemise, la laissant pendre à son pantalon. Puis il enfile une perruque et observe son effet sur le public. Il ajoute ensuite un autre élément de la panoplie du costume qu’il est en train de constituer, et du rôle qu’il est en train d’investir. C’est une couronne de laurier. Puis il passe un drap sur ces épaules, et brandit l’un de ces sceptres caractéristiques des orateurs romains. Puissance de l’artifice, un effet similaire au simple fait de revêtir un masque. La voie des masques disait Lévi-Strauss.

Voilà devant nous un homme devenu acteur. La transformation a été montrée, l’artifice révélé, et pourtant l’on est tout de même saisi, on se laisse tout de même prendre au jeu, et voici que devant nous c’est Epicure, déclamant son De rerum natura. L’effet est similaire aux spectacles de marionnettes japonais, le bunraku. Les marionnettistes sont sur scènes, visibles, et pourtant on se laisse prendre à regarder les pantins comme étant doués d’une vie propre. L’artifice n’a pas besoin d’être occulté pour fonctionner. Est-ce sa performance seule qui importe  ? Cette pièce, Turba, ne cesse de jouer sur cette mise en scène actualisée in vivo, des artifices qui génèrent le spectaculaire  : les costumes ne sont pas en coulisse, les maquillages sont réalisés pendant le jeu d’acteur, les visages sont alternativement investis et désinvestis de leurs rôles successifs y compris celui, ce soir là, d’être non acteur. Mais un autre artifice est mis à mal, et cela n’est pas du goût du public. Ce spectacle n’est pas dansé, pas exclusivement. Le genre annoncé, la danse, est non seulement transgressé en étant peu/pas dansant mais aussi - et là c’est nouveau - en tant que genre. Turba est transdisciplinaires, ses 11 interprètes cumulent des qualités d’acteur, de chanteur, de danseur, de musicien et d’orateur (l’un d’eux également, nous le verrons, ajouta à cette panoplie celle de rugbyman boxeur). La dame assise à ma droite murmure  : «  Mais ce n’est pas de la danse. Ils ne dansent pas  !  » Dans la salle la tension s’accroît  : qui lance des invectives, qui applaudit inopinément, qui rit ouvertement et de manière provocatrice, qui tousse et se râcle la gorge. Le public également transgresse son rôle de spectateur, il participe. Un homme se lève soudain à quelques sièges de moi et s’élance sur la scène où il se met à danser une parodie de son désir de danse telle qu’il l’entend, une satire du spectacle. L’un des interprètes jaillit avec un masque de colère. Il se jette sur lui et projette l’intrus au sol. Ils se battent au pied de la scène mais cette jouxte à toutes les allures d’un spectacle. Les poings ne heurtent pas les visages, les mouvements sont amples, peu efficaces. De fait leur terrain de querelle est d’un autre ordre. On se bat pour un espace imaginaire, la scène.

Les lumières s’allument dans la salle. Une femme avec un micro descend les escaliers. Elle nous informe que le spectacle «  ne peut continuer dans ces conditions  ». Je suis étonné, ne saisi pas vraiment la réalité de ce qu’elle vient de dire. Sur scène les interprètes sont redevenus des individus. Les masques de la performance tombent, les corps et les expressions sont ceux de personnes blessées, humiliées, éberluées. Des expressions d’etonnement et de stupeur se voient aussi côté spectateur. Étrange, car cela va si bien à ce spectacle qui ne cessait de jouer sur les mises en scènes et dévoilement des artifices de tout spectacle. Voilà que tout se dévoile soudainement, comme jamais. Le régisseur est là aussi, un costaud qui a réussi à éjecter le spectateur dansant. À mon sens, cette interruption est parfaite. La transgression est devenue bilatérale, elle est réalisée au-delà d’elle-même. Pour moi qui n’ai pas quitté ma place de spectateur, je suis en train d’observer non pas un spectacle interrompu mais porté à son paroxysme. Finalement la femme et le régisseur, après un moment de concertation, proposent que ceux «  qui ne peuvent plus supporter ce spectacle  » sortent, et qu’ainsi la pièce puisse reprendre. Étrange encore et rare  ! Sur scène chacun reprend sa place  ; dans la salle des groupes de personnes (un quart du public environ) quittent la salle. Certains crachent des mots de mécontentement à l’adresse de la femme en passant près d’elle. J’observe le off sur scène  : les interprètes en train de se mobiliser, de réinvestirent leurs rôles. Pas facile. On souffle. On sourit, crispé. On cherche la détente, la voie pour se remobiliser, pour réinvestir son corps et la scène. On se sent peut être un peu ridicule soudain dans cet accoutrement. Et puis les yeux se ferment brièvement. Les coulisses sont là, sous les projecteurs. L’envers du décor est mis en scène.

Le noir se refait dans la salle et le spectacle reprend. Il continue de soulever et de révéler les artifices. On porte des pantins. Certains hommes sont des pantins, certains pantins sont des hommes, des vivants.

Le poste radio d’où crépite la sérénade de Schubert continue d’émettre tandis qu’on lui retire ses piles. Il est à l’image de ce spectacle, ce soir là, au théâtre de la ville. On l’interrompt et il continue d’émettre. Contre toute logique, la critique manifeste du public, loin de jeter la pierre à ce spectacle, renforce le caractère éminemment transgressif de Turba. Cette pièce tend vers un art total, sans disciplines, sans primauté de la performance sur l’artifice, du visible sur le caché. C’est une performance toute en bascules, en alternances et en ruptures. Turba est un spectacle qui cultive la transgression. Pas étonnant qu’elle germe dans la salle. Et cela lui va bien  ! Je me demande s’il serait possible d’intégrer dans une mise en scène une rupture telle que celle qui fut générée par l’intervention du public  ?


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2 réactions à cet article    


  • thbz 12 février 2009 23:32

    Tiens, quand j’ai lu l’article tout à l’heure, le mot « satire » était orthographié « satyre » ; faute d’orthographe vite corrigée, mais plutôt bienvenue, tant les quelques pas de danse du spectateur transgressif ressemblaient à l’explosion d’un désir longtemps contenu au cours d’une bacchanale...

    J’étais donc présent moi aussi samedi soir et j’ai assisté à ce happening, que vous décrivez très bien. J’ai été sensible à la peine de la chorégraphe, qui a sans doute au l’impression qu’on saccageait son travail sincère et celui de sa troupe.

    Mais il faut bien reconnaître qu’en jouant comme elle le faisait avec les limites de la danse, en exerçant même une certaine ironie sur elle-même (les passages où la musique s’arrête et où les personnages, l’air penaud, regagnent le fond de la scène), elle prenait le risque que des spectateurs décident, eux aussi, de jouer avec ces limites...

    Il me semble d’ailleurs que le danseur improvisé, luttant avec les non-danseurs professionnels, s’exclamait : « Je fais partie du spectacle ! » J’ai bien entendu ?

    J’avoue que, jusqu’à ce que les lumières s’allument, que le spectacle s’arrête et que la chorégraphe prenne la parole sur scène, j’ai eu un doute : si tout ceci, dès les huées qu’on avait entendu auparavant, faisait partie du jeu ?



    • Yoann Moreau Yoann Moreau 13 février 2009 00:07

      Effectivement, le satire (je corrige) a bien dit "Mais je fais partie du spectacle !". Cependant j’ai discuté après la pièce avec une fille qui travaille au théâtre et m’a confirmé que ce n’était pas prévu.

      En fait, depuis le début des représentations au théâtre de la ville, la réception du publique était toujours limite et, d’après elle les interprètes en souffrait beaucoup. Ce soir là, samedi c’était cependant la première fois que cela menait à l’interruption du spectacle. Cela ne faisait donc pas partie du jeu. Et c’est ce que je me demande en définitive : serait-il possible d’intégrer une telle transgression, celle du public, l’arrêt du jeu, dans une mise en scène ? Pour ma part, je ne crois pas...

      Merci pour ton commentaire, notamment la références aux bacchanales. Je trouvais qu’il y avait aussi un côté représentation du temps de Molière aussi. J’aime bien !

      Ps : Pour l’article avec quelques modifs/ajouts et des photos, tu peux aller sur http://www.editionspapiers.org/node/37

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