Un artiste sans art
Comme chacun sait, la définition classique de l’artiste est une personne qui cultive ou maîtrise un art et qui, pour cela, est créatif. L’essentiel de son travail consiste à créer des œuvres qui s’avèrent sources d’émotion, stimulantes pour l’esprit et les sens...
L’art, de nos jours, est davantage un produit qu’un savoir-faire et tient plus de l’exception que de la règle. Les métiers artistiques attirent de plus en plus de candidats. L’essor des secteurs du cinéma, du théâtre, de la danse, de la musique, de la littérature ont vu l’émergence de circuits diversifiés générateurs d’emplois, tout aussi précaires que les métiers artistiques eux-mêmes.
Les scénarii s’empilent chez des producteurs en quête de la prochaine saga télévisuelle de l’été, les romans chez les éditeurs en quête du futur « Goncourable », les maquettes chez des faiseurs de tubes en quête du nouveau Gainsbourg, les peintures s’exposent sur internet comme de vulgaires affiches sans qu’aucun de leurs auteurs n’envisagent une gloire post-mortem.
Bref, dans chacun des secteurs concernés, beaucoup d’appelés, mais peu d’élus.
Qu’est-ce qui nous fait donc courir vers l’état d’artiste et les déconvenues qui l’accompagnent pour la majorité des prétendants à ce statut : le besoin de reconnaissance, le besoin d’exister en dedans et au-delà de ce monde, le besoin de communiquer états d’âme, émotions et autres expériences karmiques, tel le businessman chantant son blues :
« J’aurais voulu être un artiste
Pour avoir le monde à refaire
Pour pouvoir être un anarchiste
Et vivre comme un millionnaire (…)
(…) J’aurais voulu être un artiste...
Pour pouvoir dire pourquoi j’existe. »
Et peut-être est-ce parce que nous cherchons avant tout la gloire et la reconnaissance immédiate, que nous en sommes réduits à brader notre talent. Gloire à nos ego et à nos individualités si remarquables qu’elles doivent à tout prix être filmées, écrites, peintes, chantées et décrites sous toutes les formes possibles, en usant notre imagination non pas à créer, mais à deviner quelle forme médiatique donner à nos œuvres, à réfléchir à la manière la plus attrayante de les présenter et sur quel plateau de télévision les louer.
En nous soumettons à la recherche d’une connaissance fugace et rapide, nous n’arrivons plus à séparer le bon grain de l’ivraie, ni à reconnaître le véritable Art lorsqu’il s’offre à nous. Le cheminement de l’information jusqu’à notre cerveau souffrirait-il d’un bug permanent pour que nous assistons à une si pitoyable dérive de l’intelligence…
Tandis que les vues sur la définition des arts héritées de Galien, imposées jusqu’à la fin du Moyen Âge, faisaient la distinction entre arts libéraux et mécaniques, on découvre que l’astronomie était un art « libéral » et le spectacle de théâtre un art « mécanique ». Ce qui ne manquera pas de faire sourire Johannes Kepler où qu’il se trouve, lui, qui, dans l’intimité de la nuit, troquait son habit d’astronome contre celui de chef d’orchestre, pour transposer les mouvements de planètes sur leur orbite et les variations des vitesses en notes de musique tandis que se dessinait sous ses yeux l’Univers harmonique dans un ciel devenu partition géante, œuvre d’art qu’il était seul à contempler.
Ce qui nous amène aux artistes sans art qui n’entrent dans aucune catégorie reconnue par les académies artistiques de quelques natures qu’elles soient, et échappent à toutes règles conformistes d’une société privée de tous ses sens en général, et du bon en particulier.
De l’alchimiste qui, prenant ses distances par rapport à la culture environnante et aux modalités d’époque pour basculer dans un état de conscience modifié et aboutir au pressentiment d’une « vérité universelle », mélange le caractère poétique et la précision technique des textes, le tout dans des expressions changeantes et éphémères.
De l’homme de connaissance dont le travail sur la substance matérielle permet de transcender sa propre nature, afin de vivre sur d’autres plans de conscience en ayant expérimenté la maladie, la mort, touché le fond de la souffrance pour se reconstituer et sortir vainqueur du gouffre de ses blessures.
Du chamane venu sur terre avec les souvenirs de ses existences antérieures, isolé au sein de la société, dépositaire des mystères de l’invisible, acceptant son sort de « conduit » impeccable.
De ces guerriers spirituels qui s’aventurent aux maniements du rééquilibrage des forces environnantes pour contrebalancer ce que l’espèce humaine ne cesse de perturber.
Des magiciens de l’âme qui exercent leur art dans des mondes invisibles et dont les tours prestigieux n’épatent que les oiseaux de passage.
Des « faiseurs de rois » qui influent sur la vie des autres, œuvrant dans l’anonymat le plus complet, art ingrat et abstrait s’il en est, qu’à l’exception de rares initiés, aucun de nous n’a la capacité de comprendre.
Des artistes, que nul prix, nul applaudissement ne viennent récompenser, dont l’art, au-delà de toute perception connue, au-delà des trompe-l’œil et des fausses perspectives, dans des mondes où rien ne peut être affirmé, ni vérifié, a fait abstraction de tout ego.
Des artistes qui parcourent le long chemin de solitude qu’est la connaissance, brisant les paramètres de la perception quotidienne pour tenter de percevoir l’inconnu. Des artistes sans art qui contemplent leur œuvre imaginaire, sculpté par l’esprit, ciselé par le son, gravé par le silence, avec pour seul spectateur, l’univers et l’éternité qui lui fait écho.
Alors, relisons nos écrits, contemplons nos peintures et sculptures, écoutons nos voix sur des bandes enregistrées, dansons au son des tambours, et souvenons-nous de ce que disait Jorge Luis Borges : « Toute fiction est potentiellement déjà écrite dans l’alphabet : on ne crée rien, on ne fait que redécouvrir une histoire. »
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