Un crime de notre temps
Ceci n’est pas un article, mais une histoire dont les ressorts sont tout à la fois dramatiques et d’une effrayante banalité...

De son propre aveu, Marianne était encore une gamine lorsqu’elle avait épousé Tony Candela. Ça s’était fait un peu à la sauvette, sous les giboulées glacées de novembre, à cause du ballon qui déformait plus que de raison la robe de la mariée : juste les parents, les frères, les sœurs, et quelques copains enrôlés comme témoins. On avait quand même copieusement arrosé l’événement chez Ramadier, le bougnat de la rue Marcel Cachin.
Marianne venait de fêter ses 21 ans lorsque Tony s’était tué au volant de sa 205 GTI avec son frère cadet Ludo. Ils étaient morts comme des cons du côté de Villepinte lors d’un rodéo nocturne, sous les acclamations d’une bande d’allumés dans leur genre. Deux cinglés de moins ! Deux bargeots de tuning qui passaient le plus clair de leur temps à bricoler la bagnole pour booster ses performances et la customiser. La totalité du fric de Tony disparaissait dans les équipements les plus délirants, les allocations chômage comme le produit de ses minables trafics. À Marianne d’assurer le reste avec son salaire de caissière chez Carrefour ! D’après les flics, la 205 était partie dans les décors à plus de 190 km/heure. Il avait fallu près de deux heures aux pompiers pour désincarcérer les corps de l’enchevêtrement d’acier chromé.
Marianne avait versé une petite larme. Pour la forme. Puis elle avait tourné la page.
Dans les premiers temps de son veuvage, la jeune femme était retournée vivre chez ses parents à Ivry, dans leur appartement locatif de la Cité Gagarine. Le temps de trouver un autre logement et de repartir sur des nouvelles bases avec le petit Julien. Agé de 4 ans, le garçonnet était un gamin vif et espiègle. Marianne lui vouait une véritable adoration. Souvent, elle se prenait à rêver pour lui d’un destin brillant, loin de la grisaille des banlieues et de la précarité grandissante de leurs habitants. La roue tournerait bien un jour…
Depuis deux jours, la Cour d’Assises du Val-de-Marne est réunie au Palais de Justice de Créteil. Elle juge trois hommes pour le meurtre en réunion de Rachid Hamzaoui, 37 ans, de nationalité algérienne, domicilié à Maisons-Alfort. La victime, bagagiste à l’aéroport d’Orly, avait eu le malheur de croiser ses bourreaux un soir d’été sur un quai d’Alfortville alors que le trio, imprégné d’alcool, claironnait son intention, confirmée par plusieurs témoins, de « casser du bougnoule ». Blessé de deux coups de couteau, puis précipité dans la Seine au terme d’une vive altercation, le pauvre homme avait tenté à plusieurs reprises de reprendre pied sur la berge. À chaque fois, il avait été repoussé à coups de pied par ses assaillants. Affaibli par ses blessures et partiellement vidé de son sang, Rachid Hamzaoui était mort noyé dans les eaux troubles du fleuve en tentant désespérément d’atteindre l’autre rive. Son épouse Samira et sa fille Malika, une belle adolescente de 16 ans au regard endurci par la haine, prennent part au procès sur les bancs des parties civiles. La garde du jeune Tarik, aujourd’hui âgé de 12 ans, a provisoirement été confiée à des cousins du Blanc-Mesnil.
Marianne ouvrit doucement la porte de la chambre, en soulevant la poignée pour éviter de faire grincer les gonds. Le garçon s’était endormi paisiblement, malgré l’excitation de la rentrée scolaire qui l’avait agité une bonne partie de la journée. Une excitation bien naturelle : pour la première fois, Julien allait franchir les portes du collège, pénétrer dans l’univers des grands. Tout était prêt pour l’aventure, rien que des produits de marque flambant neufs, achetés dans la fièvre compulsive des derniers jours : le cartable en cuir, le jean, le blouson, les inévitables baskets. Marianne sourit en les découvrant dans la pénombre, exposés comme autant de trésors sur le bureau d’écolier. Un instant, le rappel de la dépense barra son front d’un pli soucieux : durant quelques semaines, il faudrait serrer le budget. La jeune femme chassa bien vite cette pensée négative. Elle n’aurait qu’à faire comme d’habitude : rogner sur ses propres besoins. Tout orphelin qu’il était, Julien serait l’un des plus beaux du collège et l’un des mieux vêtus. L’un des meilleurs élèves aussi… Plus tard, viendrait le temps du lycée. Et puis celui de la fac… Marianne referma la porte sur le souffle régulier de Julien.
Le troisième jour du procès des meurtriers de Rachid Hamzaoui s’achève. Principalement consacré à l’audition des témoins, il s’est révélé accablant pour les accusés. Malgré tout leur savoir-faire, les avocats de la défense n’ont pas réussi à marquer le moindre point, à jeter la plus petite ombre de doute sur les témoignages à charge. Pas même sur ceux, déterminants, des deux SDF du Port à l’Anglais, en dépit de la mise en œuvre, de la part des confrères du bâtonnier Grimaud, d’une stratégie de harcèlement particulièrement opiniâtre et bien huilée. Le ténor du barreau avait, quant à lui, renoncé à s’exposer dans un rôle ingrat, abandonnant à ses collaborateurs moins huppés le soin de ferrailler avec l’avocat général et les conseils des parties civiles sur la fiabilité des témoins.
19 h 15. À la barre, le médecin légiste termine son exposé en reprenant point par point les termes de son rapport d’autopsie. Initialement prévue la veille, sa déposition a dû, comme souvent dans sa fonction, être reportée en raison d’une urgence professionnelle. Le médecin est le dernier à déposer. Après un bref échange entre le praticien, la Cour et les parties, le Président Verbrughe lève la séance. L’ensemble des témoins du procès ayant désormais été entendu, l’audience reprendra le lendemain à 9 heures par les plaidoiries des parties civiles, dans l’ordre suivant : le MRAP, SOS Racisme, la famille Hamzaoui.
En quelques minutes, le prétoire se vide, laissant seuls sur leur estrade la greffière et son adjoint, le nez plongé dans leurs dossiers. Des petits groupes, composés pour l’essentiel de militants associatifs, se forment dans la salle des pas perdus pour commenter la tournure du procès avec les avocats des parties civiles et la presse. Dehors, le public s’est déjà dispersé en pressant le pas vers les parkings ou les transports en commun pour fuir le crachin pénétrant d’octobre.
─ Allez, Marianne, tu prendras bien un p’tit calva ? Rien de tel pour tuer les parasites !
Sans attendre la réponse de sa fille, Georges disposa trois petits verres à digestif sur la table.
─ D’accord, mais juste une larme pour accompagner.
Georges, fidèle à son habitude, remplit les verres à ras bord.
─ Profite, ma fille, c’est pas toi qui conduit le bus. Et puis, celui-là de calva, il vient direct de chez mon pote Belval, le collègue retraité à Pont-Audemer. Crois-moi, c’est du bon. Pas vrai, Zabeth ? Allez, à la tienne, Etienne !
Georges leva son verre. Les deux femmes en firent de même.
─ C’est pas tout ça, qu’est-ce qu’il devient le gars Julien ? Ça fait bien six mois qu’on l’a pas vu, Zabeth et moi. À croire qu’il a honte de ses grands-parents cocos.
Marianne sentit le rouge lui monter aux joues.
─ C’est que… il est très occupé… Entre le lycée et le foot, forcément, ça lui laisse peu de temps…
─ Forcément... N’empêche que ça lui laisse assez de temps pour frayer avec des fachos. Dis pas non, les voisins les ont aperçus à plusieurs reprises. Même nous, on les a vus parader une fois au métro Pierre Curie. Fais gaffe, Marianne, pour l’instant, c’est rien que des p’tits cons, mais ça peut vite dégénérer…
─ C’est bon, Georges, arrête de l’embêter, tu vas lui gâcher son dimanche. Tout ça, c’est des conneries de mômes. Julien, c’est un brave gosse. Dès qu’il va s’intéresser d’un peu plus près aux filles, ça lui passera comme c’est venu.
─ Ouais… espérons-le... Allez, un p’tit dernier pour la route…
« La Cour ! » lance l’huissier d’une voix tonitruante. Le silence se fait dans la salle d’audience, jusque dans les rangs, souvent plus indisciplinés, des journalistes. Le jury, emmené par le Président Verbrughe et ses assesseurs, reprend place sur l’estrade après quatre heures de délibérations. Magistrats et jurés affichent un visage impénétrable, à l’exception d’une jeune femme, manifestement stressée par la gravité du moment. L’atmosphère devient aussitôt plus pesante dans le prétoire. Dans quelques minutes, trois hommes vont, de toute évidence, être condamnés pour le meurtre de Rachid Hamzaoui. Mais de quel poids vont peser sur le verdict les réquisitions de l’avocat général – respectivement 30, 25 et 18 ans – ainsi que son appel solennel à « protéger la société des dérives barbares » ? De quel poids vont peser les vibrants plaidoyers des parties civiles pour que soient prononcées des « sanctions implacables et exemplaires face à la montée des agressions racistes et xénophobes » ? De quel poids enfin vont peser les plaidoiries de la défense, et notamment celle, brillante comme toujours dans l’adversité, du bâtonnier Grimaud ?
Revêtu de son ample robe rouge bordée d’hermine, le Président Verbrughe règle d’un geste machinal la hauteur de son micro, puis il parcourt la grande salle du regard, comme pour s’assurer que tout est en place pour le dénouement du drame qui se joue là depuis quatre jours. En face de lui, à l’extrémité du prétoire, les lourdes portes capitonnées, encadrées par deux policiers en uniforme, sont ouvertes sur la salle des pas perdus comme le veut la loi. Satisfait de son examen, le magistrat, conformément à la procédure, donne lecture des textes régissant les conditions de la délibération. Puis il se tourne vers le box.
─ Monsieur Amaury, levez-vous !
L’accusé s’exécute dans une attitude de défi, sous le regard blasé des gendarmes affectés à sa garde.
─ À la question suivante : « L’accusé est-il coupable des faits qui lui sont reprochés ? », il est répondu oui à la majorité des deux-tiers, énonce le Président d’une voix ferme. En conséquence, la Cour vous condamne à une peine de 18 ans de réclusion, assortie d’une interdiction de séjour de dix ans dans les départements du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis… Monsieur Amaury, avez-vous quelque chose à déclarer ?
─ Justice de merde !
─ Libre à vous de le penser ! réplique sèchement le Président. Je vous signale toutefois que vous avez bénéficié d’un procès équitable au cours duquel votre parole a été entendue. Cela n’a pas été le cas de votre victime à qui vous n’avez pas laissé l’ombre d’une chance… Conformément à la loi, vous disposez d’un délai de dix jours pour interjeter appel de cette décision.
Après une courte pause, le Président Verbrughe poursuit :
─ Monsieur Boulard…
Le même rituel débouche sur une condamnation à 15 ans de réclusion. Boulard, totalement abattu, se tasse sur lui-même comme une poupée de chiffon. Il refuse de s’exprimer.
Reste le troisième accusé.
─ Monsieur Candela, levez-vous !
Candela s’exécute à son tour, le regard tendu et les mâchoires crispées.
─ À la question suivante : « L’accusé est-il coupable des faits qui lui sont reprochés ? », il est répondu oui à la majorité des deux-tiers. À la question complémentaire : « L’accusé est-il coupable d’avoir porté deux coups de couteau dans l’abdomen de la victime ? », il est également répondu oui à la majorité des deux-tiers. En conséquence, la Cour vous condamne à une peine de 25 ans de réclusion, assortie d’une interdiction de séjour de dix ans dans les départements du Val-de-Marne et de la Seine-Saint-Denis… Monsieur Candela, avez-vous quelque chose à déclarer ?
Le condamné hésite, se penche vers son micro, mais aucun son ne sort de sa gorge. Des gouttes de sueur perlent sur ses tempes et son front.
Le président s’impatiente :
─ Décidez-vous, monsieur Candela, dans quelques instants il sera trop tard !
Le condamné acquiesce d’un mouvement de la tête.
─ Je… j’ai fait une énorme connerie… Je le regrette… Je le regrette sincèrement. J’en… j’en demande pardon à madame Hamzaoui et à ses enfants… Je voudrais également demander pardon à ma mère… Elle n’a pas mérité ça.
─ Ces regrets sont bien tardifs, monsieur Candela. La Cour en prend néanmoins bonne note… Conformément à la loi, vous disposez d’un délai de dix jours pour interjeter appel de cette décision… L’audience est levée. Gardes, emmenez les condamnés.
─ Allons, madame, vous ne pouvez pas rester ici.
La femme est restée prostrée sur son banc, anéantie par le verdict. Autour d’elle, plus rien n’existe. L’huissier pose doucement sa main sur l’épaule de Marianne.
─ Désolé, madame Candela, vous ne pouvez pas rester ici.
Le magistrat a parlé plus fort, mais sans brusquer la femme, par respect pour sa détresse. Il a lui-même été confronté à des problèmes avec son aîné. Heureusement moins dramatiques. Cette fois, Marianne a entendu. Elle se redresse avec difficulté et quitte le prétoire d’une démarche d’automate. Sans un mot. Sans se retourner. Dans la salle des pas perdus, photographes et journalistes se pressent autour de madame Hamzaoui et des avocats. Le porte-parole du MRAP s’apprête à faire une déclaration devant les caméras de France-Télévision. Les flashes crépitent. Marianne contourne l’attroupement comme un zombie.
Elle ne sait pas encore que sa vie s’est arrêtée.
À 37 ans. Comme Rachid Hamzaoui.
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