Grand Prix du 62ième Festival de Cannes, Un Prophète, sur 2h30, raconte l’histoire du jeune analphabète Malik, 19 ans. Condamné à six ans de prison, il est le plus jeune détenu de la centrale où il arrive. Sans aucun repère, complètement inexpérimenté, il tombe sous l’emprise d’un groupe de prisonniers corses qui lui apprend rapidement la loi du plus fort. Tout en gagnant la confiance des Corses et en exécutant pour eux des « missions », il en profite pour tisser, dans l’ombre, son propre réseau.
Assez bien aimé formellement Un Prophète mais sans plus non plus, du 3 sur 5 pour moi. Est-ce parce qu’une certaine « presse établie » a trop encensé ce film primé à Cannes, son réalisateur Jacques Audiard, qui passe désormais aux yeux de certains pour le Messie du cinéma de genre français, et son jeune acteur inconnu jusqu’alors, Tahar Rahim ? Bien sûr, et c’est tout à fait louable, le cahier des charges du « film de prison » est respecté (souci de vérisme pour témoigner au plus près de la réalité effrayante des prisons dans l’Hexagone). On entre illico dans la mêlée, à hauteur d’homme et entre les murs, derrière l’épaule des prisonniers et matons ; on leur colle aux basques. L’univers masculin à tendance machiste est au rendez-vous : il s’agit là-dedans de se faire respecter, d’en imposer par la ruse et la force et de montrer, à forte dose de testostérones, qu’on n’a pas froid aux yeux. Filmé caméra à l’épaule, style doc capté sous le manteau, le film évite une trop grande caricature façon l’inénarrable Truands (2007) de Schoendoerffer et montre bien l’univers carcéral impitoyable, ses dommages collatéraux et souligne à quel point la guerre des gangs et les conflits de communautés trouvent dans ce vase clos une caisse de résonance toute particulière. En prime, Audiard est à l’aise dans sa greffe (« à la française », « à l’américaine »). En digne successeur de ses maîtres américains (De Palma, Scorsese…), il n’oublie pas de s’écarter de la caméra-vérité pour tendre vers le symbole, cf. le poids du péché avec la mort qui vient hanter les vivants (le compagnon des douches mort visitant le héros dans sa cellule) et la perte de l’innocence (la scène du chevreuil percuté par la voiture des truands). Pour autant, et même si le film est bien balancé, on n’est guère surpris d’aller dans ces contrées-là, celles qui mènent aux chemins escarpés de la rédemption chers à Marty Scorsese.
Sans faire mon vieux schnock ou me prendre pour Fadela Amara qui s’inquiétait récemment de la réception de ce film dans les banlieues « chaudes », le propos du film me semble assez embarrassant. De la même façon qu’avec Sur mes lèvres on suivait le parcours d’une secrétaire naïve apprenant à se faire garce (ce qui s’avérait passionnant à suivre parce que son handicap physique et la bande de cons qui l’entouraient nous la rendaient sympathique, en tout cas attachante), ici, avec Un Prophète, on a affaire à un parcours initiatique : celui d’un bleu, d’un potentiel Little Big Man, l’analphabète Malik El Djebena, qui apprend à se faire caïd et chef de clan en parvenant à imiter puis dépasser le modèle cynique dont il s’inspire (César Luciani, l’excellent Nils Arestrup) via les dialectiques père/fils et maître/esclave. Le dernier plan du film est révélateur : le petit caïd devenu grand sort de prison et aussitôt trois grosses voitures aux vitres fumées viennent épouser sa marche parce qu’il est devenu un homme de réseaux à suivre, un as du trafic de drogue, un parrain respecté, influent et craint. En gros, c’est Regarde cet homme ne pas tomber. Or c’est là que le bât blesse pour moi. Où est la rigueur morale du film ? On peut se dire – Tiens, c’est cool, on fait des coups fumants en taule et en perm’, on tue en loucedé, et on s’en sort avec du pognon à la clé. Au moins, dans le cultissime Scarface de 1983, scénarisé par Oliver Stone, le truand Tony Montana s’en sortait très mal - de l’ascension sous le soleil de Miami (fortune, pouvoir, jolies pépées…) à la terrible chute ; à moins d’être mou du bulbe, on n’envie guère le sort de ce gangster déchu : un flingue à la main, le nez dans la poudre et le corps criblé de balles au sommet de son empire de la drogue aux pieds d’argile. De même, dans le récent Mesrine, signé Richet, certes on nous mettait en empathie avec ce lascar plein de panache, façon Robin des Bois, mais cela finissait très mal pour lui : mitraillé par les flics en plein Paris, porte de Clignancourt, le 2 novembre 1979. Dans Un Prophète, le héros (antihéros ? Contre-modèle, vraiment ?), s’en sort tranquille.
Par ailleurs, autre sentiment trouble à la vue du dernier film d’Audiard, on suit sans arrêt Malik El Djebena en prison, du début à la fin, mais on a un peu de mal à se passionner intellectuellement pour sa trajectoire. A l’exception de certains moments où il parvient à s’élever, notamment par l’apprentissage (de la lecture, des langues…), on le voit tracer sa route, développer son propre business, se faire héros très discret en devenant les yeux et les oreilles du clan corse, sans haute visée de quoi que ce soit. Alors que dans Hunger de Steve McQueen, un autre « film de prison » récent, les prisonniers nous fascinaient de par leur idéal et leur jusqu’au-boutisme : qu’ils aient raison ou tort, ils se battaient et étaient prêts à mourir pour des idées. On s’en souvient, en 1981, le leader des prisonniers politiques de l’IRA, Bobby Sands, afin de forcer Margaret Thatcher à reconnaître leur statut politique, entame une grève de la faim de 66 jours qui s’achèvera par sa mort le 5 mai 1981 et par ces mots extrêmement fermes de l’intraitable Dame de Fer, alors 1er ministre de la Grande-Bretagne, « Il n’y a pas de meurtre politique, d’attentat politique ou de violence politique. Il n’y a que des meurtres criminels, des attentats criminels et une violence criminelle. Nous ne ferons aucun compromis. Il n’y aura pas de statut politique. » Autre exemple de dépassement de soi ô combien respectable, dans De Battre mon cœur s’est arrêté, d’Audiard, le petit truand (Tom/Romain Duris) s’élevait à travers la pratique du piano et la vérité de l’art. Un Prophète, lui, ne nage pas dans ces eaux-là, celles d’une certaine élévation spirituelle, il se cantonne au genre (le film noir, bien couillu, bien poisseux, bien crapoteux) et dans les eaux croupies du gangstérisme mafieux. Cependant, en ne se voulant ni moralisateur ni moraliste, Audiard prend le « risque » de faire un film et rien qu’un film de plus. Je veux dire par là que son Prophète en impose par sa « puissance de film » mais il ne dit pas beaucoup plus que ce qu’il est, un GROS film qui se veut grand, mais qui me semble plus GROS que GRAND. A l’arrivée, je trouve qu’il s’en dégage un côté « A quoi bon ? », un aspect « A quoi ça sert ? » et j’ai, in fine (et notamment de par son finale plutôt light), quelques doutes sur l’importance supposée de ce film dans son rapport au champ du réel.