Une liberté nommée Chlorophylle
J’étais donc enfant, à découvrir le monde et sa dureté. Mon papa m’achetait d’énormes "Spirou" reliés quand j’étais malade. A en vouloir parfois attraper la grippe pour être tranquille à dévorer ce cadeau fabuleux. Je ne sais pas où il avait pris cette habitude, il n’avait pas connu de BD quand il était petit. Et n’en avait jamais lu. Moi-même, j’achetais Pilote, dès le premier numéro, toutes les semaines, avec mon argent de poche, qui me permettait deux magazines pas plus. Dans Pilote, il y avait des Pilotoramas, une double page extrêmement fouillée très orientée vers les sujets historiques. Bien avant la 6e, je savais tout d’un oppidum romain ou d’une trirème. Les gens de Pilote s’étaient bien aperçus qu’ils pouvaient apporter une pédagogie à des gamins qui manquaient de tout : à l’époque, pas encore de télé et encore moins d’internet. Mais des magazines pleins de BD. Tel que Spirou. Avec aucun Titeuf ni de Superman, et encore moins de mangas violents, mais des petites souris marrantes, dégourdies et pleines d’humour. Au nom rigolo de Chlorophylle, un lérot qui passait son temps à lutter contre Anthracite, le vilain rat de l’histoire. Chlorophylle m’a expliqué enfant qu’il ne fallait pas se laisser faire, et que des Anthracites dirigeaient le monde, sans doute, mais qu’ils ne le dirigeraient pas tout le temps. C’est bizarre, vous savez, quand on cherche l’origine d’une opposition perpétuelle aux couleuvres qu’on veut bien nous faire avaler, souvent je songe à Chlorophylle qui a bercé toute mon enfance. Chlorophylle, symbole de la résistance... à la méchanceté. Et au pouvoir sans partage. Expliqué par un homme talentueux qui n’avait rien du tout d’un révolutionnaire.
Raymond Macherot, l’auteur de Clorophylle a-t-il eu conscience d’avoir fabriqué une génération particulière, je ne le sais pas. Mais ses petites souris malicieuses luttaient et étaient solidaires entre elles. Tout l’inverse du monde actuel d’aigris et d’égoïstes qui nous entourent. Doué d’un trait de plume remarquable, Macherot savait donner des regards fabuleux à ses personnages. L’œil de Chlorophylle transperçait ses bulles, imposant un personnage vivant et décidé à ne pas se laisser faire. Ces méchants rats avaient les dents longues, aussi longues que les financiers qui sont en train de faire capoter cette planète. Dans une interview que je vous recommande de lire, l’auteur découvre en même temps tout son caractère humble "j’ai toujours fait ce qu’on m’a dit de faire" et son extraordinaire lucidité, tout en rappelant ses influences obligées comme celle de Benjamin Rabier, le maître du monde animalier personnalisé. Tous les personnages de Rabier sourient, c’est un signe qu’a retenu Macherot : les animaux sont moins méchants que les hommes. Ils ne tuent pas pour des idées, eux.
Macherot, dans cette interview rarissime, nous explique pourquoi des animaux et non des êtres humains comme Hergé, qu’il admire pourtant : "Je ne me suis jamais vraiment posé la question. J’ai toujours beaucoup aimé la nature et les animaux. Dessiner des animaux dans des situations humaines me plaisait beaucoup. Les animaux ne font de mal à personne et j’aime ça..." Macherot était un pacifiste, il détestait la violence et a dû très mal vivre les dernières années. Cela faisait vingt ans qu’il s’était retiré, à la campagne, en grand père tranquille, près de Verviers. Constatant les ravages d’un état d’esprit amené dans la BD qui ne lui plaisait pas trop, lui, cet homme tranquille, la fondamentale de l’être humain très humain qu’était notre dessinateur belge : "Vous savez, c’est un autre monde maintenant... la BD comme je l’ai connue n’existe plus. De mon temps, la BD était faite pour les enfants, sans violence et sans sexe, maintenant, c’est autre chose, plus pour les adultes. C’est un autre monde, auquel je n’appartiens pas. Ceci dit, son évolution est assez logique...", lucide, je vous dis, mais un peu désespéré de voir le monde devenir ainsi.
Le paradis perdu de Macherot est loin maintenant. Et c’est dommage, très dommage. Je ne suis pas croyant, mais j’aime imaginer que quelque part tous les petits personnages créés par Macherot vivent vraiment et s’apprêtent à l’accueillir dans des décors de forêts et d’arbres dessinés avec tant de minutie. Le monde de la BD ne vient pas seulement de perdre un dessinateur, il vient de perdre un grand humaniste. Et en ce moment, des Macherot, on aimerait bien s’en retrouver d’autres. Des Macherot pour faire rêver les enfants, et signifier aux adultes qu’ils se trompent de monde.
Chlorophylle, ton papa est mort. Mais le message qu’il nous a laissé demeure. Les petites souris n’ont pas à se laisser faire, et ce bas monde n’a pas à glorifier la violence. M. Macherot, permettez-moi de vous dire un peu tard que vous pouvez dormir en paix. Vous nous en avez toujours parlé, de la paix. Vous la ferez bien gagner un jour. En attendant, on pensera à vous à chaque fois que l’on retrouvera une de vos petites créatures malicieuses... cette après-midi, je vais vous relire. Pour ne pas vous oublier et ne pas oublier que les animaux gentils existent, les êtres humains un peu moins.
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