Vertige de la mort
Il était apparu très affaibli aux dernières Victoires de la Musique, plus vraiment lui-même : Alain Bashung a définitivement largué les amarres, samedi après midi. La fin d’un monstre sans égal, envoûtant et ténébreux, un mâle être qui laisse sans voix la chanson.

Toute fin est brutale. D’abord brutale, ensuite définitive. Toute fin est un point qu’on ne veut voir au bout d’une phrase qu’on ne veut prononcer. La fin d’Alain Bashung, fracassante, soudaine, est assourdissante. On s’en remettra sans doute, puisque tout passe, on s’en remettra tout de suite mais pas déjà. Il faudra quelques trains, quelques passages, quelques temps, peut-être quelques silences pour qu’on parvienne à tourner la page. Il faudra ses chansons, aussi, qui survivront à tous les cancers, sans peine, puisque la maladie n’a de prise que sur les corps. Il faudra ses chansons, lumineuses, graves et cruciales, qu’il nous offrait assez irrégulièrement, mais consciencieusement, savamment, avec ce supplément d’âme, raffiné et élégant qui le démarquait loin devant tous les autres, toutes les autres. Tous les autres chanteurs, toutes les autres voix. Il n’y avait rien comme Bashung, rien qui ressemble à ce timbre, ces mots, ces titres et cet emballement miraculeux qui transformaient quelques minutes mélodiques en paysages inoubliables.
Toutes fin est pénible. On veut bien croire que derrière tout recommence encore, que la roue tourne, le spectacle continue et les vaches se gardent, mais tout de même, on n’y croit pas trop non plus : on sait bien que la mort est haute, si haute qu’on ne regarde pas comme ça par-dessus sa balustrade, qu’on ne se penche pas impunément sans éprouver un de ces vertiges qui vous cloue au lit plus sûrement qu’un accès de fièvre. On veut bien croire que c’est ainsi, qu’après tout tous les jours cela arrive, aux chanteurs comme aux acteurs, aux peintres comme aux journalistes, aux héros comme aux anonymes, on sait tout cela mais on s’en fout, parce que toute mort qui compte compte un peu plus que les autres. C’est comme un bon chanteur : il y en a très peu. Très peu qui savent chanter, qui ont une voix identifiable entre mille, qui chantent des textes importants sur des musiques sophistiquées. Bashung, c’était tout cela : un sommet puis un autre, une chaîne de sommets plus hauts les uns que les autres, au fur et à mesure que le temps passait une maîtrise de plus en plus grande, majestueuse et glaciale, qui ne laissait à la concurrence que quelques miettes, des regrets et le sentiment de ne pas jouer dans la même cour. Bashung, peu à peu, était devenu incomparable. Seul, loin devant. Une sorte de juge de paix, de référence obligée, d’étalon or, d’or noir, si noir. Et bleu aussi, pétrole. A croire que toutes les bonnes idées étaient pour lui. Toute l’énergie, tout le carburant, toute la flamme.
Du coup, l’homme était devenu une sorte de mythe, une sorte d’immortalité non feinte, qui laissait entrevoir un futur encore infini de disques importants, ou simplement immenses. On avait pris le rythme de quelques chef d’œuvre, comme ça, au débotté, d’une époque l’autre, le temps de trouver quelques mots, quelques auteurs, et un peu de temps libre pour poser sa voix d’ailleurs. La voix, l’empreinte de Bashung. Un appel au calme, au meurtre, au meurtre dans le calme comme on évacue une salle, comme on se débarrasse du superflu pour pas peser trop lourd au prochain voyage. Une voix qui vous happait, qui vous happe encore, qui vous happera à jamais, la mort n’emporte pas grand-chose en somme, une voix d’un grave mystique, à vous réconcilier avec l’impossible, à vous familiariser avec la grâce. Une voix qui semblait avoir vécu dix vies, et quelques morts, au moins. Des vagues et des reflux, des vents et des marées, une voix comme on en attendait plus. La voix de Bashung transformait ses concerts en instants ultimes où rien ne semblait dépasser, pas la moindre faute de goût, aucune rature, des échardes en pagaille, des pleurs et peu de rire, mais ces moments, toujours, ces moments quand même, ces moments nécessaires et précieux qui changent toute vie en glorieux souvenirs. Bashung s’incendiait volontaire et nul ne se serait levé pour étouffer les flammes : c’était tout simplement trop beau. C’était Bashung : la chaleur, la lumière et les cendres à venir. Destruction fumeuse, fumante, jamais fumiste.
Bashung aura fumé jusqu’au bout, comme son ami Gainsbourg. Il n’aura concédé à la mort que cet improbable chapeau qui suggérait le pire et couvait l’absence. Il aura tenté de repousser la fin, de toutes ses forces restantes, sur scène et à la télévision, coûte que coûte, faire comme si le cirque pouvait indéfiniment continuer. Aux côtés de Nagui, pourtant, récemment, il ne pouvait plus cacher grand-chose : ses balbutiements trahissaient la peur, qui gagnait du terrain. Cette peur de la fin qui pointait son couplet, l’air de rien, dans un silence qui en disait long. Ce sera donc cela, les dernières images de Bashung vivant : un chanteur les bras remplis de trophées pas à sa hauteur, l’air de s’en contenter, mais la tête ailleurs, déjà, vers cet ailleurs proche et froid.
Tout est fini, mais tout nous reste : les chansons, la voix, les mots, les souvenirs de concerts. Ces plaisirs infinis qui depuis belle lurette nous ont convaincu que Bashung ne mourrait jamais.
7 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON