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Accueil du site > Culture & Loisirs > Culture > Wim dans les villes en ruines d’Anselm

Wim dans les villes en ruines d’Anselm

Avec Anselm, le bruit du temps (Anselm-Das Rauschen der Zelt, 2023, couleur, noir et blanc, de Wim Wenders, avec Anselm Kiefer lui-même, ©photos V. D.), nous est proposé une expérience cinématographique annoncée comme unique qui, en dressant son portrait (pendant deux ans le cinéaste allemand a suivi son compatriote), vise à éclairer l’œuvre prométhéenne d’un artiste tout en racontant sa trajectoire, via un parcours de vie déployé allant de ses inspirations (la poésie de Paul Celan et d’Ingeborg Bachmann, l’alchimie, l’astronomie, la philosophie) à son goût pour la provocation en passant par son processus créatif et sa fascination pour le mythe et l’Histoire, « L’histoire est pour moi un matériau, comme le paysage ou la couleur. »

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Un film de Wenders sur Hopper en 3D, diffusé à la Fondation Beyeler en 2020

Entrelaçant le passé et le présent pour mieux brouiller les pistes entre fiction et réalité et entre cinéma et peinture (ce n’est pas le premier film en 3D de Wenders consacré à un peintre, en janvier 2020, pour la Fondation Beyeler en Suisse (Bâle), il avait proposé un court film redondant, revisitant à l’identique ses tableaux, sur le peintre américain Hopper, Deux ou trois choses que je sais sur Edward Hopper), ce film ambitieux vise à nous immerger dans le monde de Kiefer, en misant sur un spectateur acquis, qui serait forcément ébahi. « Qu’est-ce que le public retirera de l’expérience d’Anselm  ? S’interroge un Wim Wenders kiffant grave Kiefer, dans ses notes de réalisateur. J’espère qu’il pourra abandonner les catégories et les opinions, abandonner toute idée préconçue de ce que l’art peut être ou peut accomplir, et qu’il se contentera d’admirer l’ampleur stupéfiante de l’œuvre de ce grand romantique, poète, penseur et visionnaire allemand qu’est Anselm Kiefer. »

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La Ribaute, atelier d’Anselm Kiefer
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Anselm Kiefer, ©photo V. D., galerie Ropac, Pantin, janvier 2022

Se lançant, en 1h33 (la durée de son doc sorti en salles hier), dans une ode envers cette superstar de l’art contemporain, Wenders, qui était arrivé en mai dernier au Festival de Cannes avec deux long-métrages, ce documentaire Anselm (Le Bruit du temps) ainsi qu’une fiction intitulée Perfect Days, qui sortira en novembre prochain dans l’Hexagone, nous propose un documentaire immersif en 3D ambitieux plongeant dans l’univers crépusculaire du plasticien Anselm Kiefer, considéré comme l’un des plus importants artistes allemands de la génération de l’après-guerre ; ce catalyseur, ne reniant rien dans son travail de la culture allemande - ce qui lui a valu de nombreuses critiques - représenta l’Allemagne à la Biennale de Venise en 1980. L’idée du film est venue au cinéaste germanique lorsqu’il a visité l’un des ateliers de Kiefer, où celui-ci avait travaillé plus de 30 ans en dressant la topologie la plus complète de son œuvre, visant ainsi l’art total. « Le paysage, précise Wenders, comprend diverses constructions architecturales, de nombreux pavillons, des cryptes souterraines et même un gigantesque amphithéâtre couvert. Là encore, je n’avais rien vu de tel. »

J’ai toujours voulu être peintre

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« Anselm », un film de Wim Wenders, 2023

Si le film commence très bien en filmant, via une robe de femme dévoilée, une mariée comme absentée se dressant dans une campagne onirique donnant à voir un lit de racines sur des pierres, puis en captant des chuchotements combinant diverses langues (le latin et le grec mais aussi le français) s’accompagnant d’une caméra tournoyante caressant des sculptures de Kiefer, faisant figures de poétesses grecques et romaines oubliées de l’Histoire, et si ce doc s’avère bien construit, nous conduisant de champs de ruines fonctionnant comme autant de cauchemars éveillés en égrenant les cadavres d’avions, rappelant Allemagne année zéro (1948, Rossellini), à un Kiefer joueur, enfin détendu, devenu un drôle de funambule façon Ailes du désir, le film, traversé également par des archives passionnantes, telle sa célèbre série photographique - montrée en ce moment, jusqu’au 3 mars 2024, au LaM de Dunkerque, dans l'expo perso La photographie au commencement - dans laquelle on le voit exécuter en 1969 le salut nazi, afin d’exorciser des démons familiaux, tout en étant revêtu de l’uniforme de soldat de la Wehrmacht que son père avait porté durant la Seconde Guerre mondiale, compte, aussi, des plages bien plus faibles. Tels les chromos poussifs, voire ridicules, autour de l’enfance de Kiefer passant par sa découverte émerveillée, et très attendue, de l’art.

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Wim Wenders, ©photo V. D., Fondation Beyeler (Bâle, en Suisse), janvier 2020

Aussi, selon moi, on était en droit d’attendre beaucoup plus de la rencontre entre un cinéaste d’importance, Wim Wenders (auteur des fameux Paris, Texas, 1984, et Les Ailes du désir, 1987, deux chefs-d’œuvre intemporels, sans oublier son remarquable documentaire, Buena Vista Social Club, 1999, même si avec le temps sa carrière, hormis quelques sursauts (The Million Dollar Hotel, 2000, Pina, 2011, a tendance à s’essouffler) et un plasticien, allemand également, Anselm Kiefer, passant pour être l’un des plus grands artistes d’aujourd’hui, représenté par des galeries internationales toutes-puissantes, tel le marchand d’art autrichien Thaddaeus Ropac implanté dans l’Hexagone, à la fois à Paris, dans le quartier du Marais, et à Pantin. « Nous sommes amis depuis plus de trente ans, dixit Wim Wenders dans L’Obs n°3079, oct. 2023 (pages 72/73, in l’article J’ai toujours voulu être peintre, propos recueillis par François Forestier). Quand je l’ai rencontré, en 1991, il préparait sa grande exposition à la Neue Nationalgalerie de Berlin, après son triomphe aux États-Unis. Il est venu dîner dans ma cantine à Kreuzberg, nous avons commencé à parler, et cette conversation a continué pendant deux semaines. Et, comme moi, j’ai toujours voulu être peintre, et lui, peintre, a rêvé d’être cinéaste, on s’est dit : il faut qu’on fasse quelque chose ensemble ! Bon, ça a pris trente ans… »

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Les immenses étagères du fourre-tout de Kiefer, expo « Pour Paul Celan », Grand Palais éphémère, Paris, 16 décembre 2021 - 11 janvier 2022

Anselm, le bruit du temps (2023), mettant en scène Kiefer lui-même (78 ans), des plus mutiques et d’une froideur extrême (comme lorsqu’on le rencontre en vrai), au sein de ses ateliers gigantesques, tant en Allemagne – l’ancienne briqueterie d’Höpfingen - qu’en France (notamment à dans ses ateliers de Croissy, près de Paris, et de la Ribaute à Barjac dans le Gard : c’est tellement grand qu’il se déplace à vélo dans des hangars absolument labyrinthiques !), tout en étant accompagné par des archives rappelant, à raison, son importance historique dans le champ de l’art (il convoque les fantômes du nazisme, étant un gamin de l’après-guerre) venant dialoguer avec des images de fiction très gentillettes et plutôt inutiles (lui en petit garçon et en culottes courtes à la Hergé en train de bouquiner ou de se balader), est un solide documentaire : du 3,5 sur 5 pour moi. Avec souvent de belles images, symboliques et poétiques, sans pour autant hélas pleinement décoller. Le meilleur d’après moi, c’est tout ce qui concerne l’esthétique de la ruine, avec un Kiefer taiseux au romantisme ténébreux faisant de la matière noire de l’Histoire son terreau, fusionnant crimes et cendres, pour la transmuter, tel un alchimiste, en expression artistique multiple (peinture, sculpture, gravure sur bois, etc.), celle-ci parvenant à faire émerger, par couches successives tel un palimpseste mémoriel, un passé tabou longtemps occulté par le peuple allemand. Wenders s’est brillamment exprimé là-dessus (dans le magazine Trois Couleurs n°201 (mk2) n°201, octobre 2023, article Zoom zoom zen, p. 34/35, propos recueillis par Quentin Grosset) : « Comme Anselm, je vois la ruine comme quelque chose de beau. Alors que j’étais gosse, ma ville natale, Düsseldorf, a été détruite à 80% par la guerre. Le rez-de-chaussée, le premier étage de ma maison étaient intacts, mais au-dessus tout était brûlé et détruit. C’était la seule maison de la rue où l’on pouvait encore vivre. J’étais entouré de ces ruines, on y jouait avec les autres enfants. Pour moi, c’était le monde, c’était beau, tel que ça existait. C’est plus tard, surtout dans les tableaux, l’art, que j’ai vu que, chez nous, c’était l’exception et non la règle. Anselm fait de la ruine un symbole du renouveau, le lieu où une nouvelle pensée du monde peut commencer. »

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Installation de Kiefer (détail) au Grand Palais éphémère, Paris
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Carcasse d’avion dans l’expo Kiefer, « Pour Paul Celan », au Grand Palais éphémère, Paris

Le cinéaste, partageant avec Kiefer, tels deux historiographes tourmentés, cet héritage pesant de la guerre sur fond de destruction et de faute nationale, même si parsemé d’espérances, ainsi que l’obsession du temps, ajoute dans L’Obs précédemment cité (p. 73) : « Aucun autre peintre n’a réussi à capter comme lui le temps, et à l’incorporer dans ses œuvres. De mon côté, j’ai énormément travaillé sur cette notion de cinéma. Au fil du temps en est l’exemple. Et le sous-titre du film Anselm est Le bruit du temps. Quant à la guerre, Anselm et moi avons eu la même enfance dans la même Allemagne qui n’existait plus. Les adultes ont essayé de créer un futur fondé sur l’oubli du passé. Nous, les enfants, ressentions le mensonge. Sauf que moi, j’étais au nord, à Düsseldorf et lui au sud, près de la Forêt-Noire. L’autre côté du Rhin, pour chacun, était comme la face cachée de la Lune, car les ponts étaient détruits. Cela dit, la tragédie de l’Allemagne est plus présente dans ses œuvres que dans mes films. Moi, j’ai toujours voulu quitter ce pays. Dès que j’ai pu voyager seul, je suis parti. Lui, il est resté, il a combattu l’oubli. » Puis « [par rapport au passé] Personne ne voulait en parler. À l’école, c’était ridicule. Certains profs avaient été eux-mêmes des nazis. J’avais un seul prof antinazi, il enseignait l’allemand. Quant au prof de maths, il avait la moustache de Hitler ! À la Cinémathèque française, dans les années 1960, j’ai pu enfin, pour la première fois, connaître l’histoire du cinéma allemand avant cette époque de honte. C’est là que j’ai découvert Lang et Murnau, les grands-pères du cinéma allemand. »

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Vue générale de l’expo Anselm Kiefer, « Pour Paul Celan », au Grand Palais éphèmère, Paris, 2021/2022

Une 3D pas si époustouflante

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Peinture en relief, signée Kiefer, approchée de près dans le documentaire « Anselm »

Wim Wenders, dans la revue Trois Couleurs n°201, précise : « Anselm Kiefer n’a jamais tellement besoin de mots, il dit tant de choses avec son art. Pour lui, rien n’échappe à la peinture, il peut peindre l’univers, le souterrain, l’histoire, les mythes. Il ne parle pas beaucoup, et quand il le fait c’est avec les mots des poètes. C’est un vrai savant, il connaît l’astronomie, la biologie… Je ne voulais pas que, dans le film, il donne des explications. Avec mes moyens, deux caméras, la 3D, j’avais l’impression que je pouvais capter pas mal de ce qu’il disait. La 3D nous permet de voir plus. On est devant son œuvre et à l’intérieur. »

À dire vrai, dans Anselm, la 3D utilisée est certes intéressante, dans les creux et saillies qu’elle offre au regardeur, notamment lorsqu’on plonge dans les sculptures et installations à étagères gigantesques du plasticien aguerri, mais cette caméra « intrusive » reste étonnamment en surface des toiles filmées, pourtant pleinement matiéristes – Kiefer mêle dans ses tableaux rayés de mots ou rongés par l'acide les matériaux les plus divers : sable, paille, fougères, feuilles de plomb, bois, goudron, feuilles d’or, gants de travail, instruments chirurgicaux, etc. - donc offrant moult entrées pour les savourer de l’intérieur comme lorsqu'on les voit en vrai en galerie ou en institution, tel que dans l’expo-événement Pour Paul Celan (poète de nationalité roumaine cher à Kiefer, metteur en scène en peinture de symboles, de phrases et de poèmes) au Grand Palais éphémère à Paris en décembre 2021, comme si la magie de la peinture échappait tout compte fait, et définitivement (ce qui est peut-être une bonne chose !), à l’œil enregistreur, mécanique ou numérique, de la caméra.

Se voulant un chantre de la 3D, au même titre que James Cameron avec sa saga Avatar, Wenders, dans ses notes ou en interview dans la presse, surenchérit un peu trop sur l’usage de cette technique, loin d’être franchement nouvelle au sein du septième art : « La 3D, il n’y a pas d’autre moyen d’expression qui permette de "voir autant". Pour une expérience en 3D (à moins qu’il ne s’agisse d’un de ces extravagants films d’action ou d’animation qui brutalisent l’esprit et font mal aux yeux, vous devez utiliser d’autres zones de votre cerveau pour aborder "une image plate". Cela mobilise une partie plus importante de votre cerveau et de vous-même. (…) Ce langage de la 3D (car ce n’est ni plus ni moins qu’un langage à part entière) est capable de faire voir plus de choses que l’on n’en perçoit dans une image en deux dimensions. La 3D permet une immersion physique et mentale des plus étonnantes. Et ce langage est capable de poésie – en tout cas selon moi, mais je vous laisse volontiers en juger. Comme tout grand peintre, Anselm Kiefer nous apprend à voir, or il n’y a pas de langage visuel qui permette de voir autant, d’être autant "là" et d’impliquer autant d’émotions qu’une image en 3D. C’est l’un des plus grands scandales de l’histoire du cinéma que d’avoir abandonné ce médium et de l’avoir exploité uniquement comme un outil pour les super-héros et les films d’action, ou pour les films d’animation. Ce qui est époustouflant dans la 3D, c’est qu’elle permet à la fois de donner une image très précise de la réalité et une vision poétique du monde. Tout ce qu’il faut, c’est prendre au sérieux cette technologie et l’utiliser de manière psychologiquement correcte. Dans Anselm, nous avons fait les deux. »

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Détail d’une peinture épaisse, par Anselm Kiefer, déjà... en 3D
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Le tableau-relief tel un livre ouvert, peinture-palimpseste (détail) montrée dans l’expo « Anselm Kiefer, hommage à un poète », galerie Ropac, Pantin, 9 janvier - 11 mai 2022

Puis, en rajoutant toujours un peu trop : « Le langage du film Anselm ne doit absolument rien à ce que j’ai fait auparavant. Nous l’avons découvert exclusivement à travers notre confrontation avec l’œuvre d’Anselm Kiefer. Et ce "nous" n’est pas un "nous" de majesté : il inclut mon directeur de la photographie Franz Lustig, mon stéréographe Sebastian Cramer, ma monteuse Maxine Goedicke et moi-même. "Nous" avons été sidérés par cette expérience qui nous a amenés si près du travail d’un artiste. Nous avons absorbé beaucoup plus, et c’est ce que le film veut partager : une "rencontre rapprochée" très complète et très riche.  » Or, et c’est un peu là que le bât blesse : on ne s’approche pas tant que ça, malgré ce stratagème optique qu’est la 3D, des peintures de Kiefer (comme si l’on restait toujours en dehors, comme exclus), souvent d’ailleurs filmées complètement achevées (on ne les voit guère en cours de réalisation, dommage, contrairement au Mystère Picasso de Clouzot (1956) où l’on observait, fascinés, l’ogre andalou vraiment au travail multipliant les versions d'une même toile). Hormis à un moment donné, dans Anselm, où l’on voit Kiefer, véritable bourreau de travail, en train de brûler au lance-flammes des parties d’une toile immense posée au sol. Wim Wenders, dans son rapport direct à la matière, signale, dans le Trois Couleurs d’octobre 2023 (n°201, p. 35), l’absence du faire pictural à l’écran comme si c’était une qualité, alors que TOUT ce qu’il décrit, pour ma part, j’aurais bien aimé le voir ! (même si le plasticien filmé voulait certainement, on s’en doute, cacher, ses secrets de fabrication relevant de l’intime) : « (…) Il y a une seule chose à laquelle il ne m’a pas donné accès : l’acte de peindre. Pour peindre, il a besoin d’être seul, il s’enferme dans son grand atelier, il se lève à deux heures la nuit et travaille jusqu’au petit matin. Il trouvait que, dans les films sur les peintres, ce qu’il y a de plus ennuyeux, c’est quand on les voit peindre… Lui, ses peintures, il leur fait subir plein de choses : il les fait rester à l’extérieur, sous la pluie, dans la neige, pendant des années. Certaines sont entortillées dans les plantes. Parfois, il les met au four, et quand elles sortent elles sont craquées, comme si elles avaient survécu à la chaleur. Ce n’est pas dans l’idée de les détruire : ce qu’il veut, c’est y faire rentrer le temps. Pas mal d’artistes sont choqués quand le temps commence à travailler leur œuvre ; lui, il est ravi. »

La folie des grandeurs

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Le finale à la Tarkovski (cf. « Le Sacrifice », 1986) du film « Anselm », 2023, de Wenders

En outre, Anselm peut même par moments, avouons-le, quelque peu agacer, le lyrisme grandiloquent, voire pontifiant et par trop solennel, de la caméra aérienne de Wenders, appuyé notamment par les nappes sonores élégiaques quelque peu amphigouriques de René Aubry (au demeurant bon compositeur de musique relaxante), venant comme redoubler le pathos et la surcharge répétitive à l’œuvre dans nombre de productions plastiques actuelles, souvent ampoulées, de Kiefer. Pour la petite (et la grande) histoire, les deux artistes, Wim et Anselm, amis dans la vie de tous les jours, sont tous deux nés en 1945, sur les ruines, tant topographiques que psychiques, de l'Allemagne nazie sur fond de cautérisations, de culpabilité et de monumentalité endeuillée.

Le film, entre pesanteur un tantinet plombante et légèreté aérienne, finit sur l’insoutenable légèreté de l’être nécessaire pour rendre l’air plus respirable (« Les gens veulent la légèreté, précise Kiefer, ils refusent ce qui pèse. De là cette légèreté ») et sur… les ailes du désir, en guise d'espoir (un enfant, Anselm petit, sur les épaules d’Anselm Kiefer lui-même devenu adulte), le doc prenant, par instants, des accents tarkovskiens (sans atteindre pour autant les cimes spirituelles de l’immense cinéaste russe), nous invitant aussi, de manière bienvenue, à décélérer en prenant notre temps pour contempler sans artifices ni pacotilles la nature, sans oublier de passer par les soleils noirs des tournesols de Van Gogh (grande référence pour Kiefer, toujours tout de noir vêtu et cigare aux lèvres) et Venise par le biais d’une visite extatique – parmi les meilleurs passages - ainsi que par le légendaire Joseph Beuys (1921-1986), avec qui Kiefer, que l’on voit d’ailleurs à l’écran dans son atelier-bibliothèque en train de feuilleter le catalogue devenu collector - rareté oblige - de la rétrospective de son mentor à Beaubourg (Paname) en 1994, étudia l'art à l'Académie des Beaux-Arts de Düsseldorf, son professeur et maître étant notamment connu pour ses performances hors limites, sur fond de mythomanie, et pour l’affirmation suivante, des plus pertinentes : « L’élément le plus important, pour celui qui regarde mes objets, est ma thèse fondamentale : chaque homme est un artiste. C’est même là ma contribution à "l’histoire de l’art". »

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Régine Vial, productrice (Les Films du Losange), et Frédéric Bonnaud (dir. Cinémathèque française) présentant « Anselm », Paris, octobre 2023
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Wim Wenders, vidéo inédite pour la Cinémathèque française, Paris (oct. 2023), accompagnant l’avant-première de son doc « Anselm »

Pour finir, j’ai vu avec plaisir, malgré quelques bémols émis (trop de pompe, des chromos gênants, une 3D pas si accrocheuse), cet Anselm en avant-première à la Cinémathèque française (Paris), le lundi 16 octobre dernier au soir en étant muni, comme il se doit, pour profiter pleinement de l’expérience immersive proposée dans la salle (comble) Henri Langlois, de grosses lunettes 3D : Wim, l’ami allemand, devait être là, mais s'est excusé dans un français parfait, via une courte vidéo sympa en guise d'introduction, nous expliquant son absence ce soir-là, parmi nous, du fait d’une opération sérieuse à l’œil droit, d'où le bandeau façon corsaire sur son visage lorsqu’on l’a vu à l'écran, accessoire qui non seulement rappelait, en apparaissant plein cadre dans la salle obscure, le baroudeur grognon John Ford, mais allait aussi comme un gant à ce grand filmeur-voyageur qu’est Wenders, pérégrinant au fil des décennies de Berlin à Tokyo via Lisbonne, Palerme, Cuba et autres Paris, Texas. Nous ont présenté la séance Régine Vial des Films du Losange (ceci n'est pas un film pirate ! On sent les gros moyens), productrice de ce long-métrage chaudement applaudi en fin de projection, et Frédéric Bonnaud, directeur de la Cinémathèque. Très prochainement, Wim Wenders, à qui je souhaite au passage un prompt rétablissement, recevra à Lyon le prix Lumière, récompensant l'ensemble de sa carrière. Laissons-lui le mot de la fin et ce d’autant plus quand il se la joue – enfin – humble. À la question « Avez-vous conscience d’être un grand cinéaste ? », posée par François Forestier dans L’Obs n°3079, oct. 2023 (page 73), l’intéressé, modestement, répond : « Je m’en fiche. Je suis content que mes films existent. D’ailleurs, je ne les possède plus. Je les ai donnés à une fondation. De toute façon, la vie d’un film est strictement dans les yeux de ceux qui le regardent. » Bien vu !

Anselm. Le bruit du temps de Wim Wenders, Les Films du Losange, 93 mn, sorti en salles le 18 octobre 2023, avec Anselm Kiefer lui-même, en tant que jeune homme Daniel Kiefer (son fils), en tant que petit garçon Anton Wenders, petit-neveu du cinéaste.


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