X-Men 3 : Jean Grey, Christ post-moderne
Il y a fort à parier que, parmi les millions de spectateurs attirés par le dernier film de la trilogie X-Men (Brett Ratner, 2006), peu sauront que le personnage de Jean Grey - mutante morte dans X-Men 2 et ressuscitée dans X-Men 3 - a été créé il y a plus de quarante ans, et que, depuis lors, la jeune femme avait déjà été tuée et ressuscitée au moins deux fois auparavant !
Pour ceux qui, comme moi, connaissent Jean Grey depuis plus de vingt ans, le sort qui lui est réservé dans les films de Bryan Singer et Brett Ratner ne peut manquer de créer un choc équivalent à celui que provoqua, chez certains chrétiens, la sortie du Da Vinci Code. Pour tous les fidèles de la Marvel - ceux, par exemple, qui, en 2001, élirent le numéro 137 des ’Uncanny X-Men’ 3e meilleure histoire Marvel de tous les temps - le dogme veut que Jean Grey fût créée par Stan Lee en 1963, puis détruite par Chris Claremont en 1980. Point final. Toutes les renaissances successives proposées par des scénaristes hérétiques n’ont fait qu’altérer la pureté originelle du destin tragique de la belle rousse. La ènième version de la mort et résurrection de Jean Grey, telle que proposée cette semaine par Hollywood, ne fait pas, hélas, exception. Pour autant, cette version aura eu, au moins, le mérite de révéler à nouveau l’axiome de Marshall McLuhan selon lequel le médium est le message, et de faire de Jean Grey la figure christique de la postmodernité.
Pourquoi comparer une super-héroïne du XXIe siècle au fondateur du christianisme ? Il n’est guère original de comparer à Jésus la plupart des héros fictionnels ou réels qui ont connu à la fois une vie d’exploits et une mort sacrificielle. On peut citer le héros grec Héracles, devenu dieu après sa mort, l’esclave révolté puis crucifié Spartacus, la pucelle brûlée vive Jeanne d’Arc ou le révolutionnaire communiste Che Guevara. Pourtant, personne, dans le monde de la fiction, n’a connu de destin si remarquablement tragique et mythique que Jean Grey, et ceci sur une période aussi longue, dix-sept années (sans vieillir !).
Mais quelle est donc la légende dorée de Jean Grey ?
En résumé : Jean Grey est d’abord connue comme Strange Girl (Marvel Girl en VO), jeune élève mutante de la première école pour surdoués du professeur Charles Xavier. Ses pouvoirs n’ont rien d’exceptionnel dans un premier temps (télépathie et télékinésie), et elle garde ces caractéristiques pendant treize années, de l’épisode 1 des Uncanny X-Men jusqu’à l’épisode 101 en octobre 1976. C’est alors que le scénariste Chris Claremont inventa la première mort de Jean Grey, et sa résurrection. En effet, dans l’épisode 100, Jean Grey se sacrifia pour sauver ses coéquipiers d’une mort certaine, en affrontant avec ses faibles pouvoirs la plus effroyable des tempêtes solaires. Aux commandes d’un vaisseau spatial en perdition, elle parvint à ramener ses camarades sur Terre en faisant amerrir le vaisseau dans la baie de New York, exploit qui, apparemment, lui a coûté la vie. C’était compter sans l’imagination de Chris Claremont qui fit renaître Strange Girl sous la forme de Phenix, une Jean Grey dont les pouvoirs de mutante avaient été décuplés par les radiations de la tempête solaire. Ses compagnons, les X-Men, ne tardèrent pas à prendre conscience de l’ampleur des nouveaux pouvoirs de Jean Grey, en particulier lorsque celle-ci sauva l’univers de la destruction, dans l’épisode 108. Le monde entier reconnut alors en Jean Grey/Phénix le super-héros le plus puissant de l’univers.
Arriva alors l’année 1980, et la saga du Phénix noir, orchestrée toujours par Chris Claremont mais dessinée désormais pas John Byrne, sans conteste le meilleur dessinateur de la Marvel, toutes générations confondues. Séduite par un mutant illusioniste appelé le Cerveau, Jean Grey succomba à une réalité virtuelle datant du XVIIIe siècle où elle était la Reine noire, membre du Club des damnés. Dans cette réalité virtuelle, les X-Men étaient ses ennemis, et elle s’apprêtait à les anéantir. Heureusement, son amour pour Cyclope lui fit retrouver la réalité, et, se sentant violée et salie par sa manipulation, elle anéantit sans pitié le Cerveau. Pour autant, les manipulations mentales du Cerveau avaient transformé Jean Grey en Phénix noir, entité aux pouvoirs incontrôlables. Grisé par tant de pouvoir, le Phénix noir quitta la Terre et détruisit une planète entière pour étancher sa soif d’énergie. De retour sur Terre, le Phénix noir fut finalement maîtrisé par les X-Men, et Jean Grey reprit le contrôle. Pour autant, l’aventure ne s’arrêta point. En effet, les X-Men et Jean Grey se retrouvèrent soudainement téléportés par les Shi’ar, peuple extraterrestre qui voulait détruire Jean Grey/Phénix en réparation du génocide des millions d’innocents tués dans la destruction de leur planète. Les X-Men, convaincus que le Phénix noir était sous le contrôle de Jean Grey, se battirent contre la Garde impériale de Shi’ar afin d’éviter son exécution, mais le Phénix noir se réveilla. Dans un dernier sursaut de lucidité, Jean Grey, pour sauver l’humanité, se suicida alors sous les yeux de son amoureux Cyclope, et mit fin définitivement au danger créé par son alter ego.
On peut mesure l’impact que l’épisode 137 des Uncanny X-Men eut sur les fans en se souvenant que jamais un super-héros Marvel important n’avait succombé auparavant (la mort de Captain Marvel par cancer ne fut publiée que deux ans plus tard, et personne n’avait eu le temps d’apprécier Epervier lorsque celui-ci mourut dans l’épisode 95 des Uncanny X-Men en 1975). Et là, Chris Claremont, John Byrne, Terry Austin et Jim Shooter avaient créé une saga de plus de neuf mois d’une telle intensité et d’une telle dramaturgie que tout nouvel épisode des X-Men semblerait un long après-midi de deuil.
Jean Grey est une héroïne post-moderne, car elle est le pur produit de son médium. En effet, seul le médium du comics sérialisé saurait créer un tel mythe, car c’est bien parce que celui-ci dévoila son drame sur une période aussi longue de dix-sept années que l’impact sur le public fut si profond. Le lecteur un tant soit peu fidèle aura eu ainsi le temps de connaître une Jean Grey adolescente et fébrile, avant de la voir évoluer - telle un membre de sa famille - en une Jean Grey adulte confrontée au pouvoir et à une soif inextinguible, jusqu’à sa destruction. Même la série Friends n’a duré que dix ans : à peine le temps de voir les protagonistes se marier ou avoir des enfants...
La saga du Phénix noir caractérise aussi parfaitement les thèses post-modernes développées par Jean Baudrillard dans Simulacres et simulation, et qui soutiennent que nous sommes désormais dominés par un monde d’image où la représentation a remplacé la réalité. Le monde imaginaire des super-héros Marvel est déjà un monde doublement simulacre. C’est un monde aux codes notoirement fictionnels, comme c’est le cas dans toute fiction. Mais c’est aussi un monde où coexiste un monde parallèle, celui des êtres aux pouvoirs exceptionnels. Les super-héros et les super-vilains y vivent une vie à part, et doivent conjuguer leur vie d’exploits extraordinaires avec le quotidien banal de la vie de leur alter ego (voir Peter Parker et Spiderman, ou Clark Kent et Superman, etc.). La magie du comics ne peut donc pas exister si le monde fictionnel du quotidien banal ne simule pas la réalité à la perfection. La personnalité de Jean Grey confrontée à son alter ego Phénix reflète à la perfection cette double vie.
Mais là où la saga du Phénix noir s’ancre dans le simulacre, c’est la genèse même de son dénouement et ce qui suivit. Jim Shooter, l’éditeur en chef de la Marvel à l’époque, joua un rôle primordial. En effet, lorsque Chris Claremont et John Byrne vinrent proposer la fin de la saga du Phénix noir à Jim Shooter, ceux-ci n’avaient pas a priori l’intention de détruire l’alter ego - Jean Grey - mais au contraire de neutraliser le Phénix noir grâce à elle, et donc de garder en vie l’héroïne. Jim Shooter, quelques semaines avant la parution du #137, mit son veto à cette fin qu’il considérait immorale. Il lui semblait, en effet, impossible qu’un quelconque individu coupable de génocide puisse être absout : il demandait la mort de Jean Grey ! Shooter créait ainsi un simulacre post-moderne remarquable à plusieurs égards. Premièrement, Jim Shooter condamnait l’alter ego et le héros (la réalité et son miroir) à une identification totale, institutionnalisant un principe fondamental de responsabilité qui pourrait par exemple s’appliquer aujourd’hui aux avatars des MMORPG (un joueur de jeu de rôle en ligne dont l’avatar aurait commis un génocide dans le monde virtuel devrait lui-même être condamné pour génocide !). Deuxièmement, en décidant de la condamnation à mort de Jean Grey, Jim Shooter fusionnait l’histoire de la réalité (le génocide des juifs par les nazis et leur procès à Nuremberg) et l’histoire fictionnelle du monde de la Marvel, offrant un argument supplémentaire aux tenants de la fin de l’Histoire. Et finalement, il initiait une tradition de re-lecture/ré-écriture de l’oeuvre aux fonctions infinies, comme le prouvèrent par la suite les très nombreuses résurrections/morts/résurrections successives d’abord de Jean Grey - qui, par exemple, aurait été clonée par le Phénix avant sa première résurrection (sic ?) - puis du Phénix - certains scénaristes exploitant par exemple l’idée scientifique de "multiverse" ou d’univers parallèles.
D’après Doug Moench, Jim Shooter avait alors une stratégie dite la "théorie du big bang de l’univers Marvel", et qui avait pour principe de relancer chaque grande franchise de super-héros en tuant l’alter ego et en le remplaçant par un nouvel alter ego, plus en ligne avec son temps. En condamnant Jean Grey à mort, Jim Shooter faisait plus qu’un coup marketing. Il rejoignait, dans le Panthéon des créateurs de mythes, Ponce Pilate et Judas.
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