- Scoubidou est malade -
- Scoubidou est malade -
Un matin. Je pars pour le CMP, en tension. J'ai jeté un coup d’œil à mon planning de consultation, inquiète. Monsieur G, ça devrait aller. Monsieur R aussi. Madame V en revanche, je me demande.
Ce matin, je pars pour le CMP périphérique, loin de l'hôpital où se rejoue la grande scène du "plan blanc". Je regarde à nouveau la liste des patients de la journée. J'en viendrais presque, prière enfantine, à croiser les doigts. Espérer, invoquer qu'ils aillent tous bien. Ou pas trop mal. Pas au point de devoir être hospitalisé. Pas suicidaire. Pas trop délirant. Pas trop à bout.
Ce matin, je pars pour le CMP et je sais que je ne pourrais hospitaliser aucun patient.
Scoubidou est malade...
A l'hôpital psychiatrique. Un soir il y a quelques soirs. Déclenchement du plan blanc. Encore. Cette fois, comme on n'a plus de soignants, on ne réouvre pas une unité d'hospitalisation. Cette fois, on va mettre des lits dans les salons télé ou les bureaux médicaux. Les patients sont arrivés des urgences d'où il fallait vite les "vider" parce que ça déborde de partout. Les urgences débordent et dégueulent les patients. Les urgences ont stocké dans des "zones de transit" nos patients "psychiatriques" jusqu'à les vomir un soir, dans nos salles télé. Le premier plan blanc avait permis d'instituer et institutionnaliser la sur-saturation avec la réouverture de lits sans augmentation des paramédicaux. On appelle aujourd'hui ces places supplémentaires des "lits à la demande". Ce second plan blanc va plus loin : on installe des lits de fortune, en deux heures. Et voilà la sur-saturation doublée en une soirée. Cette fois ce sont des "lits-tampons".
Scoubidou est malade...
On l'emmène à l'hôpital...
Au CMP. Un adolescent a fait une tentative de suicide. Un homme délire. Une femme ne parvient plus à s'alimenter. Une autre s'alcoolise jusqu'à la perte de conscience. Pour chacun, le chemin qui menait de l'observation clinique à la conduite à tenir, est perverti aujourd'hui de bout en bout. Il y a quelques années il s'agissait de déterminer si l'état de santé psychique (et parfois physique) nécessitait des soins hospitaliers ou ambulatoires. Plus récemment, il s'agissait de prioriser quels patients avaient absolument besoin d'être hospitalisés. Aujourd'hui, alors que la notion d'obligation de moyens devient tout à fait virtuelle, puisque notre hôpital est loin d'avoir le nombre de lits nécessaires pour soigner la population de son territoire, nos décisions médicales sont sous influence. A chaque situation où le raisonnement clinique conduit à l'indication d'une hospitalisation, il convient d'hésiter.
Scoubidou est malade...
On l'emmène à l'hôpital...
L'hôpital est fermé...
Au CMP. Il faudrait des soins hospitaliers pour Madame V. Elle est d'accord, elle demande un lieu pour accueillir sa détresse et la protéger de ses idées suicidaires. La psychiatre fait l'aller-retour entre sa patiente : là devant elle, qui lui confie sa souffrance, et l'hôpital sur-saturé, où tous les lits, conventionnels, à la demande, tampons, sont occupés. La psychiatre pense alors aux urgences. Celles de l'hôpital local tout proche sont fermées, comme cela arrive de plus en plus souvent, à de plus en plus de services d'urgences en France. Elle pense alors "AUX" urgences, ce grand SAU qui a en responsabilité la population d'un département.
La psychiatre hésite :
Madame V. souffrira-t-elle davantage chez elle à attendre qu'une place se libère à l'hôpital psychiatrique ? Risquera-t-elle d'attenter à ses jours dans l'attente ?
Madame V. souffrirait-elle encore plus aux urgences, stockée des jours comme un objet indésirable dans une zone de transit dont l'appellation seule fait frémir d'angoisse tout être raisonnant ? Risquera-t-elle de se suicider dans l'attente d'un transfert ?
La psychiatre hésite encore, mais cette souffrance adressée, elle l'est à elle, qui en devient dépositaire et responsable. Alors elle pense à cette comptine fredonnée par ses enfants, cruel succès de cour de maternelle :
Alors elle pense à cette comptine d'enfants chantant à coeur joie les malheurs de l'hôpital. / cruel succès des malheurs hospitaliers jusque dans la cour d'école / cruelle inflation de la souffrance de l'hopital dans la bouche de nos enfants.
Scoubidou est malade...
On l'emmène à l'hôpital...
L'hôpital est fermé...
Scoubidou va crever !
A l'hôpital psychiatrique, aujourd'hui. Un drame a eu lieu. Un homme puis deux, sont morts faute d'accès aux soins psychiatriques. Rassemblement de soignants et médecins devant l'entrée de l'hôpital. On a voulu montrer à la société ce qui survient quand on ne s'occupe plus de ses citoyens en souffrance psychique. Quelques dizaines de blouses blanches et quelques journalistes. Les premières regroupées par reconnaissance et affinités et se confiant leurs doutes : que va devenir cet hôpital ? Combien de drames encore ? Rester, ou partir travailler ailleurs ?
Au micro de la journaliste, une toute jeune femme un peu décoiffée par les bourrasques de vent qui se faufilent entre les manifestants.
"Et alors, qu'est ce que vous attendez pour cet hôpital ?"
(Un peu trop vite, sans réfléchir) "Rien".
(Étonnement) "Mais alors... pourquoi êtes-vous là ?"
"Pour alerter la population sur l'état de notre hôpital... les enquêtes de satisfaction des français à l'endroit de l'hôpital public sont très surprenantes, l'immense majorité en est très satisfaite... cette distorsion entre la dégradation du travail vécue comme insupportable par les soignants et la méconnaissance de la population est stupéfiante, vu côté soignant" (Silence) "Mais vous savez, je fais partie de ceux qui pensent que les politiques de santé sont menées tout à fait volontairement vers une privatisation totale du système des soins".
Dépitée, la jeune journaliste. Trop radicaux, mes propos ? Ils ne seront pas repris dans l'article de journal.
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